Aucun répit pour l'exécutif. Tout en organisant le déconfinement, le gouvernement doit déjà songer à l'étape épidémique suivante, la grippe hivernale. Une grippe 2020-2021 contre laquelle on devra lutter alors que le coronavirus n'aura pas disparu. Le sujet préoccupe déjà les hautes sphères des responsables sanitaires. Comment agir au mieux? Comment éviter d'être accusé·es à l'avenir d'avoir pêché par manque d'anticipation?
Le 2 juin, Jérôme Salomon, directeur général de la santé saisit «en urgence» la Haute Autorité de Santé (HAS) avec pour objectif de «définir la stratégie nationale de vaccination contre la prochaine vague de grippe saisonnière dans le contexte de l'épidémie de Covid-19». La campagne de vaccination commencera à la mi-octobre en France métropolitaine ainsi que dans les départements-régions d'Outre-Mer des Amériques (Martinique, Guadeloupe, Guyane).
Face à cette interpellation, la HAS s'est trouvée fort embarrassée. «En l'absence d'éléments justifiant un ajustement des recommandations en vigueur, la HAS considère à ce stade que la campagne de vaccination antigrippale doit être réalisée conformément à la stratégie actuelle et souligne l'importance d'augmenter la couverture vaccinale dans les populations cibles», fait-elle savoir dans un communiqué destiné à la presse.
La Haute Autorité de Santé rappelle qu'en France la grippe saisonnière entraîne chaque année un nombre important de passages aux urgences et d'hospitalisations. Elle est en outre directement responsable d'une multitude de morts. Au cours des trois dernières saisons hivernales, on estime «entre 8.000 et 14.500 le nombre des personnes qui, chaque année, sont décédées des suites de cette infection virale, principalement des personnes à risque de complications et notamment les personnes de 65 ans et plus». Si l'on compare ces chiffres à ceux des victimes du Covid-19, près de 30.000 personnes ont été emportées par l'épidémie depuis janvier.
Un tiers des personnels soignants vaccinés
Le parallèle s'arrête là. Car il existe une distinction de taille entre la pandémie de SARS-CoV-2 et l'épidémie de grippe qui revient chaque année: les vaccins, qui ont démontré leur innocuité ainsi qu'une relative efficacité. Avec un paradoxe. Alors que l'on attend avec la plus grande impatience, en France comme ailleurs, un premier vaccin contre le Covid-19, la vaccination contre la grippe ne fait pas recette –loin s'en faut.
«Malgré les campagnes de vaccination annuelles, la couverture vaccinale dans ces populations reste très insuffisante, bien en-deçà de l'objectif de 75% fixé par l'Organisation mondiale de la santé, souligne la HAS. Pour la saison 2019-2020, seules 45% d'entre elles s'étaient fait vacciner, dont à peine plus de la moitié des plus de 65 ans (52%), et moins d'un tiers des moins de 65 ans souffrant d'une affection longue durée (31%).»
Comment y remédier? En l'état actuel des connaissances (et sous réserve que la France ne connaisse pas une nouvelle vague épidémique de Covid-19), la Haute Autorité de Santé estime que la prochaine campagne de vaccination contre la grippe saisonnière doit être réalisée «conformément à la stratégie recommandée dans le calendrier des vaccinations 2020».
«Malgré les campagnes de vaccination annuelles, la couverture vaccinale dans ces populations reste bien en-deçà de l'objectif de 75% fixé par l'OMS.»
Dans ce cadre, il est une nouvelle fois indiqué de «cibler les populations à risque de complications». et les professionnels de santé» –et plus généralement «tous les professionnels en contact régulier et prolongé avec des personnes à risque de grippe sévère». Il n'est en revanche pas justifié pour l'instant d'élargir la recommandation vaccinale à d'autres populations.
Les termes de l'équation sont d'une simplicité pasteurienne. Moins d'un tiers des personnels soignants (médecins, infirmièr·es, aides-soignant·es) se font vacciner chaque année contre la grippe, alors même que ces personnes sont du fait de leur profession les plus susceptibles d'intensifier la circulation du virus au sein des populations à risque. Or une meilleure couverture vaccinale permettrait de réduire notablement la circulation des virus grippaux aux sein des plus fragiles.
C'est ici que le sujet devient politique. Le pouvoir exécutif peut, s'il le veut, contraindre les personnels soignants à se faire vacciner –à la fois au nom de la santé publique et dans leur propre intérêt. Une forme d'«altruisme» bien ordonné.
