Un homme noir meurt, à Minneapolis, asphyxié par un policier blanc. Trois jours passent avant que celui-ci soit arrêté et inculpé pour homicide involontaire. L'Amérique s'embrase.
Ce crime est requalifié en homicide volontaire et les trois autres policiers présents sur les lieux sont poursuivis pour complicité? Des centaines d'articles et de reportages documentent la culture de l'impunité et le racisme institutionnel de la police américaine? Non, vu de France, on appelle ça un «tragique fait divers».
Vu de France, où comme ailleurs les habitué·es des plateaux télé servent inepties et lapalissades réchauffées à la louche, on assène qu'aux États-Unis ««80% des Blancs sont tués par des Noirs».
C'est n'importe quoi, cela atteste d'une ignorance parfaitement crasse du sujet sur lequel on pérore, mais peu importe: il n'y a personne autour de la table pour contredire.
Vu de France, on professe qu'il y a «une espèce de défiance entre la police blanche et l'homme en survêtement noir» (25'20 sur la vidéo). Les torts seraient donc partagés? La réaction policière compréhensible à la lumière d'une violence diffuse et de la prévalence des armes à feu? L'officier Derek Chauvin aurait étouffé George Floyd de peur que celui-ci soit armé, un peu comme George Bush Jr. menait sa guerre préventive en Irak, en y inventant des armes de destruction massive? Le casier judiciaire de la victime légitimerait a posteriori cet usage disproportionné de la force?
Toutes ces déformations du réel enracinent l'idée que la police américaine tue les Noir·es par accident ou par précaution, ce qui est sans doute plus confortable intellectuellement que de voir ces meurtres comme le résultat d'un système d'oppression. On peut, si l'on est porté·e à l'indulgence, se dire qu'elles traduisent un déni plus ou moins volontaire.
À LIRE AUSSI La France n'est plus ce qu'elle était, et alors?
Perversion de la pensée kantienne
Ce qui me semble plus difficile, en revanche, c'est d'accepter l'imposture selon laquelle, au nom du sacro-saint universalisme et de nos chères Lumières, le mécanisme des violences policières ne saurait être analysé à travers un prisme racial.
«On n'a pas à tuer quelqu'un et, s'il se fait qu'il est blanc ou qu'il est noir, [ce n'est] pas vraiment mon problème. Moi, je suis universaliste, je suis un enfant des Lumières et de la raison classique et je n'ai jamais considéré que quelqu'un était bien ou mal parce qu'il avait telle couleur de peau ou telle religion. Ce n'est pas mon propos». Ainsi parlait, mercredi 3 juin sur RMC-Infos, Michel Onfray.
Il n'est pas seul à tenir ce genre de discours. Dans un article publié le même jour sur Figaro Vox, Eugénie Bastié nous explique «Pourquoi “le privilège blanc” est une théorie délétère», qu'elle caricature en préambule sous la forme d'un sophisme absurde: «Si les Blancs ne sont pas discriminés, c'est que les Noirs le sont. Pour que ces derniers ne le soient plus, il faut que les premiers le deviennent.»
Comme toujours, la mythologie pseudo-universaliste opère comme si le racisme n'existait pas: George Floyd ne serait pas mort parce qu'il était noir. Pourquoi, alors? Parce que Derek Chauvin, homme à la boussole morale brisée, n'aurait pas obéi à l'impératif catégorique de la raison pratique?
Dans le cadre de cette fiction philosophique, où la couleur de peau est écartée comme un élément non-pertinent, il va de soi que George Floyd aurait aussi été assassiné s'il avait été blanc. Il y a là une perversion de la pensée kantienne: l'universel (la non-existence du racisme, en l'occurrence, et des multiples discriminations par lesquelles celui-ci s'imprime dans le quotidien) n'est plus un but vers lequel nous devons tendre; dans la pensée performative de ses apôtres, l'universel devient le réel lui-même, le monde tel qu'il est, et l'universalisme la seule grille de lecture susceptible de l'interpréter. C'est l'universel décrété, par opposition à l'universel réalisé.
