Société

La plaie fait 11 centimètres de long, soit les trois quarts du cou

Temps de lecture : 9 min

[Épisode 2] La défense de Roberto Zarate consistant à affirmer qu'il a donné des coups de couteau au hasard ne tient pas au regard des blessures qu'il a infligées à sa compagne, Nastasia Estrade.

Le soir du 2 avril 2017, Roberto Zarate, le compagnon de Nastasia Estrade, lui tranche la carotide. | Yanal Tayyem via Unsplash
Le soir du 2 avril 2017, Roberto Zarate, le compagnon de Nastasia Estrade, lui tranche la carotide. | Yanal Tayyem via Unsplash

Nastasia Estrada, une jeune femme de 18 ans, est morte égorgée le soir du 2 avril 2017 par son compagnon Roberto Zarate, un Argentin âgé de 41 ans, emporté par la jalousie alors que celle-ci souhaitait le quitter pour un autre homme. Retrouvez les prémices de ce féminicide dans le récit «Nastasia Estrade, égorgée par son compagnon “gentil”, mais “jaloux”».

L'avocate de Roberto Zarate a choisi une ligne de défense dangereuse. Elle répète qu'elle ne croit pas à la peur de Nastasia. Elle plaide que la jeune fille jouait sur les deux tableaux, qu'entre les deux hommes, elle ménageait «la chèvre et le chou» et que logiquement son client a craqué. Elle parle de «crime passionnel» (qui n'est plus reconnu par la justice). Le malaise est palpable dans la salle quand elle demande à Zarate s'ils ont continué à connaître des «moments d'intimité» pendant cette période. Il confirme. Elle affirme, évoquant la nuit du samedi, la veille de l'homicide, qu'«une personne qui a peur ne se couche pas dans le même lit».

Ce samedi 2 avril 2017, Roberto, dévoré de doutes et de jalousie, va sur le profil Facebook de Rodolfo et voit que Nastasia like tout ce qu'il publie. C'est un signe! Il écrit à Rodolfo de laisser Nastasia tranquille. Rodolfo lui répond qu'ils veulent être ensemble. La suite n'est pas claire. Roberto dit qu'il a demandé à Nastasia si c'était vrai et qu'elle n'a pas confirmé. On imagine assez bien que Roberto est prêt à tout pour se convaincre que son couple existe encore. Alors il prétend: «Samedi soir, tout était normal.» Pourtant, Nastasia écrit à Rodolfo: «J'ai passé une nuit horrible.»

Elle se vide de son sang, elle meurt

C'est ce moment de flottement qui arrive souvent dans les ruptures. La séparation est effective, mais personne ne quitte l'appart. (En même temps, Nastasia est chez elle. C'est Roberto qui ne veut pas partir.)

Le dimanche, Rodolfo propose à Nastasia de venir la chercher pour la sortir de là, de ce huis clos étouffant. Mais elle refuse catégoriquement. Elle pense que ça serait pire. Elle lui écrit qu'elle ne veut pas qu'ils se battent. Elle va gérer. Elle va parler à Roberto. Elle écrit à Rodolfo «attends mon amour». Ils doivent se retrouver le soir-même à une fête.

À l'heure dite, Nastasia sort de chez elle, bien décidée à s'y rendre. Roberto la suit jusqu'à la voiture. Il ne veut pas qu'elle y aille parce qu'il est sûr qu'elle va retrouver Rodolfo. Elle monte dans la voiture. Il monte côté passager. Elle s'énerve. Elle lui dit qu'elle ne veut pas qu'il vienne, qu'ils vont retourner à la maison pour discuter. Elle redescend de voiture. Elle est très fâchée. Elle repart vers la maison. Il la suit toujours. Elle lui crie: «Je ne veux plus être avec toi, laisse-moi tranquille.» Elle se retourne vers lui et lui dit qu'elle veut être avec Rodolfo. Elle le pousse. Il l'attrape par le cou. Il la fait tomber, lui tire les cheveux, il la prend par le bras pour la redresser. Il sort le couteau qu'il a dans sa poche et il donne des coups. Le couteau s'enfonce d'abord dans la cuisse gauche de Nastasia. Puis dans son cou, il lui tranche la carotide.

Elle tombe sur les gravillons devant l'entrée de son logement. Elle se vide de son sang. Elle meurt.

Elle est morte.

Roberto comprend tout de suite ce qu'il a fait. Il l'attrape par les pieds et rentre son corps dans la maison. (L'avocat des parties civiles soulignera ce geste. Pourquoi la tirer par les pieds?) L'autopsie montrera que la tête de Nastasia a cogné contre le pas de la porte. Dans le mouvement, son t-shirt se relève et son dos est brûlé par le frottement contre le sol. Une fois dans la maison, enfermé avec le corps de Nastasia, Roberto ne prévient personne. Il essaie de se blesser au cou avec le couteau. Il s'enfonce la pointe à six endroits différents. Il s'allonge à côté de Nastasia. Le chien de Nastasia vient lui lécher le visage. Il se relève et il erre dans l'appartement. Il monte à l'étage. Le chien le suit. Il se jette sur le lit. Et là, il s'endort. Le lendemain, vers midi, il appelle un ami pour lui dire qu'il a fait une grosse connerie, qu'il a tué Nastasia. L'ami appelle d'autres gens, qui appellent le gérant qui appelle les secours. Roberto se rendort. Les secours l'emmènent à l'hôpital.