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Ce que dit la loi
Cette injonction a son explication. Bien que prévue par l'article L. 3111-4 comme une «obligation pour les professionnels de santé», l'obligation de se vacciner contre la grippe (de même que pour se protéger de l'hépatite B, de la diphtérie, du tétanos et de la poliomyélite) a été suspendue par le décret n° 2006-1260 du 14 octobre 2006. Ce décret suspensif avait été signé par Xavier Bertrand alors ministre de la Santé et des Solidarités. Et aucun·e des ministres qui lui ont succédé n'a jugé utile de rétablir cette impératif. Aucun·e à l'exception de Marisol Touraine, ministre de la Santé de 2012 à 2017, mais qui l'avait envisagé sans en faire publicité –et qui n'était pas parvenue à ses fins.
En janvier 2017 le Pr Benoît Vallet, alors directeur général de la santé, a publiquement évoqué la question du rétablissement de cette obligation. «L'annonce de M. Vallet a visiblement pris de court le cabinet de la ministre de la Santé, Marisol Touraine, où l'on s'est contenté de rappeler que cette dernière doit prochainement présenter “les mesures qu'elle entend prendre pour renforcer la confiance dans la vaccination”», observe à l'époque Le Monde.
En 2016, Marisol Touraine a pourtant bien introduit dans la Loi de modernisation de notre système de santé un élément qui permettait de revenir sur le décret de 2006. «Ce dispositif législatif une fois inscrit, un décret d'obligation de la vaccination contre la grippe pour les professionnels de santé pouvait être pris à tout moment, explique un très bon connaisseur du dossier. Ce décret en annulation s'appuyait sur le fait que la vaccination contre la grippe (considérée comme “vaccination altruiste”) ne pouvait pas être rendue obligatoire pour les professionnels dont la vaccination obligatoire répond à un souci de protection individuelle, comme celle contre hépatite B par exemple.»
Cet impératif semblait recevoir un accueil favorable parmi les organisations représentatives.
Il est nécessaire de rappeler que les obligations de vaccination des professionnel·les de santé sont fondées sur le seul objectif de «protection des travailleurs». De ce point de vue, parmi les maladies visées à l'article L. 3111-4 du code de la santé publique, la grippe constitue un cas particulier: le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) a estimé en 2006 que les professionnel·les ne couraient pas de risque lié à la contamination par la grippe. C'est sur ce fondement que Xavier Bertrand avait suspendu cette obligation.
Le HCSP souligne toutefois que «les soignants représentent un groupe à risque majoré d'infection grippale» parce que ces personnels «sont des vecteurs d'infection grippale nosocomiale dans les établissements de soins» et que «la vaccination des soignants est susceptible de réduire la mortalité et la morbidité des personnes âgées dans les services de long séjour, de diminuer le nombre d'infections grippales documentées, de syndromes grippaux et dans une moindre mesure l'absentéisme chez les soignants». Des affirmations émises en dépit de l'absence de certitudes médicales et scientifiques du fait des biais rencontrés dans les études menées sur le sujet.
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Une obligation pour le bien d'autrui
C'est dans ce contexte que la Loi de modernisation de notre système de santé a introduit la finalité «altruiste» des obligations vaccinales professionnelles dans le code de la santé publique. Compte tenu du très faible impact des messages de prévention rappelant les recommandations de vaccination s'agissant des professionnel·les de santé, on estimait alors au ministère de la Santé que seule l'obligation de se faire vacciner contre la grippe saisonnière serait de nature à renforcer la couverture vaccinale des personnels soignants et ainsi de limiter la transmission à leurs patient·es. Cet impératif semblait recevoir un accueil favorable parmi les organisations représentatives comme après des Ordres des médecins et des infirmièr·es.
On estimait aussi alors qu'il fallait «réfléchir à un régime de sanctions cohérentes» en cas de non-respect –sans aller jusqu'à envisager une exclusion temporaire du poste de travail compte tenu des tensions existant sur l'offre en personnels soignants. L'hypothèse qui avait été étudiée consistait en une «prime à la vaccination» avec suppression en cas d'absence d'inoculation associée à l'obligation de porter un masque.
«Marisol Touraine était prête à prendre cette mesure une fois que l'obligation vaccinale générale des onze vaccinations pédiatriques aurait été mise en place, rapporte une source. Les textes étaient prêts et le dispositif a été proposé à Agnès Buzyn dès son arrivée, avec le succès que l'on sait.» Le dossier est aujourd'hui sur la table d'Olivier Véran.
L'affaire de manque pas de sel. La nouvelle donne sociétale, politique et économique imposée par l'épidémie de Covid-19 fera-t-elle que l'exécutif en viendra à imposer aux soignant·es une vaccination au nom de l'«altruisme»? Et à imposer, au nom de la même logique, une vaccination obligatoire chez toutes celles et ceux pour qui elle ne fait l'objet aujourd'hui que d'une simple recommandation?