Politique / Économie

Pourquoi la France a-t-elle choisi des drones américains plutôt que français?

Temps de lecture : 5 min

Le chercheur Samuel B.H. Faure revient sur les raisons du revirement du ministère de la Défense entre 2011 et 2013.

Des soldat·es de l'opération Barkhane près d'un drone Reaper de l'armée française, le 31 juillet 2017 près de Niamey, au Niger. | Boureima Hama / AFP
Des soldat·es de l'opération Barkhane près d'un drone Reaper de l'armée française, le 31 juillet 2017 près de Niamey, au Niger. | Boureima Hama / AFP

Grâce à la conduite de plus de 150 entretiens dans les milieux militaires, politiques et industriels, Samuel B.H. Faure, maître de conférences à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, offre dans son ouvrage Avec ou sans l'Europe - Le dilemme de la politique française d'armement (à paraître le 18 juin aux Éditions de l'université de Bruxelles) une plongée inédite dans le monde méconnu de l'industrie de la défense. Nous en publions un extrait remanié par l'auteur, qui revient sur la volte-face de la France dans sa politique d'acquisition de drones.

Pourquoi, en août 2013, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian a-t-il signé un contrat d'achat avec les États-Unis pour importer seize drones Reaper de catégorie MALE («Moyenne altitude, longue endurance»), alors que des négociations sont en cours depuis plusieurs années pour le développement d'un drone européen et qu'en 2011, le ministre de la Défense Gérard Longuet avait choisi le développement du drone MALE IN franco-israélien?

Des intérêts contradictoires

Les officiers de l'armée de l'air qui formulent une demande d'acquisition de drones stratégiques à partir du début des années 2000 sont en concurrence avec ceux de l'armée de terre qui expriment simultanément un besoin de drones tactiques: «Il y avait des conflits entre les armées. L'armée de l'air était intéressée par le drone MALE et l'armée de terre par le drone tactique.»

Avant la réforme des prérogatives du chef d'état-major des armées en 2005, chaque armée gérait indépendamment ses crédits budgétaires, renforçant la défense de ses acquisitions d'armements. Comme l'explique un ancien chef d'état-major de l'armée de l'air, «il y a eu des réflexes corporatistes désastreux de la part des militaires: si telle armée a cet objectif de matériel, elle va demander plus de sous, donc on va lui mettre des bâtons dans les roues».

Quant aux élites industrielles, elles tentent de capter ce nouveau marché sans qu'un monopole industriel n'émerge. Chaque groupe industriel estime détenir les compétences techniques pour développer un drone MALE, sans que le ministère de la Défense ne choisisse l'un d'entre eux.

Un ingénieur de l'armement le dit avec franchise: «Tous les industriels voulaient développer le MALE du futur: Sagem, Thales, Dassault, EADS. C'était une folie collective. […] Mais l'État n'a jamais été capable de dégager un champion national. Et tant qu'il n'y aura pas de champion national, les industriels se tireront la bourre!»

Selon un général de l'armée de l'air, Dassault Aviation vise moins le développement que l'endiguement d'un drone MALE européen: «Je suis dubitatif sur la volonté de Dassault de travailler au niveau européen. Je pense qu'il [Dassault Aviation] se positionne surtout sur tous les segments de drones, pour être informé des évolutions de chaque projet et ainsi les contrôler.»

Entre le marché et les armes, il y a la politique

Parmi les élites politiques, la plupart des sources rassemblées insistent sur le rôle essentiel du ministre de la Défense Gérard Longuet dans l'élaboration de la décision en faveur du MALE IN. Quand nous avons rencontré le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian en 2014, il évoquait les relations d'interdépendance qui unissent ces élites politiques et industrielles: «L'arbitrage honteux de [Gérard] Longuet sur les drones signifie la tranquillité pour Sarkozy et un appui du Figaro dans la perspective des élections [présidentielle de 2012]. […] Ce programme coûtait deux fois plus cher que les autres!»

