On en est là.
«Qualifié par des historiens de révisionniste, le film de Victor Fleming sorti en 1939 a été retiré de la plateforme de streaming HBO Max, en plein mouvement de protestation contre le racisme et les violences policières aux États-Unis» nous apprend une dépêche AFP.
Inutile de faire ici le panégyrique du film aux dix Oscars, du ciel flamboyant d'Atlanta et des amours impossibles de Clark Gable et Vivian Leigh. Rien de cela n'est en cause. C'est la «version romantique du Sud et [la] vision très édulcorée de l'esclavage» du film qui posent problème, dans un contexte de tensions raciales très violentes aux États-Unis. Déjà, en 2017, à Memphis, un cinéma avait interrompu la projection annuelle du film «estimant que cette œuvre [...] était insensible au public afro-américain».
Fallait-il retirer, même temporairement, ce film d'une plateforme de streaming?
Non, évidemment non.
D'abord parce que personne ne va arrêter de manifester en se disant «Bon, les gars, c'est ok, tout va bien, Gone with Wind n'est plus sur HBO Max, on a gagné, on rentre à la maison dans le calme» et qu'il est peu probable qu'un flic cesse de tabasser un·e Noir·e à mort en lui sortant: «Oups, excuse-moi, mon vieux, j'ai vu qu'HBO avait retiré Gone with the Wind de sa plateforme, du coup, j'ai déconstruit mes préjugés et c'est fini je suis plus raciste du tout, merci HBO.»
La censure est inefficace, laide et bête. L'autocensure n'a rien à lui envier.
Ce retrait pose de nombreuses questions. Et, comme tout acte de censure, il nous invite à couper court à l'émotion de l'instant («c'est nul!» versus «enfin!») pour réfléchir à ce qu'il signifie.
Cachez ce Sud que je ne saurais voir
D'abord, HBO prend à l'évidence les gens pour des imbéciles. HBO considère que nous regardons un film de 1939 en 2020 en le prenant entièrement au premier degré. En gros, Gone with the Wind est une sorte de documentaire ou un document de propagande bien fichu (dont s'emparent d'ailleurs des activistes –révisionnistes– de The Lost Cause) et comme nous sommes bêtes, on ne s'en rend pas compte. Comme nous n'avons aucun jugement critique, aucune distance, et qu'on bouffe du racisme et du préjugé sans sourciller, autant retirer ce film puisqu'il est problématique. De la tartufferie ordinaire (cachez ce Sud que je ne saurais voir) naîtra un besoin viscéral de voir, de savoir, de s'échanger sous le manteau l'œuvre censurée. HBO nous prend pour des imbéciles mais crée l'envie de voir, comprendre ou défendre une œuvre légendaire et quasi oubliée: le film a vieilli et il dure 238 minutes de trop pour les jeunes d'aujourd'hui.
Sans «Gone with the Wind», que serait «Get Out»?
Ensuite, Gone with the Wind est au film romantique ce que sont, parmi d'autres, The Covered Wagon (1923) ou The Plainsman (1937) au western. Des films où les Indiens sont des violents, agressifs et cruels et ne méritent rien d'autre qu'une bonne giclée de plomb viril. Mais voilà, depuis, il y a eu La Flèche brisée, La Dernière chasse, Soldier Blue, Jeremiah Johnson, Little Big Man, Josey Wales... Si notre représentation des Indiens a changé, c'est aussi parce qu'elle s'est construite, sédimentée avec tous ces films, y compris les premiers.
Il en est de même dans la représentation des personnages noirs avec, me semble-t-il, une filiation évidente et tortueuse, qui conduit de Gone with the Wind jusqu'à Us, en passant par Sergeant Rutledge, Malcolm X, Amistad, Django Unchained ou 12 Years a Slave, Avec ses multiples pistes et significations cachées, le fim de Jordan Peele, Us, est à l'évidence le fruit de cette longue histoire. Et Get Out la version grinçante de Devine qui vient dîner...
Et c'est aussi ce qui fait la force et la singularité du cinéma américain (pardon: États-unien, je vais me faire lyncher), qui a toujours su se renouveler, à partir de son histoire et de ses mythes plus ou moins frelatés, en accompagnant ou précédant les évolutions sociétales. Si vous retirez Gone with the Wind de cette lignée, peut-être aurez-vous la satisfaction ponctuelle de vous dire: «Ouf! Cette année, je passe pas Noël avec mon beauf'», mais votre famille ne serait plus tout à fait la même. Sans oublier qu'on est toujours le beauf' de quelqu'un.
L'art éveille notre intelligence, la censure l'éteint
Par ailleurs, qu'on l'aime ou pas, Autant en emporte le vent reste un des films majeurs de l'histoire du cinéma, par ce qu'il comprend de démesure et dit de cet âge d'or des studios d'avant-guerre. Qu'il soit raciste et réécrive l'histoire de la guerre de Sécession est une évidence. Mais, à chaque fois que je l'ai vu, cela m'est apparu comme une évidence. De la même manière que la vision raciste, paternaliste et colonialiste de Tintin au Congo ou Cinq Semaines en ballon ne m'a jamais échappé, y compris lorsque j'étais gamin. Lorsque je lis Drieu La Rochelle, je ne deviens pas fasciste, pas plus qu'ouvrir un bouquin d'Aragon ne fera de moi un communiste. J'arrive aussi à lire Les Aventures de Babar sans me prendre pour un éléphant.
