Cheveux violet ou bleus et fard à paupière rose pailleté, Sonya Lwu pourrait ressembler à une YouTubeuse beauté tendance gothique punk. Sauf que s'il lui arrive de poster son make-up travaillé sur Instagram, ce n'est pas sa spécialité. Cette Parisienne de 28 ans diplômée de psychologie et de criminologie est plus intéressée par les histories de sorcières, de fantômes et de serial killers que les tutos eyeliner.
Comme elle, les francophones Victoria Charlton, Liv, Daenys Horror, Elie Lou et Horia ainsi que les anglophones Bailey Sarian, Bella Fiori, Kendall Rae, Eleanor Neale, Savannah Brymer, Danelle Hallan et Georgia Marie font partie de cette jeune génération qui réinvente la façon dont parler de true crime sur YouTube. Des Jacques Pradel 2.0. Toutes ont la particularité d'être de jolies filles très apprêtées passionnées par ce qui est étrange, surnaturel ou dangereux. Âgées de 20 et 30 ans, ces conteuses qui maîtrisent les codes de la culture internet, nous demandent d'éteindre la lumière avant de nous parler pendant plusieurs minutes, voire plus d'une heure, d'affaires connues comme Guy George, Ted Bundy, Dupont de Ligonnès ou la bête du Gévaudan, mais aussi d'autres moins médiatisées qui font intervenir satanisme, théories du complot et relents surnaturels.
Ainsi la Québécoise Victoria Charlton, 27 ans et diplômée de littérature, a rencontré beaucoup de succès en racontant l'histoire de Gypsy Rose Blanchard, une jeune Américaine qui a tué sa mère après que cette dernière a fait croire à tout le monde que sa progéniture était malade. Victoria explique: «C'est l'une des affaires criminelles les plus incroyables que je connaisse. J'ai publié une vidéo sur le sujet il y a quelques années et, ensuite, Hollywood en a fait une série de fiction. Tout le monde s'est alors intéressé au vrai crime, ce qui explique le succès de la vidéo. C'est celle qui a le plus marché sur ma chaîne [avec presque 1 million de vues, ndlr].»
Garder l'œil ouvert
En déterrant des affaires récentes de disparitions ou d'affaires de meurtres mystérieuses, certaines YouTubeuses ont dans l'idée de faire ressurgir la vérité ou de rouvrir un cold case. Victoria Charlton raconte: «Je suis passionnée par les disparitions et les meurtres irrésolus car, en diffusant ces histoires, j'ai l'impression d'aider, de faire avancer les choses. Je suis aussi bénévole dans un organisme (The Doe Network) qui aide dans les cas de disparitions. Je crée des profils de personnes disparues et j'en vois beaucoup passer.»
Elle espère aussi faire passer un message. «J'essaye de conscientiser mes abonnés sur certains trucs, continue Victoria. Ce que traduit mon slogan “Gardez l'œil ouvert” que je répète dans chacune de mes vidéos. J'invite mes abonnés à rester alerte aux dangers de la vie, mais aussi à être observateurs (regardez-bien autour de vous, écoutez les signes). Le monde dans lequel on vit n'est pas toujours tel que l'on croit.»
Un message qui fait mouche chez les groupies de ces créatrices de contenus. Leila, lycéenne de 17 ans fan de true crime, nous confie: «Au départ je regardais ces vidéos de YouTubeuses par voyeurisme, pour jouer à me faire peur, ressentir des frissons. Mais je me suis aperçue que leur contenu me mettait en garde contre la dangerosité du monde. J'ai notamment été marquée par une vidéo de Victoria Charlton qui recensait les pires meurtres commis via les réseaux sociaux. Après ça, j'ai moins accepté de parler à des inconnus qui m'envoyaient des MP sur Instagram.» S'il leur arrive de recevoir des messages violents ou haineux, ce n'est pas pire que pour les autres YouTubeurs et YouTubeuses, nous confient Sonya Lwu et Victoria Charlton.
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Apprenties Hondelatte
La plupart des commentaires sur les vidéos sont élogieux, félicitant les YouTubeuses pour le nombre d'infos précises et de théories qui y sont recensées. Certaines d'entre elles qui durent presque une heure nécessitent jusqu'à deux ou trois jours de documentation. Sonya Lwu qui aime creuser la pyschologie des criminel·les note: «Le schéma classique quand je fais mes recherches, c'est de commencer par des sources générales –Murderpedia, le Wikipédia des meurtriers, en tête– pour me donner une idée globale de l'affaire. Je prends quelques notes sur la chronologie des faits et les premières idées ou hypothèses qui me viennent en tête. Ensuite, j'épluche internet, article par article, pour confronter un maximum de sources, voir ce qui revient souvent et là où les faits divergent. Je traduis beaucoup aussi. Au bout d'un moment, j'ai fait le tour et c'est là que je me mets à faire une synthèse de tout ce que j'ai lu. Si j'ai la chance d'avoir un livre sous la main qui traite de l'affaire, c'est encore mieux.»
