C'est l'autre fait divers qui a rouvert les plaies américaines: alors que le 25 mai dernier à Minneapolis, George Floyd mourait sous le genou du policier Derek Chauvin, à l'autre bout du pays, le même jour, se jouait un différent drame racial.
Ce matin-là, Christian Cooper, 57 ans, afro-américain, se balade sous les arbres de Central Park pour observer les oiseaux. Dans la partie boisée du parc baptisée The Ramble, les animaux de compagnie doivent obligatoirement être tenus en laisse.
Lorsqu'il croise Amy Cooper (même patronyme mais aucun lien familial), 41 ans, il lui reproche de ne pas tenir son chien. La femme, blanche, refuse de l'écouter. Le ton monte. Christian sort son téléphone et filme. Partagée sur Facebook et Twitter, la vidéo sera visionnée plusieurs millions de fois.
L'échange capturé par Christian Cooper est édifiant. Amy Cooper ordonne à l'homme, aux intentions pacifiques, d'arrêter de la filmer. Face au refus de Christian, celle-ci s'énerve. Elle sort son propre téléphone et cette phrase, qui ne manquera pas de choquer les internautes: «J'appelle la police, je vais leur dire qu'un homme africain-américain menace ma vie.»
Caroline, Patty et les autres
Quand Melody Cooper, la sœur de Christian, tweete la vidéo, son choix de mots n'est pas anodin: «Quand les Karen baladent leur chien sans laisse.» Conspuée sur les réseaux sociaux, licenciée par son employeur, Amy Cooper est rapidement rebaptisée «Karen de Central Park».
Outre son accusation abusive, les observateurs ne manquent pas de relever la façon dont elle appuie sur «homme africain-américain» dans la vidéo –comme si elle savait ce qu'il se passerait pour Christian Cooper si les policiers intervenaient.
L'histoire est tristement banale. «Central Park Karen» rejoint une litanie de femmes blanches autrices de bad buzz racistes devenues la risée du pays: «Cornerstone Caroline», «BBQ Becky», «Permit Patty»... Leur point commun? Reprocher à des personnes noires d'exister.
Jennifer «BBQ Becky» Schulte a appelé la police parce que deux hommes noirs faisaient un barbecue dans un parc d'Oakland, en Californie.
Teresa «Cornerstone Caroline» Klein est une New-Yorkaise qui a accusé un enfant de 9 ans d'attouchement sexuel.
Alison «Permit Patty» Ettel a pour sa part dénoncé une fillette noire vendant de l'eau devant sa maison.
«Je veux parler au manager!»
Ces sobriquets sont monnaie courante depuis des années. Le site KnowYourMeme retrace les origines de Karen, l'amie que personne n'aime, à 2004 avec le film Mean Girls.
Quant au surnom Becky, le dictionnaire anglophone Merriam-Webster suggère qu'il remonte au moins à 1992, année de sortie du classique rap «Baby Got Back» de Sir Mix-a-Lot.
Ce qui est nouveau, c'est leur régénération par la pop culture. En 2016, sur son morceau «Sorry», Beyoncé accuse son mari Jay-Z d'avoir eu une liaison avec une certaine «Becky with the good hair», provoquant l'ire du public.
Qui est «Becky»? Impossible de le savoir, malgré les innombrables spéculations. Mais l'expression «beaux cheveux», qui désigne les cheveux lisses dans la communauté afro-américaine, ne laisse aucun doute sur la couleur de peau de l'accusée. Damn white women!
Karen est une déclinaison de Becky. Plus âgée, plus dangereuse aussi, c'est une soccer mom d'âge mûr, arrogante et procédurière. Les mèmes pullulent à propos de cette figure repoussoir, anti-vaccins, volontiers complotiste, dont la phrase-clé serait: «Je veux parler au manager!»
Des figures connues y sont associées, comme la célébrité télé Kate Gosselin ou l'éditorialiste ultra-conservatrice Tomi Lahren, version outre-Altantique de notre Eugénie Bastié.
«Une Karen est une Becky avec des diplômes, qui est extrêmement consciente de son privilège et qui s'en sert, ironise le journaliste Damon Young. Une Becky se raconte –et raconte aux autres– que sa blanchité n'a pas d'importance. Une Karen ne fait même pas semblant. Elle sait que c'est sa carte joker, et si besoin, elle joue cette carte.»
La France n'est pas étrangère à ce genre d'usages. On a bien sûr Kévin, la figure du beauf, mais aussi Jean-Michel alias Jean-Mi, le boomer masculin hétéro cisgenre un peu relou, et plus récemment Pimprenelle, équivalent hexagonal de Karen, populaire sur le Twitter afro-français.
Symboles du privilège blanc
Les moqueries du web pourraient faire sourire si leur sous-texte n'était pas si politique. Plus que des mèmes, Karen et Becky sont aujourd'hui des archétypes des white tears et du white privilege.
