Société

Les «vanlifers», chaînon manquant entre les classes moyennes et les ZAD?

Temps de lecture : 9 min

Et si ces voyageurs et voyageuses fans d'Instagram faisaient découvrir les vertus de la révolution à leur entourage?

Si les vanlifers peuvent créer des ponts entre ZAD et classes moyennes, c'est malgré eux, en exposant un public de plus en plus large à des idées alternatives. | Jayson Hinrichsen via Unsplash
Si les vanlifers peuvent créer des ponts entre ZAD et classes moyennes, c'est malgré eux, en exposant un public de plus en plus large à des idées alternatives. | Jayson Hinrichsen via Unsplash

Il y a près de dix ans, dans le contexte post «crise des subprimes», une nouvelle génération de jeunes américain·es quittaient la vie de bureau pour vivre en van. Au cours de son périple, l'un d'eux, le designer Foster Huntington, a commencé à accompagner les photos qu'il postait sur Instagram du hashtag #vanlife.

Rapidement, ce qui n'était qu'un clin d'œil potache au Thug Life de Tupac est devenu une sorte de cri de ralliement pour celles et ceux qui rêvaient de prendre la route –majoritairement des hommes ou des couples blancs hétérosexuels éduqués qui préféraient les feux de camp et les plages désertes au confort climatisé des bureaux auxquels leurs études les destinaient: des Kerouac 2.0 chez qui la littérature avait logiquement cédé la place aux réseaux sociaux.

L'an dernier, j'ai interviewé de nombreux «équipages» français (mais aussi un Allemand, un Canadien et une famille belge) de la vanlife pour mon livre, Les nouveaux nomades. Je voulais notamment savoir ce qui les avait incités à adopter ce mode de vie, et dans quelle mesure celui-ci s'inscrivait dans une filiation avec les autres communautés de nomades en camion, des hippies des années 1960 aux travellers «punks à chien». Au cours de ces entretiens, j'ai commencé à m'interroger: et si ces vanlifers représentaient –malgré eux– un chaînon manquant entre les classes moyennes et les ZAD, les zones à défendre dont l'exemple le plus connu est Notre-Dame-des-Landes? Une passerelle indispensable entre une population en demande de changement, mais dépourvue de leviers d'action ou de conscience politique, et des militant·es qui peinent à partager leurs idées avec de grands pans de la population?

Pour en avoir le cœur net, je me suis replongé dans mes entretiens, j'ai repris contact avec certain·es nomades et je suis allé voir du côté d'anthropologues critiques du capitalisme contemporain.

Une opposition ontologique

À première vue, associer zadistes et vanlifers est contre-intuitif –voire, sans doute, carrément indécent, du point de vue des militant·es. Ces dernièr·es sont engagé·es dans des luttes, souvent de longue haleine, et mélangent bagage théorique et expérience pratique qui leur permettent d'imaginer de nouvelles modalités de rapports au monde. Pour le dessinateur Alessandro Pignocchi, fortement influencé par les travaux de Philippe Descola, les zadistes adoptent même une ontologie animiste, qui replace les êtres humains dans leur environnement, à rebours de l'ontologie naturaliste, ultra dominante en Occident, selon laquelle l'être humain et la nature évoluent indépendamment l'un de l'autre. C'est ce qu'expriment des slogans comme «Nous sommes la nature qui se défend», ou le fait que les zadistes défendent un territoire pour lui-même, et non pour les potentiels profits qu'on pourra en tirer dans le futur. Dans les ZAD, c'est donc à une recomposition des mondes qu'on assiste.

