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Au Yémen, la population en proie à la gestion du Covid-19 par les Houthis

Temps de lecture : 10 min

Touché à retardement par le coronavirus à cause d'un profond isolement dû à une guerre qui a en outre affaibli son système de santé, le pays sombre chaque jour un peu plus dans la pandémie.

Un rebelle Houthi portant un masque de protection et des gants fait la sécurité dans la capitale du Yémen, Sanaa, le 6 mai 2020, pour surveiller si la population respecte bien le confinement. 
Mohammed Huwais / AFP
Un rebelle Houthi portant un masque de protection et des gants fait la sécurité dans la capitale du Yémen, Sanaa, le 6 mai 2020, pour surveiller si la population respecte bien le confinement.  Mohammed Huwais / AFP

À Sanaa (Yémen)

Cette quatrième année d'études, Yasmina* n'est pas prête de l'oublier. La jeune étudiante en médecine d'urgence à l'hôpital public al-Thawra de Sanaa fait actuellement face à une explosion du nombre de cas de Covid-19 dans la capitale. Une situation catastrophique couplée d'un manque total de moyens et d'une violente gestion du virus par les rebelles Houthis.

«La situation générale est vraiment mauvaise. Et pourtant, je travaille dans le plus grand hôpital du pays, à Sanaa, là où les infrastructures médicales sont meilleures que dans n'importe quel autre gouvernorat», s'alarme Yasmina. Le pays ne dispose actuellement d'aucun stock d'équipement médical pour lutter contre le Covid-19. Scanners ou thermomètres deviennent, par ailleurs, de plus en plus difficiles à trouver sur le marché. Yasmina dit aussi devoir acheter ses propres équipements de protection, n'en recevant pas de son propre hôpital. «Certains médecins n'ont pas les moyens. Donc, dans de telles conditions, c'est normal qu'on soit effrayé face à des patients atteints du Covid-19», raconte-t-elle via une messagerie sécurisée.

Le masque N95 et son filtre de protection antiparticules contaminantes coûte environ 8 dollars (un peu plus de 7 euros) pièce. Un prix qui représente pas moins de vingt-quatre heures de travail pour un médecin, et trente-six heures pour un·e infirmièr·e. Sur un mois complet d'utilisation journalier de masques N95, l'équipement de protection face au virus (sans compter la blouse et les gants) représente 60% du salaire mensuel d'un médecin, contre 133% pour une infirmière.

Des hôpitaux gérés par des étudiants

Depuis la prise de la capitale par les rebelles Houthis en septembre 2014, le versement des salaires des fonctionnaires, et donc du personnel hospitalier, n'est plus assuré régulièrement par le gouvernement central. Certain·es ne sont plus payé·es qu'une fois tous les trimestres et d'autres n'ont plus perçu de rémunération depuis plusieurs années. «Comme les hôpitaux publics ne reçoivent plus de budget du gouvernement, ils ont augmenté les prix de leurs services pour payer le peu de matériel et surtout le personnel», déplore Yasmina, amère. Ainsi, un médecin est payé 13 dollars (11,4 euros) la journée de travail et une infirmière 6 dollars (5,2 euros).

La quasi-totalité des médecins titulaires et diplômés ont quitté le pays avant la guerre ou pendant, préférant de meilleures considérations salariales et une vie plus paisible en Égypte, en Arabie saoudite ou en Jordanie, laissant 55 districts du pays sur 333 sans aucun médecin. Le Yémen se retrouve sans suffisamment d'effectifs de santé qualifiés pour faire face à une telle pandémie.

«Une immense partie de la population administrée par les Houthis ne peut prétendre à des soins médicaux.»
Yasmina, étudiante en médecine

Aujourd'hui, 53% des installations médicales ne possèdent pas de médecin généraliste et 45% manquent de spécialistes. Au Yémen, il n'y a environ que 10 professionnel·les de santé pour 10.000 habitant·es, bien en deçà du seuil minimum de 41 pour 10.000.