Ainsi va #AllLivesMatter, que Billie Eilish ou un dessin de Kris Straub démontent en deux coups de crayon à travers l'éloquente analogie d'une maison en feu.
Ainsi va la rengaine du racisme anti-blancs, dont Rokhaya Diallo sait identifier les incohérences avec pédagogie.
Mais pourquoi donc ces supercheries conceptuelles? Quelle est leur fonction, à quoi servent-elles à long-terme? Et dans quel but les promouvoir aujourd'hui?
Déni de racisme
Au moment où, d'un point de vue conservateur, les entrepreneur·es du «business identitaire» importeraient en France une problématique américaine.
Les minorités qui sont leurs clientèles seraient prêtes à faire du grabuge, il s'agit de tenir à distance le racisme: ça n'existe pas chez nous.
Cette dénégation invalide a priori tout effort de comparaison entre les contextes américain et français. Pourtant, les jeux de miroir ne manquent pas, comme le souligne ce thread de Grégory Pierrot, qui revient notamment sur la «Déclaration pour la police des Noirs», signée en 1777 par Louis XVI.
En comparant, on identifie les similitudes et les différences entre deux objets. En refusant de comparer, on s'interdit de mettre au jour leurs singularités, leur histoire spécifique. C'est la stratégie à l'œuvre dans l'universalisme des talk-shows: faire du racisme un objet lointain, obsolète, stérile, dont l'histoire ne serait pas la nôtre.
Ce pseudo-universalisme, en réalité, est un communautarisme blanc qui évacue la connaissance historique non seulement pour perpétuer un système de domination fondé autrefois sur la conquête coloniale, la traite et l'esclavage, mais aussi pour empêcher l'émergence d'un universalisme postcolonial qui serait le reflet de la France d'aujourd'hui.
Exemple frappant mercredi sur RTL, dans l'émission «On refait le monde». Rokhaya Diallo explique, après des précautions oratoires sur la spécificité de la violence américaine, qu'elle dit à ses neveux et à ses cousin·es de faire attention aux force de l'ordre. «C'est quelque chose de très courant», ajoute-t-elle. Commentaire de Jean-Christophe Buisson: «C'est incroyable d'entendre ça.»
La surdité qui s'exprime dans cet «incroyable» est à la fois un refoulement et une incapacité d'envisager le monde d'un autre point de vue que le sien (qui, bien sûr, est le point de vue universaliste): comment pourrait-on avoir peur des agents de police, puisqu'ils sont là pour nous protéger? Quelques pommes pourries ne signifient pas que l'arbre est malade: «Ce n'est pas parce qu'il y a des policiers qui se comportent mal», dit par ailleurs Jean-Christophe Buisson, «que [le racisme] est institutionnel».
Comment s'entendre dans ces conditions? Si l'expérience des un·es, la peur qu'elles ou ils disent ressentir à la vue d'un uniforme, sont systématiquement réfutées comme un impressionnisme de mauvaise foi, ne résistant pas à l'épreuve des faits? Si la reconnaissance de cette peur et de leur statut de privilégié·es par des Blanc·hes est systématiquement assimilée à une cérémonie d'expiation aussi ridicule que perverse?
Regarder en face notre histoire et les inégalités qui en résultent, ce n'est pas un acte de repentance, ce n'est pas s'agenouiller devant l'Autre. Refuser de prendre en compte cette histoire, ce n'est pas œuvrer pour l'universalisme. Au lieu de réfléchir à un idéal fluide, dont la communauté nationale négocierait continuellement et sereinement les termes, nous nous condamnons par cette vision rabougrie et biaisée au paradigme décliniste et à sa guerre larvée entre premièr·es et dernièr·es arrivé·es.
Même si ses tenants s'en défendent, il s'agit là d'un programme politique visant à fédérer toutes celles et tous ceux que l'évolution des identités françaises inquiète, dérange, énerve. Son axe principal: que la France reste la France.
Du point de vue de la cohésion nationale, cet universalisme identitaire et populiste porte en lui chacune des fractures qu'il aime reprocher à ses épouvantails.