Le stand de l'association NDDL poursuivre ensemble (ex ACIPA) dans la ZAD de Notre-Dame-des Landes le 29 septembre 2018. | Sébastien Salom Gomis / AFP

Rien de tel chez les vanlifers, dont la quête est avant tout personnelle. Choisir de vivre en van, c'est se tailler une part de confort à taille humaine: c'est un projet avant tout individuel, et surtout pas politique. Lorsque j'ai demandé aux vanlifers s'ils politisaient leur démarche, leurs réponses étaient étonnamment similaires. Pour l'un d'eux, politiser une démarche (en la qualifiant d'anticapitaliste, par exemple), c'est «garder le côté puéril de l'enfance». Un couple assure que son choix n'est «absolument pas politique», mais relativise la portée de sa déclaration en précisant qu'il est, en revanche, engagé. En fait, pour beaucoup le terme «politique» renvoie à celui de «partis politique»: pour eux, ne pas être politisé, cela signifie qu'adhérer à un parti tient plutôt du repoussoir. «On ne peut pas imaginer une seule seconde que ce soit [les politiques] qui vont apporter des solutions», assure une autre vanlifeuse.

Une marginalité «cool»

Dans les faits pourtant, la démarche des vanlifers est souvent politique, qu'ils le veuillent ou non. Leur choix de vie s'est fait en réaction à la société sédentaire, il est motivé par un «ras-le-bol du consumérisme» et nombre d'entre eux aspirent à une vie plus simple, plus riche socialement et moins destructrice de l'environnement. En un sens, leur politisation ressemble à celle des «gilets jaunes» des débuts: c'est une révolte contre la norme, qui ne propose pas d'alternative et ne construit pas de projet de société.

Difficile de ne pas penser au Champignon de la fin du monde, d'Anna Tsing. Dans son livre, l'anthropologue écoféministe explore la vie dans les «ruines du capitalisme» et s'intéresse à ce qu'elle appelle des «patches» péri-capitalistes: des économies périphériques, dont se nourrit le capitalisme, mais qui échappent à sa logique de «scalabilité», c'est-à-dire qu'ils ne sont pas reproductibles à différentes échelles.

Les «vanlifers» renvoient une image «cool», policée et marketo-compatible de modes de vie alternatifs, qui étaient auparavant vus de manière suspecte.

Par bien des aspects, le mode de vie des vanlifers n'est pas si différent de celui des cueilleurs de champignons de la côte Ouest des États-Unis: ils reconstruisent une petite société, à la fois marginale et intégrée, qui, si elle ne remet pas frontalement en cause la nôtre, souligne de fait certaines de ses limites et de ses points de rupture. Et c'est précisément cette position qui fait d'eux une passerelle possible entre ZAD et classes moyennes.

Les vanlifers renvoient une image «cool», policée et marketo-compatible de modes de vie alternatifs, qui étaient auparavant vus de manière suspecte: alors que les travellers «punks à chien», qui effectuent des travaux manuels et qui revendiquent leur marginalité (coupes de cheveux, musique…) restent généralement en périphérie des villes et évoquent plutôt l'image, toujours suspecte, du vagabond, les vanlifers jouissent d'une image très positive, dans les médias comme dans leur entourage. Ils occupent un statut hybride, une sorte de «marginalité cool», suffisamment exotique pour séduire, mais pas suffisamment radicale pour inquiéter. Dans leur sillage, ils laissent l'impression que d'autres modes de vie sont possibles.

«S'extraire du système»

À première vue, on peut penser que la vie des vanlifers a une charge critique quasi nulle: sur Instagram, les 7 millions de références du hashtag sont majoritairement sans intérêt. Fourgons proprets comme des pavillons; corps et intérieurs correspondant aux stéréotypes dominants; clichés aseptisés.

Pas grand-chose de commun avec les cabanes branlantes, la boue et les charges policières des ZAD –mais rien de vraiment étonnant, sur un réseau qui incite à se mettre en scène et à privilégier les expériences valorisantes. Dans leur discours, les adeptes de ce mode de vie expriment un rejet de notre société, d'une manière que peuvent accepter les classes moyennes, dont ils sont généralement issus.