À Sanaa, les hôpitaux publics yéménites sont aujourd'hui gérés à majorité par des étudiant·es en médecine, souvent livré·es à elles et eux-mêmes, sans recul, ni expérience. Ces dernièr·es font face par ailleurs à une population toujours plus pauvre, nerveuse et moins apte financièrement à se soigner. «La majorité des patients ne touche plus de salaire. Seuls les agriculteurs ou les vendeurs de khat [drogue végétale euphorisante] gagnent de l'argent dans le nord du pays. Donc une immense partie de la population administrée par les Houthis ne peut prétendre à des soins ou des services médicaux», décrit Yasmina.

La jeune étudiante et ses collègues ont plusieurs fois réclamé plus de moyens et de salaires aux rebelles Houthis. Certaines rotations de médecins et d'infirmièr·es à l'hôpital al-Thawra ont même été volontairement annulées par le personnel soignant en guise de protestation. En vain. «Comme nous sommes presque tous dans l'attente de nos diplômes, les Houthis nous tiennent avec ça», révèle Yasmina.

Le laboratoire central de Sanaa est passé au désinfectant le 11 avril 2020, lendemain du premier cas détecté dans le pays. | Mohammed Huwais / AFP

Depuis leur arrivée dans la capitale, les combattant·es zaydites se sont progressivement comporté·es comme une force d'occupation, remplaçant des fonctionnaires à des postes clefs, tels que l'éducation ou la santé, par des militant·es d'Ansar Allah (branche politique des Houthis). Un phénomène qui entraîne une baisse qualitative d'une administration déjà affectée par de nombreux départs.

Si l'expérience médicale manque cruellement, les places en réanimation et les appareils de ventilation sont trop rares. Il n'y en aurait respectivement que 520 et 154 dans tout le pays selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Des places rares que les Houthis n'hésitent pas à réquisitionner par la force en cas de besoin pour un parent ou pour un militant actif. «Ils peuvent réserver des lits de soins intensifs pour eux-mêmes ou leur famille. Là où je travaille, si on a un patient de la famille des leaders Houthis, on doit le traiter même si on n'a pas de place. Parfois on est obligé de transférer des civils ailleurs par la force pour leur faire de la place.»

La gestion féroce des Houthis

Dans le nord du Yémen, les Houthis vont encore plus loin. À Sanaa, chaque médecin est tenu de signaler aux rebelles le moindre scanner de poumons suspects. La personne est alors emmenée de force en quarantaine et sa famille ainsi que ses proches sont arrêtés manu militari par les Houthis pour être eux aussi placés en confinement. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses vidéos circulent montrant des militant·es zaydites en blouses blanches, armé·es de Kalachnikov, bouclant des quartiers à coups de tirs de sommation.

Sans effet d'annonce, les Houthis ont mis en place à Sanaa un plan drastique pour lutter contre la pandémie. Les cœurs des dix arrondissements de la capitale sont désormais confinés. Un désastre pour Bachir al-Mohallal, ancien chef de la communication du président Abdrabbo Mansour Hadi: «Une large partie des Sanaanéens dépendent de la solidarité quotidienne des voisins ou de la mendicité pour manger.»

Armés de Kalashnikov, des rebelles Houthis font la sécurité, surveillant qui porte ou pas un masque et des gants en latex à Sanaa le 14 mai 2020. | Mohammed Huwais / AFP

L'autre rare source de revenus des Yéménites, les expatrié·es, pâtit d'un sommeil de l'activité économique des pays du Golfe. L'arrêt de nombreux chantiers en Arabie saoudite ou aux Émirats a été une catastrophe indirecte pour les familles dépendantes des fonds envoyés depuis l'étranger. L'an dernier, les envois monétaires vers le Yémen des expatrié·es –principalement des employé·es des secteurs manuels–s'élevaient à 3,8 milliards de dollars, soit 13% du PIB national.

Oxfam estime que ce volume a baissé de 80% au cours des quatre premiers mois de 2020. «Beaucoup de familles au Yémen vivent de ces envois d'argent des expatriés qui sont restés eux aussi confinés et n'ont pas touché de salaire. Parfois, l'envoi de 100 dollars [88 euros] d'un travailleur expatrié peut se répartir sur plusieurs familles. Le confinement, le manque de revenu et la faim sont aussi dangereux que le virus lui-même», souligne Bachir al-Mohallal.