Pour Charlotte Recoquillon, chercheuse rattachée à l'Institut français de géopolitique et spécialiste des États-Unis, la popularisation récente de ces deux figures doit beaucoup au contexte actuel: «Elles sont devenues un adversaire désigné dans la lutte contre les oppressions. Il ne faut pas oublier que Donald Trump a été élu par le vote des femmes blanches.»
Les cas d'accusations abusives dans l'espace public envers les Afro-Américains sont devenues un sujet de débat national. Ceux-ci se multiplient tellement que le hashtag #WhileBlack («Quand on est noir·e») se décline tristement d'année en année: #DrivingWhileBlack («conduire quand on est noir·e») pour Sandra Bland et Philando Castile, #RunningWhileBlack («courir quand on est noir·e») pour Ahmaud Arbery...
«Dans la pensée américaine, les hommes noirs sont des objets et les Blancs peuvent régir leurs actes.»
Le site The Root dresse une liste des cent choses à ne pas faire quand on est noir·e aux États-Unis: encourager son fils à un match de baseball, faire du skateboard, demander où sont les toilettes dans un restaurant...
Dans l'Amérique de Trump, Karen et Becky ne désignent plus simplement les mégères de service, mais des agentes de la suprématie blanche qu'il faut dénoncer.
«Dans la pensée américaine, les hommes noirs sont des objets et les Blancs peuvent régir leurs actes. Ces femmes s'enferment dans des assignations raciales, analyse Charlotte Recoquillon. L'homme noir y est perçu comme un criminel, et la femme blanche comme une victime fragile et dominée. En créant ces archétypes –Becky, Karen, etc.–, les militants font un travail de déconstruction de ce phénomène dans l'opinion publique.»
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Emmett Till, première victime
La première Karen de l'histoire est bien connue. Il s'agit d'une habitante de l'État du Mississippi, fille d'un gérant de plantation, nommée Carolyn Bryant. Propriétaire d'une épicerie, elle est âgée de 21 ans lorsqu'en 1955, elle accuse Emmett Till, un adolescent noir de 15 ans, de l'avoir sifflée, touchée et de lui avoir tenu des propos déplacés. La rencontre a lieu en plein cœur du Sud esclavagiste puis ségrégationniste.
Quatre jours plus tard, le garçon est kidnappé, torturé puis tué d'une balle dans la tête par Roy Bryant, le mari de Carolyn, et son demi-frère, J.W. Milam. Son cadavre défiguré est retrouvé aux abords de la rivière Tallahatchie au bout de quelques jours. Jugés, les deux meurtriers sont acquittés.
Lors des funérailles d'Emmett Till, sa mère Mamie Till insiste pour que le cercueil de l'enfant reste ouvert, afin que l'horreur du lynchage soit visible aux yeux de tout le monde. La photo du corps d'Emmett, électrochoc dans l'opinion publique, sera la première étincelle du mouvement des droits civiques, qui aboutira en 1964 à l'abolition de la ségrégation aux États-Unis.
Il faudra attendre soixante-deux ans pour que Carolyn Bryant, dans un entretien avec l'historien Timothy Tyson, admette avoir menti et causé indirectement la mort d'Emmett Till.
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Héritage historique raciste
Mais s'il est raciste de surnommer un homme noir «Mamadou» ou un homme asiatique «Grain de riz», pourquoi aurait-on le droit d'appeler une femme blanche «Karen»?
C'est la question que pose un sondage, posté début avril sur Twitter: «Le terme “Karen” est utilisé comme une injure raciste et sexiste. Étant donné qu'il s'agit d'un équivalent du n-word [euphémisme pour le mot «nègre», ndlr] pour les femmes blanches, devrait-il être banni de Twitter?»
Si les auteurs du sondage ont plus tard révélé qu'il s'agissait d'un canular, les 18.000 partages et les centaines de réactions suscitées sont réelles. Près de 96% des internautes ont répondu par la négative. Les quelques pourcents restants souscriraient donc à l'idée d'un racisme anti-Blanches.
«Les États-Unis se sont construits sur l'esclavage et la propriété d'autres êtres humains. Ça ne s'efface pas en quelques décennies.»
«Penser que Karen et Becky sont des insultes racistes, c'est infondé et insupportable, tranche Charlotte Recoquillon. Cela ne fait pas appel à la même histoire d'oppression et de racisme systémique. Cela n'a rien d'extraordinaire de créer des archétypes. On ne parle pas des individus mais des processus sociaux.»
Il est facile de se moquer des Karen. Déconstruire leurs réflexes comportementaux, en revanche, est une toute autre paire de manches. «Quand on voit Amy Cooper, on ne peut pas penser que c'est un cas isolé. Les États-Unis se sont construits sur l'esclavage et la propriété d'autres êtres humains. Ça ne s'efface pas en quelques décennies, conclut la chercheuse. Il y a un héritage historique, influencé par les lois Jim Crow, de ce que les Afro-Américains ont et n'ont pas le droit de faire. Les parents, les grands-parents de Becky et Karen ont vécu dans ces États-là. Becky et Karen ne savent pas qu'elles sont racistes, mais elles ont hérité de cette crainte de l'homme noir.»