Il est probable que les grottes de Lascaux ont été peintes par des hommes qui violaient des femmes et couchaient avec leurs enfants. Et je sais qu'il y a eu pas mal de morts dans les chantiers des cathédrales et qu'on laissait mourir des esclaves dans les tombeaux royaux égyptiens. Je ne demande pas pour autant une mise en garde contextualisée devant ces monuments.
Quand je lis, écoute, regarde, visite... se jouent en moi deux processus distincts: identification et distanciation. Or, chaque censure nie mon libre arbitre et ma capacité à me distancier. Chaque censure me renvoie au procès grotesque et hélas réel intenté à Madame Bovary en 1857, au nom des bonnes mœurs. Un dictionnaire de la bêtise s'attaquant à un monument d'intelligence.
Lorsque je lis Drieu La Rochelle, je ne deviens pas fasciste, pas plus qu'ouvrir un bouquin d'Aragon ne fera de moi un communiste.
Paraphrasant Ernest Pinard, procureur impérial, on pourrait dire de Gone with the Wind: «Un film admirable sous le rapport du talent mais un film exécrable au point de vue de la morale!»
De ce procès, le plus consternant (ou désopilant, c'est selon) est le choix (ou plutôt le non-choix) de la défense. Pour sauver le roman, son avocat plaide la relaxe et entreprend de «démontrer que Flaubert a voulu faire œuvre de moraliste, ou que du moins une moralité se dégage de son œuvre». Et c'est pourquoi les scènes crues sont à peine effleurées («La toute-puissance descriptive disparaît parce que sa pensée est chaste») et qu'Emma «est cruellement punie de ses fautes, trop cruellement puisqu'elle meurt dans d'épouvantables souffrances: “L'adultère que dépeint Flaubert n'est pas charmant, il n'est chez lui qu'une suite de tourments, de regrets de remords”.»
Pour se jouer de la censure, il fallait donc être aussi hypocrite qu'elle. Les courbettes en vigueur aujourd'hui et les précautions de HBO ne servent guère la cause antiraciste. Il est même à craindre que ce happening de bonne conscience contribue à renforcer les haines et les préjugés.
La censure est le Pôle emploi des critiques
Loin de moi l'idée de considérer Gone with the Wind comme un film ordinaire et d'ignorer les préjugés qu'il véhicule. Mais j'ai du mal à croire que nous regardons ce film en 2020 comme nos grands-parents le regardaient en 1939, de la même manière que je n'imagine pas un instant que le lectorat d'aujourd'hui puisse considérer que Madame Bovary est une œuvre pornographique. On grandit, on mûrit, on s'informe, on apprend, on sait. Penser le contraire, voire l'imposer, est infantilisant.
Qu'il existe ici ou là des groupuscules racistes qui érigent ce film en symbole d'une histoire fausse et fantasmée doit nous consterner autant que nous inquiéter. Que les héritièr·es de Margaret Mitchell aient réussi en 2001 à faire interdire une version noire du livre (The Wind Done Gone, d'Alice Randall) en arguant du copyright ne doit tromper personne. Mais ne donnons pas à ces cortex rabougris la victoire d'une censure qui ne ferait que les conforter dans leurs délires haineux en leur offrant sur un plateau des torrents d'argumentaires nourris de persécution, de vérités soi-disant cachées et autres petits complots. C'est en faisant appel à l'intelligence des imbéciles qu'on les confond. Pas en nous comportant nous aussi en imbéciles.
Estimant que maintenir le film tel quel aujourd'hui serait «irresponsable», HBO entend le remettre dans son catalogue, dans son format original, «car procéder autrement reviendrait à prétendre que ces préjugés n'ont jamais existé», a expliqué un porte-parole, tout en assortissant la diffusion d'une «discussion du contexte». Peut-être un bandeau d'avertissement (version cheap) ou un entretien critique, on ne sait. Si HBO a vraiment les chocottes, il lui sera loisible de faire précéder le film d'un avertissement: «Attention! Ce film est sorti en 1939, à une époque où vos grands-parents et arrières grands-parents ne pensaient pas comme vous aujourd'hui et on pense que vous êtes incapables de le comprendre par vous-mêmes.» Ça ne servira à rien.
Qu'il existe des groupuscules racistes qui érigent ce film en symbole d'une histoire fausse et fantasmée doit nous consterner autant que nous inquiéter.
Je préfèrerais et de loin l'entretien critique avec des spécialistes en histoire, cinéma ou sociologie qui enrichiraient le débat au lieu de l'appauvrir. Et puis, pourquoi ne pas proposer également une version «universitaire» du film, avec commentaires critiques et rappels historiques? Nul doute que ce serait instructif et nous aiderait à appréhender ce film dans ce qu'il dit des mensonges et aveuglements d'une époque.
Enfin, commencer à censurer, supprimer, occulter, faire disparaitre des œuvres est totalement contre-productif pour qui entend les dénoncer, analyser, déconstruire, reconstruire, pasticher, enseigner... Si un jour Gone with the Wind n'était plus visible, ici ou là, des journalistes et des profs devraient supprimer quelques paragraphes, renoncer à une partie de leur cours. Quelques pastiches perdraient leur raison d'être et le militantisme s'en trouverait réduit, n'ayant plus une œuvre phare à stigmatiser. Pensez à vos jobs, camarades!
Bien sûr, me direz-vous parfois, Jean-Marc Proust, ce vieux mâle blanc de 50 ans, en parle à son aise car il ne subit pas les préjugés, abuse de ses privilèges et Gone with the Wind ne le touche pas plus que ça en raison de sa couleur de peau. J'entends déjà l'objection, tellement convenue et facile. Certes, discréditer une personne dont les arguments vous dérangent permet de ne pas débattre, mais qu'y gagnerez-vous ?