Mensonge sur le nombre de cas positifs à Sanaa

Les autorités n'ont pas justifié chiffres à l'appui ces mesures de restrictions des allées et venues à Sanaa. Jusqu'ici, le ministre de la Santé des Houthis Taha Al-Mutawakkil n'a officiellement déclaré qu'une poignée de cas positifs au Covid-19 dans la capitale.

«Ce n'est pas nous qui nous nous occupons de faire passer les tests aux patients suspects, ce sont les Houthis», se plaint Yasmina. Le nombre de cas réels reste opaque. La jeune étudiante s'est cependant procurée un document où les résultats de kit Covid-19 apparaissent, mentionnant plusieurs cas positifs au sein de l'hôpital al-Kuwait, à Sanaa. «Et ce n'est qu'une seule feuille de tests…», rajoute Yasmina.

Dans un rapport datant du 10 juin, Médecins sans frontières affirme par ailleurs avoir traité des «centaines de patients présentant des symptômes respiratoires dans [leurs] centres à Sanaa et Aden, et dans d'autres centres gérés ou soutenus par MSF dans le nord du Yémen, comme à Hajjah, Khamer, Ibb, Haydan et Al-Hodeïda.»

«Ils ne veulent pas que ça se sache parce que sinon on aurait un nouveau confinement Yémen du Nord. Ils ont très peur que les aéroports se ferment à l'international et ne puissent plus apporter un certain nombre de matériels ou denrées», analyse François Frison-Roche, chercheur spécialiste du Yémen au CNRS.

Depuis avril, les instances internationales et la coalition arabe, avec l'Arabie saoudite en tête, tentent de négocier un cessez-le-feu avec les rebelles Houthis. Mais sur le front, à l'est de Sanaa, dans les environs de Marib, les guerrièr·es zaydites ont fait d'importantes percées militaires. «C'était bien tenté de la part de l'Arabie saoudite qui aurait pu améliorer son image en suspendant pendant un mois la guerre alors que sur le terrain et les forces gouvernementales qu'elle soutient étaient en train de perdre plusieurs batailles», analyse François Frison-Roche. Les Houthis, en pleine expansion à l'est et en passe d'augmenter la pression sur l'Arabie saoudite à l'approche d'un futur traité de paix, n'ont pas intérêt à ce que la pandémie de Covid-19 coupe leurs avancées sur le front.

Ces manipulations et leur gestion dictatoriale du Covid-19 ont fait naître de nombreuses théories du complot chez la population yéménite.

Un rapport récent de l'ACAPS, fournisseur indépendant d'informations humanitaires, établit que plus de 300 fake news liées au virus se sont largement répandues dans la société yéménite. Parmi elles, une rumeur théorisant l'administration systématique de sédations profondes jusqu'au décès dans les hôpitaux publics administrés par les Houthis.

Un courrier supposé du ministre de la Santé des Houthis a beaucoup tourné sur les réseaux sociaux. On peut y lire que les autorités doivent imposer aux responsables de la quarantaine médicale de Sanaa d'injecter à tout·e patient·e répondant positivement au diagnostic de Covid-19 une injection létale pour se débarrasser de ces malades. Un faux, monté de toute pièce, qui n'a cessé d'amplifier les peurs et les fantasmes autour du virus.

Les Houthis ont d'ailleurs grandement politisé et idéologisé le virus, variant des discours parfois contradictoires. Selon eux, le Covid-19 serait tantôt une création de Dieu qui «découle des mauvaises actions d'êtres humains qui ne sont pas guidés par Dieu», tantôt un artefact «des lobbies sionistes et des États-Unis qui ont manipulé cette création divine pour en faire une guerre biologique afin de nuire à la Chine, à un concurrent économique et à une civilisation rivale [les Houthis]Plusieurs fois, les Houthis ont accusé les États-Unis et leurs alliés de propager le virus dans le Yémen du Nord par des «moyens spécifiques», comme l'aide humanitaire ou l'assistance médicale, le matériel et la nourriture.