Cependant, un diplomate qui occupe alors un poste administratif stratégique au ministère des Affaires étrangères estime que cette décision résulte davantage de l'action du président de la République Sarkozy: «Sarkozy a dit à Longuet: “Tu fais ce que Dassault te propose.”»

En outre, le MALE IN est également défendu par la Direction générale de l'armement (DGA) et par une majorité de députés de la commission de la Défense et des forces armées de l'Assemblée nationale.

Ces parlementaires rétablissent d'ailleurs les crédits publics alloués au financement du développement du MALE IN, qui avaient été précédemment supprimés par le Sénat. Pour y parvenir, un député de l'opposition, le socialiste Jean-Claude Viollet, dépose un amendement.

Pour une large majorité d'élus de gauche comme de droite, le MALE IN représente, certes, une option dispendieuse et inappropriée au regard des besoins opérationnels urgents formulés par les élites militaires. En revanche, le MALE IN incarne aussi l'opportunité de créer des emplois en France, dans un contexte de crise économique, dans un secteur aux enjeux stratégiques.

Le choix du MALE IN est toutefois abandonné après l'alternance de 2012. Si le clivage politique droite/gauche est déterminant dans le cas présent, des hommes politiques de gauche (le président de la République François Mitterrand et le ministre de la Défense Charles Hernu) étaient étroitement liés à Dassault Aviation dans les années 1980, alors que des hommes politiques de droite (le ministre de la Défense André Giraud durant la cohabitation de 1986-1988) maintenaient des rapports conflictuels et distants avec l'entreprise française.

Sans l'Europe, avec les États-Unis

En 2010 et 2011, l'État favorise l'enjeu industriel (lancer un programme d'armement) incarné par le MALE IN. Les officiers de l'armée de l'air sont alors isolés dans leur essai de se procurer des drones MALE promptement.

À partir de 2012, l'État privilégie l'enjeu militaire (répondre à la demande formulée par l'Armée de l'air) représenté par le Reaper. À ce propos, un conseiller du ministre de la Défense Le Drian indique: «Quand le ministre Le Drian est arrivé en 2012, on a revu l'historique des drones pendant six mois et, ensuite, on a considéré le besoin opérationnel avant les considérations industrielles.» La priorité dorénavant est de combattre le terrorisme djihadiste dans la bande sahélo-saharienne en Afrique, et l'achat du Reaper le permet pour un coût très réduit.

Sur le plan international, l'accroissement de l'interdépendance entre la France et les États-Unis est incarné par la convergence des politiques étrangères de la France et des États-Unis. Le drone, plus que n'importe quel autre type d'armement, est l'outil militaire privilégié par l'administration Obama pour activer la politique étrangère américaine.

Dès lors, comme le rapporte un conseiller du ministre de la Défense Le Drian: «L'opération au Mali et l'acquisition de drones [Reaper par la France] sont liés. C'est en se déployant au Mali que l'on s'est rendu compte que l'on avait besoin de drones. Les Américains nous ont aidé, ils étaient aussi au Mali.» Et puis, comme le dit un haut fonctionnaire du ministère de la Défense, «quand on achète des armes, on achète un copain».

Le renforcement de cette relation de dépendance de la France vis-à-vis des États-Unis est réciproque dans la mesure où l'administration Obama exprime le besoin stratégique de bénéficier de l'appui militaire d'un allié fiable en Afrique, tel que l'expose un ingénieur du ministère de la Défense français: «Le Reaper français est pris sur les chaînes américaines parce que les Américains ont besoin de nous. Les choses ne se seraient pas passées ainsi avant [l'intervention de la France] en Libye. Les Américains auraient dit non. Il y a eu un changement de contexte.»

En effet, les États-Unis ne disposent pas des ressources capacitaires suffisantes pour combattre seul les mouvements terroristes djihadistes dans la bande sahélo-saharienne. En facilitant l'acquisition par la France du Reaper, les États-Unis renforcent l'outil militaire des forces armées françaises en Afrique, afin qu'elles soutiennent la politique étrangère américaine.

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