Voilà l'histoire qu'il y avait derrière les quelques lignes que j'avais rédigées en avril 2017.

Nastasia Estrade en 2016. | via Facebook

La volonté de tuer

Ou en tout cas, ce qu'on peut reconstituer avec les témoignages et les messages de Nastasia. Mais sur les faits eux-mêmes, nous n'avons évidemment que la version de Roberto. Or précisément, il y a quelque chose qui cloche. Contrairement à ce qu'il prétend, il ne lui a pas donné «des coups de couteau». Il en parle comme s'il avait donné des coups comme ça, dans le désordre, sans viser. Dès le premier jour, la présidente a fait projeter des photos du corps de Nastasia, dont une photo en gros plan qui montrait parfaitement la blessure mortelle. Je m'étais demandé si c'était vraiment bien la peine de nous infliger ça, mais oui. Déjà parce qu'un récit, c'est toujours abstrait et qu'une morte que vous ne connaissez pas, c'est juste une absente. Après avoir vu ces photos, on sait.

Ensuite, parce qu'on voit la différence entre un coup de couteau donné au hasard et l'état du cou de Nastasia. La plaie fait 11 centimètres de long, soit les trois quarts du cou. Elle ne correspond pas à sa déclaration: «J'ai donné trois coups de couteau. Elle est tombée. Et là j'ai compris que je l'avais tuée.» Mais il n'a pas «donné un coup de couteau». Il l'a égorgée. Le geste n'est pas le même. Ce que montrent les photos, c'est qu'il lui a tranché le cou de part en part.

Cela correspond à la plupart des cas que j'ai vu passer. C'est même la première chose qui m'a frappée quand j'ai commencé à m'intéresser aux féminicides: la volonté de tuer. Ces morts ne sont que très rarement accidentelles. À un moment, ces hommes mettent à mort leur compagne. Prendre sa carabine et tirer dans la tête de son épouse, ce n'est pas «une dispute qui tourne mal». C'est une mise à mort. Le cas de Zarate, de ce point de vue, est donc exemplaire. Or la volonté de tuer pose également la question de la préméditation.

Ce que montrent les photos, c'est qu'il lui a tranché le cou de part en part.

Le code pénal ne donne pas de délai. Il dit simplement que c'est «le dessein formé avant l'action de commettre un crime». Si le coupable décide deux minutes avant de tuer, s'agit-il d'une préméditation (qui est une circonstance aggravante)? Et comment déterminer ce qui se passe dans sa tête? Comment en apporter la preuve? Ici, l'avocate générale n'a pas retenu la préméditation, raison pour laquelle elle a demandé une peine de vingt ans de réclusion, mais elle l'a tout de même évoquée dans sa plaidoirie. Il y avait clairement un hiatus entre les déclarations de Zarate et ses actes.

Un autre élément a joué. Le couteau. Il se trouve que Zarate avait le couteau dans sa poche, ce qui peut s'expliquer par son travail. Mais il s'agissait d'un couteau pliable. Pour s'en servir, il faut prendre le temps de déplier la lame. Interrogé sur ce point, il a été vague, avant de dire que le couteau était déjà déplié dans sa poche. Déplier ou pas le couteau, c'est ce qui peut permettre de qualifier une volonté de tuer. Ce sont les quelques secondes –sortir le couteau de sa poche, le déplier– qui peuvent tout changer.

Tous les éléments du féminicide

Nous n'aurons jamais d'autres réponses que celles fournies par Zarate et jusqu'à la fin du procès il est resté dans l'euphémisme. Il a parlé de «ce qui s'est passé», «et ensuite c'est arrivé», ou au plus précis «j'ai donné trois coups de couteau». Il n'a jamais dit qu'il lui avait tranché la gorge. Peut-être en était-il incapable. Peut-être cherchait-il à réduire la gravité de son geste aux yeux des juré·es. De même, il dira qu'elle est morte instantanément alors que la légiste nous parle d'une à deux minutes avant la perte de conscience –et dix pour se vider de son sang.

Au début, j'ai pu penser que ce féminicide était particulier. Parce qu'il avait eu lieu dans un microcosme, les chevaux de polo, parce qu'il y avait vingt ans de différence d'âge, parce que la victime avait 18 ans, parce que le meurtrier était argentin. L'idée d'une spécificité argentine est revenue plusieurs fois au cours du procès. Flottait dans l'air une explication essentialiste du type «ces brutasses de latinos». Le psychologue nous a même expliqué que les «gauchos» ont un rapport à la nature particulier, plus primaire, plus brut.

