À Galway (Irlande)
«Dans les années 1960, nous étions perçus comme une communauté sédentaire déviante», raconte Michael McDonnell, un quinquagénaire à la barbe fournie. Membre du Meath Travellers Workshop, il propose à l'ensemble des écolièr·es de l'île des programmes d'enseignement de l'histoire, de la culture et de la langue des Travellers, le shelta. Il fait partie des 0,7% d'Irlandais·es qui appartiennent à la communauté des Travellers («voyageurs» en anglais).
Ce groupe minoritaire a longtemps été oublié des livres d'histoire. La majorité des universitaires affirmaient que leurs particularismes, parmi lesquels le nomadisme, dataient de la famine de 1845 et n'étaient donc pas assez anciens pour être reconnus dans la culture du pays. Il y a soixante ans, «le gouvernement parlait de ré-assimilation, se rappelle Michael McDonnell. Des terrains communaux étaient mis à disposition pour que nous nous sédentarisations».
Michael McDonnell apprend les traditions nomades des Travellers aux enfants de plusieurs écoles irlandaises venus à l'université de Galway accompagnés de leurs professeur·es à l'occasion de l'«Ethnecity Day». | Victoire Panouillet
Une minorité ethnique reconnue
Les Travellers se sont en réalité détaché·es volontairement du reste de la population irlandaise dans les années 1600 pour mener une vie de nomades essentiellement dans les îles britanniques. Le Royal College of Surgeons d'Irlande a prouvé en 2017 l'inexactitude des hypothèses qui assuraient que les Travellers descendaient d'autres populations, comme les Roms ou les gitans.
La même année, l'État les a officiellement reconnus en tant que minorité ethnique, ce qui contribue à leur garantir un «avenir meilleur avec moins de négativité, d'exclusion et de marginalisation», selon le ministre de la Défense de l'époque, Enda Kenny. Le 1er mars 2017 est depuis célébré sous le nom de «l'Ethnicity Day». En cet hiver 2020, l'université de Galway, l'établissement d'étude supérieure qui accueille le plus d'étudiant·es Travellers, a choisi de fêter ce jour de manière retentissante.
Conférences, cours d'histoire et présentation de la culture des Travellers sont au programme. Entouré d'une caravane de voyage en bois multicolore, d'un feu de camp et de bottes de foin, Tom McDonnell martèle l'étain pour le transformer en récipients. Ce métier autrefois courant chez les Travellers –et qui leur a valu le surnom péjoratif de «tinkers» («travailleurs de l'étain»)–, n'est désormais exercé que par deux personnes. L'élevage de chevaux et la main-d'œuvre saisonnière façonnaient également la vie anciennement nomade des Travellers. Désormais, 78,6% d'entre elles et eux habitent la ville.
Tom McDonnell transforme l'étain en tasses, bols ou carafes, un savoir-faire ancestral est intrinsèque à la culture des Travellers. | Victoire Panouillet.
Des préjugés transmis par la télé
«Dites-moi, comment surnommez-vous les Travellers?», harangue Michael McDonnell devant une classe de lycéen·nes qui visitent l'exposition. «Allez-y, n'ayez pas peur!», les invite-t-il. «Knackerman» («tueurs d'animaux»), «alcoholics» («alcooliques»), «Pikey» (un terme qui désigne la classe basse d'un pays)... Les insultes fusent de manière embarrassée, sous le regard de la sénatrice indépendante Alice Mary Higgins. «Les Travellers sont perçus par le reste de la population de manière négative», explique-t-elle.
«Nous sommes perçus comme violents, dangereux et alcooliques», décrit Patrick McDonagh, un Traveller de 23 ans qui poursuit des études d'histoire médiévale à l'université de Trinity (Dublin). Ces préjugés sont véhiculés par des émissions de télé-réalité telles que Big Fat Gypsy Weddings et la presse. «Beaucoup de gens n'ont jamais rencontré de Travellers, ni vécu à côté d'eux. Pourtant, ils ne veulent pas de nous comme voisins parce qu'ils regardent les informations à la télévision et elles sont toujours négatives», explique Patrick Reilly, membre de Pavee Point, une association qui défend les droits des gens du voyage en Irlande.
Les Travellers parlent avec un accent particulier qui les distingue du reste de la population, tout comme le font leurs noms de famille. «Avec mon mari, nous cherchions un endroit pour manger et boire à Dublin, mais dès que nous entrions quelque part, l'entrée nous était refusée», se souvient Géraldine McDonnell, une Traveller d'une vingtaine d'années qui lutte contre les discriminations avec Pavee Point. Elle a également dû utiliser un autre patronyme que le sien pour réserver un lotissement de camping: «Ils nous refusaient, car trop de membres de ma famille avaient réservé dans cet endroit.»