Réduction de 75% des programmes des Nations Unies

À Aden, dans le sud du pays, les flux de circulations d'individus extérieurs au pays sont plus importants qu'au nord. Malgré l'absence globale de transparence sur le nombre de cas recensés et la rareté des tests dans le pays (au 30 mai, 314 pour 78 décès et seulement 2.678 individus dépistés sur 28 millions d'habitant·es), il n'est pas insensé d'établir que le sud du pays est actuellement davantage touché que le nord.

Depuis l'été 2019, les tensions entre le gouvernement central et les séparatistes sudistes (Conseil de transition du Sud [CTS]) ont grandement perturbé le bon fonctionnement des services publics et son administration. Fin mai, des manifestations ont éclaté à Aden, accélérant la propagation du virus. Ces rassemblements visaient l'incapacité du CTS à assurer des services publics de base après de terribles inondations ayant détruit de nombreuses réserves de nourritures accumulées par des familles yéménites.

Le Programme alimentaire mondial des Nations Unies (PAM) a récemment révélé que les taux de malnutrition chez les femmes et les enfants au Yémen sont parmis les plus élevés au monde. «Plus d'un million de femmes et deux millions d'enfants nécessitant un traitement contre la malnutrition aiguë. Parmi ces enfants, environ 360.000 risquent de mourir sans traitement», affirme l'ONU dans un rapport. Une malnutrition globale qui pourrait accroître la mortalité du virus chez une population en manque de défenses immunitaires.

Comme au nord, le versement des salaires du personnel soignant au sud n'est pas régulier. Face au manque de revenus et de moyens, quelques hôpitaux publics et privés ont renoncé à soigner des patient·es, fermant parfois leurs portes devant des files d'attentes de malades. Des images montrant des rangées de tombes creusées à la hâte sur des terrains vagues à Aden ont ému tout le pays et ont montré l'étendue de la crise.

En grand besoin d'aides financières et humanitaires, la Yémen ne sera pourtant pas soutenu à hauteur de l'année 2019. Le ralentissement de l'économie mondiale et la crise économique ont notamment causé la fermeture ou la réduction de 75% des programmes des Nations Unies au Yémen. Le Programme alimentaire mondial de l'organisme mondial a lui coupé de moitié ses rations. Pour son plan 2020, l'ONU n'a jusqu'à présent reçu que 15% des 3,5 milliards de dollars nécessaires pour maintenir une aide humanitaire vitale.

Rare éclaircie, la coalition arabe engagée au Yémen depuis 2015 a réduit ses frappes aériennes depuis fin 2019. À la fin de la cinquième semaine d'un «cessez-le-feu» inexistant, soit à la mi-mai, 145 raids ont été lancés pour un total de 577 bombardements.

À l'est du pays, dans les gouvernorats de l'Hadramaout et de Mahra, la population, épargnée par la guerre, revendique moins de cas de Covid-19. L'île de Socotra, sanctuaire situé à 350 kilomètres des côtes, grandement isolé depuis son rattachement au Yémen, a récemment soupçonné la création d'un cluster créé par Eva zu Beck, une influenceuse. La jeune femme aurait rejoint l'île yéménite en pleine crise du Covid-19 et aurait refusé d'observer une quatorzaine malgré des voyages antérieurs au Bangladesh, en Thaïlande et en Égypte. Après plusieurs jours de mobilité sur l'île au Phœnix, comme l'appelait Hérodote, la jeune étrangère serait tombée malade début avril, présentant des symptômes du virus. Une nouvelle fois, la femme refuse alors de s'isoler, prétextant une maladie bénigne. Socotra ne possède aucun test de dépistage du Covid-19 et ne possède que quatre lits de réanimation.

Au nord, au sud, comme à l'est, les situations varient en fonction de dynamiques locales et politiques. Les gravités géographiques inégales de l'épidémie révèlent bien l'éclatement politique d'un pays déjà désuni.

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