Ce qui avait fait dire à la présidente avec ironie: «Pour le dire un peu brutalement, Monsieur Zarate, il ne faut pas qu'il sorte de sa prairie naturelle, c'est ça? Vous nous dites qu'un gaucho c'est quelqu'un de limité? De frustre?» Le lendemain, un témoin argentin s'était insurgé contre ces stéréotypes et avait tranché: «Zarate ce n'est même pas un gaucho, il a grandi en ville! Il travaillait dans un garage!»

On retrouve les mécanismes habituels du féminicide mais comme condensés: isolement, jalousie, surveillance, menaces, chantage, coups.

En réalité, Zarate a agi comme ses homologues français, citadins ou campagnards. Quand Nastasia lui a annoncé qu'elle le quittait pour un autre, il l'a tuée. Il a fait ensuite ce que son avocate a qualifié de «suicidette», soit une petite tentative de suicide ratée. Au moment de sa mise en cause, il refuse d'assumer ses actes. D'abord, il dit qu'il ne se souvient de rien. Ensuite, il dit que c'est la faute du couteau, «sans couteau, ça ne serait pas arrivé». Et la faute de Nastasia: «Elle m'a poussé, elle s'est jetée sur moi.» Et encore la faute de Nastasia: «Si elle m'avait dit la vérité, ce ne serait pas arrivé» –alors que c'est précisément le jour où elle lui a dit la vérité qu'il l'a tuée.

Il y avait déjà eu des gestes de violence et elle avait bien senti la menace puisqu'elle avait peur. Mais elle a cru qu'elle pourrait gérer. Elle était indépendante. Elle était grande. Elle ne voulait pas inquiéter sa mère. Peut-être s'est-elle dit qu'elle s'était mise toute seule dans cette situation et qu'elle devait s'en sortir seule. Quand on s'intéresse au sujet, on le sait: en cas de menaces et de violences, il faut préparer son départ. Mais comment pourrait-on savoir ça quand on a 18 ans? Comment peut-on s'imaginer victime à 18 ans?

Nastasia n'en a même pas eu le temps. La dégradation de la situation a été extrêmement rapide. On retrouve dans son histoire tous les mécanismes habituels mais comme condensés, précipités en quelques jours: isolement, jalousie, surveillance, menaces, chantage, coups.

L'interdiction d'être libre

La mère de Nastasia a demandé l'autorisation de s'adresser directement à Zarate et, en espagnol, elle lui a dit: «Tu as tué ma fille pas par amour mais par possession.» Zarate a pleuré en demandant pardon à la famille. Il a dit qu'il était le seul coupable, qu'il méritait d'être condamné. Zarate n'est pas un monstre. Et ça met à mal un discours qu'on entend un peu trop souvent: celui des gens qui reprochent aux femmes le choix de leur partenaire. Les femmes préféreraient les salops, les méchants. Elles ne s'intéresseraient pas aux gentils garçons. Donc d'une certaine manière, elles seraient responsables de leur malheur. «Si elle a été attirée par un type violent, c'est qu'elle avait un problème quand même.» Voilà ce qu'on entend, selon cette étrange habitude qui consiste à rendre les femmes responsables de ce dont elles sont en réalité victimes.

Nastasia n'a pas été attirée par un type violent. Nastasia a choisi un gentil. La domination masculine dépasse la question du caractère individuel. Il ne suffit pas de choisir un gentil gars pour que les rapports de domination qui structurent notre société et nos imaginaires depuis des siècles s'effacent comme par magie. L'histoire de Roberto Zarate, c'est l'histoire d'un type absolument quelconque qui met à mort une femme parce qu'elle veut être libre. Qui lui refuse le droit de s'affranchir de ce qu'il a imaginé que devrait être leur couple. Qui la fait disparaître plutôt que de la laisser vivre comme elle l'a choisi.

Peu importe l'âge, la nationalité, la durée de la vie conjugale, ces féminicides sont toujours un moyen de refuser à la femme sa liberté, autrement dit de nier son humanité et le principe d'égalité entre êtres humains.

Alors que l'avocate générale avait requis vingt ans de prison contre Roberto Zarate, le jury, constitué d'un ensemble de citoyens et citoyennes, a décidé d'aller au-delà. Il a été condamné à vingt-cinq ans de réclusion. Il a décidé de faire appel. Le nouveau procès aura lieu en octobre prochain.

Je tiens pour finir à remercier la famille de Nastasia pour sa confiance.

Mes remerciements également à la présidente de la cour pour sa recherche de la vérité qui n'a jamais oublié la victime et a su laisser une place pour Nastasia pendant toutes les audiences.

Le numéro d'aide pour les femmes victimes de violence est le 3919.

Vous pouvez appeler peu importe votre âge.

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