Son travail pourrait s'apparenter à du journalisme amateur. À quelques détails près. Isabelle Horlans, journaliste judiciaire et autrice de L'amour (fou) pour un criminel, tempère: «Sans vouloir dévaloriser leur travail, je trouve ça parfois un peu facile. Ce sont des filles qui n'ont jamais mis le pied dans une gendarmerie ou un commissariat, qui n'ont jamais interviewé un prévenu, suivi un procès, reniflé l'odeur d'une cour d'assises où se mêlent la peur et la tragédie. Elles s'approprient des histoires comme une grand-mère va raconter le conte du Petit Chaperon rouge à ses petits enfants avant de dormir. Il faut avoir une certaine expérience et une connaissance du droit pour parler de cas aussi difficiles.»
«Depuis toute petite, j'ai été attirée par l'étrange et le glauque.»
Plus que des version teenagers et girlie de Michel Mary et Christophe Hondelatte, ces vidéastes seraient donc avant tout des passionnées plus que des expertes, même si certaines comme Victoria Charlton échangent avec les familles des disparu·es. Des passionnées dont l'engouement pour le morbide ne date d'hier. «Depuis toute petite, j'ai été attirée par l'étrange et le glauque, se souvient Sonya Lwu. J'adorais les histoires de fantômes, de sorcières, me déguiser pour Halloween, etc. Quand j'ai un peu plus grandi, j'ai commencé à m'intéresser aux enquêtes criminelles en lisant les classiques de Sherlock Holmes ou encore celles d'Edgar Allan Poe –le livre Double Assassinat dans la rue Morgue m'a particulièrement marquée. Et puis ma mère regardait beaucoup de reportages comme ceux que l'on peut voit dans l'émission “Faites entrer l'accusé”. Je les visionnais avec elle.»
En s'adressant à leur audience comme si elles étaient de bonnes copines avec qui on pourrait organiser une séance de ouija, elles séduisent de plus en plus, surtout les ados. Devenues des phénomènes, Victoria Charlton affiche 450.000 abonné·es sur sa chaîne YouTube, vit de ses vidéos et a eu droit à la publication d'un livre: Gardez l'œil ouvert contant quinze histoires de disparition non résolues. Lors de sa dédicace en début d'année à la Fnac des Champs-Élysées, plus de 1.000 fans étaient présent·es. Sonya Lwu, quant à elle a été remarquée par RMC Story pour être passée dans une émission. Mais qu'est-ce qui plaît autant aux 800.000 personnes qui regardent chacune de leurs vidéos?
Sorcières modernes
Leur succès participe d'abord d'un engouement général autour des faits divers et du crime. Isabelle Horlans parle d'une «niche vendeuse qui transforme ceux qui en parlent en stars». Lucie Jouvet Legrand, docteure en sociologie et autrice de plusieurs livres sur des faits divers français ajoute: «Le grand public se passionne depuis toujours pour les faits criminels. On se pressait déjà aux exécutions en famille comme s'il s'agissait d'un spectacle. On voulait voir la justice rendue. Il y a un côté consensuel dans le crime. Ça crée du lien de parler des détails d'un procès qu'on a lu dans la presse.»
Pour Philippe Bensimon, criminologue canadien ayant œuvré vingt-sept ans dans le milieu carcéral: «Si le public s'intéresse aux affaires criminelles, comme certains adorent les films d'horreur, c'est, je pense, dû à une forme d'exorcisme. Se rapprocher au plus près de la bête pour s'immuniser de ses propres peurs. Bien avant l'invention du cinéma, il y a toujours eu chez le public un besoin de voir, de chercher, d'affronter la peur en allant au-devant d'elle. Il n'y a pas grand-chose qui se passe dans notre existence en dehors de la routine quotidienne alors on navigue: polars, contes fantastiques, séries télévisées, films, etc. En allant plus loin dans le temps, les exécutions publiques et les arènes attireraient les foules. Rien n'a changé. Regarder l'acte criminel nous exonère de tout sentiment de culpabilité.»
Les YouTubeuses du crime surfent donc sur une niche vendeuse qui attire depuis plusieurs siècles. Pourtant, force est de constater qu'elles ont réussi, avec leur alliance de glamour (dans la forme) et de glauque (dans le fond) à révolutionner quelque peu le genre du true crime pour plaire à la genération Z, friande d'infotainment. Leila, la jeune lycéenne de 17 ans qui ne rate aucune de leurs vidéos, le résume bien: «Certaines ressemblent à des bimbos ultra sexy. On s'attend du coup à ce qu'elles nous parlent de “trucs de filles”, en tout cas de choses qu'on attribue aux filles. Or elles se mettent à disserter sur l'historie des freak shows ou la véritable histoire derrière Dracula. Dans ce décalage, elles ont un côté sorcières modernes assez féministes.»