Geraldine McDonnell et Patrick Reilly sont membres de Pavee Point, un organisme qui lutte contre les préjugés dont sont victimes les gens du voyage en Irlande. | Victoire Panouillet
Ces discriminations incessantes poussent certain·es Travellers à masquer leur identité. «Lors d'un événement, une serveuse me parlait avec ce que l'on pourrait appeler un accent normal de Dublin. Quand son manager est parti, elle s'est mise à me parler avec un accent qui ressemblait au mien. Elle m'a dit: “Écoute, je suis une Traveller et je ne veux pas leur dire.” Elle avait peur. Elle cachait son identité, de peur de perdre son travail», raconte Géraldine McDonnell, révoltée. Sur les 30.000 Travellers qui vivent en Irlande, 80% sont sans emploi.
Un taux de suicide très élevé
«Un salon funéraire a refusé de prendre en charge un enfant de 14 ans parce qu'il était Traveller», se remémore Sindy Joyce, première doctorante Traveller d'Irlande. Cette affaire, portée devant le tribunal de l'égalité, a fait grand bruit en 2014. Le funérarium de Michael Ryan a été condamné à verser 6.384 euros à la famille de l'enfant décédé.
Dans la communauté, 82% des Travellers ont connu un suicide dans leur entourage. «Le taux de suicide est important, en grande partie à cause du racisme que nous subissons», constate Sindy Joyce. Alors qu'elle était en première année de licence, le frère de cette imposante trentenaire au regard triste s'est donné la mort. «Quand tu vis une vie comme la nôtre, tu commences à perdre espoir et c'est comme ça que la dépression commence», déclare-t-elle avec fermeté.
Parmi les Travellers, 56% affirment que leurs activités quotidiennes sont restreintes à cause de leur mauvaise santé mentale et physique. «Il est difficile pour un Traveller de trouver un médecin généraliste, explique Caoimhe McCabe, employée de Pavee Point. Ils affirment être complets, mais on ne sait jamais s'ils le sont réellement ou s'il s'agit de discrimination.»
«Les Travellers n'ont pas les moyens financiers d'aller voir un médecin ou de s'inscrire dans une structure pour faire une activité physique», ajoute Tara Curran, employée de la fondation Irish Heart qui met en place des programmes spécifiques pour les aider. Un fort taux d'illettrisme les empêche également d'avoir accès à la carte médicale, car «cela peut être intimidant pour eux de faire les papiers administratifs».
Un niveau d'études en progression
Seulement 8% des Travellers ont étudié jusqu'au «Leaving Certificate Level» –l'équivalent du baccalauréat– contre 73% pour le reste de la population. «Il y a quelques années, les parents ne poussaient pas leurs enfants à poursuivre des études, se souvient Cliona Ward, membre de la communauté du voyage irlandaise. Mais les choses changent!» Même si son fils Tom affirme que «[sa] directrice [le] déteste», elle l'oblige à poursuivre ses études.
«L'école est difficile pour eux, car ils n'ont pas l'habitude de rester assis à écouter un professeur et leurs parents, souvent illettrés, ne peuvent pas les aider à faire leurs devoirs», indique Jason Byrne qui s'occupe de la liaison entre les familles et les professeur·es à l'école Scoil Chroi Iosa de Galway. «Les Travellers ne sont que deux ou trois par école. Ils se sentent incompris et rejetés.»
Le nombre de Travellers poursuivant des études supérieures a augmenté de 88% entre 2011 et 2016. «Il y a dix ans, j'étais le seul de ma communauté sur le campus, témoigne Owen Ward, un Traveller qui a poursuivi une licence au sein de l'université de Galway. Désormais, nous sommes une vingtaine.»
Owen Ward est à l'initiative de l'événement organisé par l'université de Galway pour promouvoir la culture ancestrale des Travellers. | Victoire Panouillet
Les modèles d'excellence et d'inspiration issus de la communauté des Travellers se multiplient. En témoigne l'arrivée de Ian McDonagh sur le campus de Galway. Cet étudiant de 17 ans a remporté deux concours scientifiques nationaux. Il est une véritable célébrité auprès des jeunes. À l'image de Francis Barrett, un boxeur professionnel qui a représenté l'Irlande aux Jeux Olympiques de 1996, il montre sous un meilleur jour cette communauté persécutée au sein de son propre pays.