Vous avez sans doute déjà entendu parler des «incels», abréviation pour «célibataire involontaires». Ce sont des groupes d'hommes qui se caractérisent par une vision du monde profondément sexiste et une véritable haine des femmes.
Plusieurs incels ont commis des attentats. Parmi les plus connus, on peut citer Elliot Rodger et Alek Minassian. Le dernier attentat incel en date a eu lieu aux États-Unis en mai dernier.
Ces types sont obsédés par le fait que les femmes leur refusent des rapports sexuels et les laissent souffrir sur le bord de la route de la drague. L'ironie, c'est que le terme même d'«incel» a été inventé par une femme.
Solitude et injustice
Nous sommes en 1993, Alana est étudiante en statistiques et elle n'a jamais eu de rapport sexuel ni de petit ami. Elle pense que c'est à cause de son physique: petite, en surpoids, avec de l'eczéma. Grâce à internet, elle découvre sa bisexualité et entame une relation avec une femme.
Quand elles se séparent, Alana repense à la dizaine d'années qu'elle a passée seule et décide de lancer un projet sur le web, Alana's Involuntary Celibacy Project. Elle y raconte son vécu; beaucoup de personnes s'identifient et partagent avec elle leurs souffrances.
Il faut dire que l'imaginaire occidental est obnubilé par le couple, comme s'il s'agissait du but ultime dans la vie. L'un des résultats de cette obsession du couple qui prime sur tout, c'est qu'elle rabaisse les autres formes de relations humaines affectives. Alana avait donc réussi à centraliser une communauté de gens qui souhaitaient être en couple et n'y parvenaient pas.
De nos jours, pourtant, le terme «incel» ne renvoie plus qu'à des hommes –ou en tout cas, c'est ce que je pensais assez logiquement, puisqu'ils affirment haïr les femmes.
Mais voilà qu'au détour des internets, grâce à une enquête du magazine américain Mel, j'ai découvert qu'il existait des femcels, des femmes elles aussi forcées au célibat.
Quand Alek Minassian a tué dix personnes à Toronto avec son van, en avril 2018, il a expliqué son attentat par son statut d'incel. Dans l'article de Mel, Mary, une femme noire de Philadelphia de 43 ans souffrant de maladies chroniques, affirme qu'elle peut comprendre Minassian. Même si elle condamne évidemment la violence meurtrière, elle connaît et partage la souffrance du terroriste.
Il y a d'un côté le sentiment de rejet permanent. D'extrême solitude. Personne qui vous touche, qui vous regarde, qui vous aime, qui vous écoute. Ce sentiment de ne pas exister aux yeux d'autrui. Et de l'autre, la frustration de voir des gens plus beaux qui sont désirés et l'injustice que cela représente.
Haine de soi
À la manière des romans de Houellebecq, femcels et incels envisagent la sexualité comme une extension du capitalisme: il y aurait un marché sexuel où s'ajusteraient offre et demande.
D'ailleurs, les femcels, comme les incels, pratiquent la notation. Sur une échelle de 1 à 10, elles s'auto-situent à 4 ou en-dessous. À 5 et 6 il y a les «normies» (les normales), les «Becky» sont à 6 ou 7, et à 8 et plus, il y a l'élite, surnommée les «Stacy» (ou les «Chad» pour les hommes).
Ce qui est le plus frappant dans les messages que ces femmes écrivent sur les forums de discussion, c'est la véritable haine d'elles-mêmes que certaines expriment, leur dégoût pour qui elles sont. Elles se félicitent par exemple de devoir porter un masque en ce moment.
La violence qu'elles sont capables d'exprimer envers elles-mêmes dans leurs messages est incroyable. Ce sont des paroles de femmes qu'on n'a pas l'habitude d'entendre. Elles se décrivent comme laides, elles insistent sur tout ce qu'elles trouvent de pire en elles, jusqu'à se déshumaniser.
Entendre cette violence est très perturbant. Concernant les femmes célibataires, le stéréotype dominant, c'est Bridget Jones (et ses descendantes), c'est-à-dire une femme mignonne qui raconte ses galères sentimentales en rigolant. Bridget Jones est clairement une Becky. Les femcels explosent ce stéréotype.
La violence envers elles-mêmes, c'est le point qui les différencie le plus des incels. Elles assument la responsabilité de leur malheur parce qu'elles se jugent répugnantes, dégoûtantes, alors que les incels pensent essentiellement que tout est de la faute des femmes, qui sont des connasses.
Les femcels dénoncent également le fait d'être pénalisées dans leur vie quotidienne. Elles ont peu d'ami·es, elles se disent ignorées par les profs pendant leurs études, elles obtiennent moins de promotions au travail que les Stacy, elles se sentent moins respectées dans la rue, au supermarché, voire carrément ignorées.
Ce sont des vies de souffrance qui s'expriment. Et derrière la haine de soi reviennent des témoignages de harcèlements, d'insultes, d'humiliations, de maltraitances familiales.
Souffrance niée
Comment vivre quand on se hait? Incels et femcels expriment de la colère et de la violence, mais alors que les incels dans leur version extrême prônent des actes terroristes, les femcels évoquent le suicide. Au cœur de l'expression de la violence, les normes de genre sont toujours là.
Mais le monde est encore plus cruel. Alors qu'on aurait pu imaginer une alliance entre femcels et incels, le milieu des incels les rejettent. Ils ne les croient pas. Selon eux –c'est même la base de leur haine des femmes et de leur théorie selon laquelle elles occupent une position dominante dans la société–, n'importe quelle femme peut avoir une relation sexuelle. (Par «avoir un rapport sexuel», il faut comprendre «se faire baiser», évidemment.) Une femme célibataire malgré elle, ça n'existe pas. C'est juste une fille trop difficile.
À quoi des femcels répondent que si c'est pour se faire insulter après un rapport sexuel, pour se faire traiter comme une moins que rien, effectivement, elles préfèrent être seules.
Pour les incels, non seulement elles font leurs difficiles, mais en plus elles viennent voler l'univers des incels, cet espace où ils pouvaient enfin se retrouver entre eux sans cette plaie des meufs. Greg, un incel de 29 ans, assure que «ce sont des femmes qui jouent les victimes pour attirer l'attention des hommes mais qui refusent de baisser leurs standards. Tout le monde sait que si quelque chose a une chatte, un homme la baisera».
Les femcels souffrent donc de leur solitude, et en prime, on leur dit qu'elles n'existent pas et que si elles sont seules, c'est de leur faute. L'un des textes qui exprime le mieux la souffrance des femcels a été posté sur Reddit (il est en anglais) et s'intitule «Plus je vieillis - plus je jure devant Dieu que regarder de jolies filles me donne envie de me tuer au quotidien».
(L'article de Mel en citait un passage en mettant un lien. Mais quand on clique dessus, avant le texte, l'autrice a fait un ajout pour dire que la journaliste ne l'avait jamais contactée pour lui demander l'autorisation de reprendre son texte –à la décharge de la journaliste, le texte est publié publiquement sur internet et sous pseudonymat–, avant de conclure qu'elle a l'habitude d'être traitée comme une merde.)
Quand on parle des incels, il y a fréquemment des gens, plus ou moins zemmourisés, pour évoquer la souffrance des hommes qui seraient les grandes victimes de la compétition sexuelle.
En lisant leurs témoignages, on comprend que la grande compétition sexuelle, que la course «à la bonne meuf» comme écrivait Despentes dans King Kong Théorie fait aussi beaucoup de victimes chez les femmes, mais qu'on ne les écoute pas, qu'on ne les voit pas. On agit comme les incels, on les nie.
Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq.