Société

À l'heure du Covid-19, le manque de contacts physiques affecte nos vies

Temps de lecture : 7 min

Le toucher est un besoin indispensable au bien-être de l'être humain, mais c'est surtout la privation des gestes familiers en présence de nos proches qui rend cette nécessité saillante.

«L'élan de socialité est un élan vital, c'est comme manger et boire», selon Fabienne Martin-Juchat, professeure en sciences de la communication.
«L'élan de socialité est un élan vital, c'est comme manger et boire», selon Fabienne Martin-Juchat, professeure en sciences de la communication.

«Cela va faire plus de deux mois que je n'ai touché personne. C'est comme si je me sentais invisible», témoigne Claire. Cette trentenaire, qui se décrit comme une personne «plutôt solitaire en temps normal», a l'habitude de vivre seule et assure ne pas avoir besoin de la compagnie des autres pour se sentir bien au quotidien. Mais depuis la mise en place des gestes barrière pour limiter la propagation du Covid-19, notamment celle de la distanciation physique, le sentiment de solitude l'assaille: «J'en suis à un point où j'en viens à jalouser les couples et les familles que je croise dans la rue. Je meurs d'envie de tenir la main de quelqu'un moi aussi, qu'on m'enlace.» Et d'ajouter avec un sourire gêné: «C'est très bizarre, non?»

Si la propagation du Covid-19 a ralenti en France, la Direction générale de la santé (DGS) a jugé nécessaire de rappeler dans un communiqué mercredi 20 mai, veille du week-end de l'Ascension, la nécessité de poursuivre les mesures barrière et de distanciation physique. Mais pour les personnes comme Claire qui ont vécu le confinement seules et qui n'ont en principe touché personne depuis plusieurs mois, la frustration peut devenir compliquée à gérer. En attestent les images des dizaines de personnes rassemblées sur les berges du canal Saint-Martin le premier soir du déconfinement en France.

Le toucher, un besoin vital

«Ces rassemblements sont compréhensibles et totalement non surprenants», réagit Fabienne Martin-Juchat, professeure en sciences de la communication à l'université Grenoble Alpes. «L'élan de socialité est un élan vital, c'est comme manger et boire. Une personne privée de contacts sociaux dépérit. Pour les jeunes en particulier, le besoin de socialité à l'autre est plus important que le risque d'être contaminé», explique-t-elle. Le psychothérapeute Bruno Vibert confirme que le manque de contacts physiques peut être mal vécu: «Toucher et être touché est nécessaire à notre équilibre. C'est bien plus qu'un besoin biologique. C'est un sens qui permet de percevoir les émotions chez l'autre. Il valide l'affection des proches et éloigne les peurs.»

Cette carence d'affection a même une expression en anglais: la «skin hunger», littéralement la «faim de la peau». Bien plus qu'une simple impression de manque, il s'agit d'une réaction neurologique, comme l'explique la docteure en neurosciences Catherine Belzung. «Les contacts physiques activent certaines parties de notre cerveau appelées “hotspot” hédoniques. Ces zones sont activées par tout ce qui est perçu comme agréable, quelle qu'en soit la modalité. Elles permettent au sujet d'attribuer une “valence” (agréable vs désagréable) au stimuli perçus. Cela permettra ensuite de mettre en œuvre des comportements permettant d'augmenter la probabilité de recevoir ce genre de stimulations.»

Ce système de récompense intervient très tôt dans la vie du nourrisson et joue un rôle essentiel dans son développement: «Cela a été étudié chez des animaux comme le campagnol, par exemple. Les petits qui ont été peu touchés par leurs parents sont devenus plus sensibles au stress une fois adultes, plus agressifs, avaient de moins bonnes aptitudes cognitives que les autres. La connectivité de leur cerveau était aussi moins développée.» Chez les êtres humains, l'absence de contacts et l'isolement entraînent des effets quasi similaires, avec une augmentation d'hormones de stress et des modifications au niveau cérébral. «Certaines zones voient leur volume augmenter, comme l'amygdale, entraînant une augmentation du stress et de l'anxiété. Alors que d'autres voient leur volume diminuer, comme l'hippocampe et certaines parties du cortex préfrontal, causant la diminution des facultés de concentration et une augmentation des comportements routiniers.»

La privation, un révélateur

Une personne en situation de vulnérabilité –comme cela peut être le cas actuellement– ressentira également davantage le besoin de toucher et d'être touchée. Pas étonnant donc que des individus comme Claire aient de plus en plus de mal à supporter l'absence de contacts physiques. Mais comment expliquer qu'ils n'en souffraient pas avant la mise en place des gestes barrière? «C'est quand on vous prive de quelque chose que vous vous rendez compte que c'est important. Le besoin de toucher et d'être touchée a toujours été là, c'est simplement qu'on n'y prêtait pas attention, analyse la spécialiste. Toute notre vie quotidienne est faite de micro-gestes avec d'autres individus, de micro-attitudes spontanées et non conscientisées. C'est le plaisir de l'être-ensemble. Avec le Covid-19, tous ces gestes sont soumis à un autocontrôle corporel très puissant. Plus qu'une frustration, cela peut créer un mal-être.»

Pour adoucir ce sentiment de malaise, les personnes seules ont recours à diverses stratégies. Claire, par exemple, raconte avoir trouvé du réconfort dans des bains chauds et des automassages. «C'est sûr que ça ne procure pas les mêmes sensations que quand c'est quelqu'un d'autre qui vous les fait, mais on s'en contentera pour le moment», plaisante-t-elle.

«Avec le Covid-19, tous nos gestes sont soumis à un autocontrôle corporel très puissant. Plus qu'une frustration, cela peut créer un mal-être.»
Catherine Belzung, docteure en neurosciences

«Compenser le manque par l'automassage ou se recouvrir d'un plaid, d'une couverture qui nous fait nous sentir bien sont des moyens efficaces, confirme Bruno Vibert. Il est aussi possible de simplement se serrer soi-même dans les bras plusieurs fois par jour.»

En Islande, pour soulager l'anxiété de la population, les gardes forestiers ont recommandé la sylvothérapie –comprendre: faire des câlins aux arbres. Sinon, une simple balade dans la nature, un rendez-vous chez le coiffeur ou un moment passé avec un animal peuvent également faire du bien. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si de nombreuses personnes ont été tentées par l'adoption d'un animal de compagnie pendant le confinement. «Quand on se fait toucher par son chat, automatiquement on est apaisé: ça apaise la tête, les émotions, et ça amène une sécurité affective. Ce type de communication non verbale nous rappelle notre condition de mammifère, et si on ne peut pas l'avoir avec d'autres humains, heureusement on peut l'avoir avec les animaux», explique Fabienne Martin-Juchat.

Le manque, un vécu différencié

S'il est normal de souffrir du manque de contacts physiques, tout le monde ne l'exprime pas de la même manière. Plutôt que d'en parler, certaines personnes vont compenser par du sport, de la suractivité, de la créativité, explique la spécialiste. Le manque sera alors vécu comme moins problématique. Pour d'autres personnes, ce n'est pas tant le manque de contacts physiques que le manque de sociabilité qui est problématique. Florian, qui a vécu également le confinement seul, confie davantage souffrir du télétravail et du manque de contacts sociaux avec ses collègues que des gestes barrière avec sa famille et ses ami·es.

«Je ne pense pas qu'il y a un plus grand besoin de gestes physiques. Nous n'avons pas un “besoin” de toucher les autres dans la rue, de toucher nos amis», confirme David Le Breton, professeur de sociologie à l'université de Strasbourg et notamment auteur du livre Anthropologie du corps et modernité. «Il nous arrivait plein de fois de croiser des amis dans la rue ou des collègues dans les couloirs, mais ce n'est pas pour autant que l'on se précipitait vers eux. Souvent on s'arrêtait, on échangeait un sourire, on échangeait quelques mots et cette relation nous convenait parfaitement. Ce qui nous gêne aujourd'hui, c'est de croiser ces gens qu'on apprécie énormément mais de les voir toujours derrière leur masque et de devoir respecter tous les gestes barrière.»

Avec un masque, le visage disparaît automatiquement. Or, le visage, c'est ce qui nous sert à être reconnu, par lequel on est nommé, rappelle l'anthropologue. «Il ne reste plus qu'un front et des yeux. Les gens que vous croisez dans la rue, vos collègues de travail, deviennent des personnes anonymes, uniformes. On ne peut plus repérer les mimiques qui traversent le visage de l'autre, on a du mal à mesurer la qualité de son accueil ou au contraire de son désaccord.» Selon lui, tout cela introduit une rupture de familiarité, «mais de là à dire que nous aurions un besoin impérieux d'embrasser les autres, de les toucher, pour moi ça n'a absolument aucun sens».

L'échange, un rapport à moduler

D'autant plus qu'absence de contacts physiques n'est pas forcément synonyme d'absence d'intimité. «On peut avoir des échanges très profonds sans aucune relation physique, affirme Catherine Belzung. C'est souvent le cas dans les relations amicales, par exemple. L'absence de relations physiques peut même favoriser la qualité des échanges. Dans certains cas, les contacts physiques peuvent masquer une qualité d'échange faible. C'est donc l'occasion de développer davantage cet aspect.»

Le numérique et notamment les apéros Skype ont aidé à entretenir cette sociabilité à distance, «mais ce n'est possible que pendant un temps, selon Fabienne Martin-Juchat. Qu'est-ce que l'amitié? C'est ressentir ensemble des émotions. L'empathie, l'amitié, la sympathie c'est vibrer ensemble dans un moment partagé, en buvant des bières, en souriant ou en rigolant ensemble. Cette vibration commune et collective est évidemment perturbée quand on est à distance».

«On va finir par penser de moins en moins à la pandémie, comme on a fini par oublier le SRAS ou d'autres grandes épidémies.»
David Le Breton, professeur de sociologie

Une chose est sûre, la crise sanitaire a profondément modifié nos rapports sociaux, et il est probable que ce soit encore le cas même après la levée des gestes barrière. Même si nous serons certainement soulagé·es de ne plus avoir l'obligation de porter un masque ou de nous tenir à un mètre de distance des autres personnes, savoir que nous pouvons contaminer l'autre «a créé une trace, une mémoire dans notre cerveau», explique la Pr de neurosciences Catherine Belzung. «Pour le moment, cette trace est bénéfique car elle nous permet de nous protéger et de protéger les autres. Si cette pandémie se termine, et avec elle le risque de contaminer quelqu'un, il nous faudra réaliser un nouvel apprentissage: à savoir que, désormais, nous ne devons plus éviter les autres.»

Combien de temps cela prendra-t-il pour nous réhabituer, pour ne plus nous représenter les autres et nous-même comme des dangers potentiels? «Je pense que cela va prendre quelques mois, estime David Le Breton. Mais on va finir par penser de moins en moins à la pandémie, comme on a fini par oublier le SRAS ou d'autres grandes épidémies.»

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