Devenir vanlifer, c'est retrouver de la puissance d'agir: en aménageant soi-même son van et en acquérant des nouvelles compétences (électronique, mécanique…) mais aussi en décidant de son emploi du temps ou en refusant de vivre dans des appartements trop petits. C'est aussi décider de rejoindre une communauté, physique et virtuelle, dans laquelle on trouve des valeurs d'échange et d'entraide qui semblaient absentes dans la vie d'avant. La plupart des vanlifers que j'ai interrogés questionnent la société, rêvent qu'elle soit différente. Lucille, qui raconte sans fard la vie en van et ses galères sur son site Le van migrateur, souhaite «s'extraire du système, à défaut de pouvoir le changer». Elle rêve d'une «communauté qui se sert les coudes» et qui serait «autonome et autosuffisante», mais qui ne «rejette pas complètement la société». Sur son compte Instagram, comme sur celui d'autres voyageurs et voyageuses, les conseils pratiques cohabitent avec les réflexions sur l'état du monde.

Si les vanlifers peuvent créer des passerelles entre ZAD et classe moyenne, c'est donc malgré eux: en exposant un public de plus en plus large à des idées alternatives –ce qui n'est peut-être pas forcément du goût des zadistes.

«Une TAD, technique à défendre»

Ces vanlifers fuyant la vie sédentaire et ses contraintes évoquent la «Zomia» telle qu'elle est décrite par l'anthropologue anarchiste James C. Scott. Pour lui, cette vaste région montagneuse d'Asie du Sud-Est était, jusqu'au milieu du siècle dernier, la dernière zone sans États du globe. Au fil des siècles, celle-ci a accueilli les peuples fuyant les États des vallées, leur centralisation, l'impôt et la conscription. S'établir dans les montagnes aux marges de l'État, c'était refuser explicitement les contraintes de ce dernier. Et c'est précisément ce que font de nombreux vanlifers aujourd'hui. Mais contrairement aux habitant·es de la Zomia, ceux-ci ne sont pas considérés comme des barbares incultes par la société sédentaire, qui les observe avec un mélange de tendresse et d'envie.

Pour certain·es de ces voyageurs et voyageuses, l'engagement est plus clair. C'est notamment le cas de Yoann et Alizée, designer et designeuse trentenaires ayant aménagé un ancien camion de pompiers autrichien, et qui font une promotion acharnée pour les low-techs, un ensemble de techniques et de savoirs peu coûteux et facilement reproductibles. «On est allés à Notre-Dame-des-Landes parce que c'est des milieux qui nous interpellent», m'explique Alizée depuis le Cantal.

«ZAD et “low-tech” sont des endroits où se réinvente la société.»
Yoann et Alizée, designer et designeuse

Les low-techs, «c'est le même esprit mais pas sur un lieu, poursuit son compagnon. Ce serait pas une ZAD, mais plutôt une TAD, une “technique à défendre”… Ce n'est pas si éloigné», estime-t-il. Pour le couple, ZAD et low-tech sont «des endroits où se réinvente la société», des «terrains d'expérimentation». Dans les deux cas, les personnes qui s'y engagent peuvent compter sur de solides réseaux d'individus, d'associations et de structures avec qui partager leurs idées.

L'un des enjeux pour les partisan·es des ZAD, c'est de gagner la bataille des imaginaires, de faire émerger auprès du grand public l'idée que d'autres rapports au monde, à la nature, aux autres collectifs humains, sont non seulement possibles mais souhaitables, voire indispensables. Dans cette grande bataille, les vanlifers ne feront évidemment pas office d'avant-garde mobile, guidant les classes moyennes vers des lendemains émancipateurs. Ce que permettent ces routard·es qui ont émergé récemment, c'est de faire éclore un regard bienveillant sur des idées encore jugées globalement trop radicales auprès d'autres populations peu politisées. Et de faire lentement glisser le curseur vers l'acceptation de modes de vie qui questionnent la norme.

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