Lundi 25 mai, dans cette émission où il babille à son aise, Éric Zemmour, qui se sentait en verve sur l'esclavage, a raconté une histoire de pirates maghrébins; il avait l'air ravi. J'arrange en retranscrivant, pardon, c'est à l'oral.
«En 1795, un bateau plein d'Américains est attaqué par les Barbaresques et est envoyé en esclavage. Et le président Jefferson [ici, Zemmour a levé le doigt d'enthousiasme], le président américain, a écrit une lettre très humble au dey d'Alger en disant: “Est-ce que vous pourriez nous rendre? On n'a rien fait, on n'attaque jamais personne (les Américains à l'époque n'ont pas de marine de guerre). Et le dey d'Alger répond, souverain et méprisant: “C'est comme ça, notre religion nous oblige à transformer les infidèes en esclaves, c'est notre devoir, on se moque complètement de ce que vous avez à nous dire.” Et c'est à l'origine de la première marine de guerre américaine.»
Alors voilà. En 1795, Thomas Jefferson n'est pas président des États-Unis. Il ne sera élu que six ans plus tard, une paille. Il n'a écrit aucune lettre au dey, qui représente à Alger le pouvoir ottoman.
En 1795, Jefferson s'est retiré sur ses terres, ayant quitté son poste de secrétaire d'État, fâché que son pays soutienne l'Angleterre contre la France de la Révolution.
En 1795, l'Amérique ne fait d'ailleurs pas la guerre aux puissances de Barbarie, comme on appelle alors les pays d'Afrique du Nord, mais signe au contraire avec Alger un traité de paix et d'amitié qui garantit, moyennant finances, la liberté de circulation en Méditerranée et dans le détroit de Gibraltar aux navires américains. Quant à la marine de guerre américaine, elle te dit…
Je fais ici une pause. Le drame des méchants cuistres façon Zemmour, qui dégoisent à l'envi sur des plateaux pathétiques, c'est qu'ils nous forcent à devenir pédants. Ils violent l'histoire, mais contrairement à Dumas, ils engendrent des monstres à l'image de leurs obsessions. Celle de Zemmour est transparente, sur l'islam qui serait esclavagiste par nature et contre lequel il faudrait s'armer.
Les cuistres méchants ont de la réalité des souvenirs imprécis, ils ont lu jadis Historia chez le dentiste, mais ceux qui écoutent les cuistres n'ont même pas cela. Quelle pitié quand l'histoire est si belle et complexe: revenons-y.
Avant de nourrir les bavardages réactionnaires, les pirates barbaresques et leur traite d'esclaves ont été une réalité historique, et ce qu'on appellerait aujourd'hui un crime contre l'humanité. Le plus célèbre d'entre eux s'appelait Barberousse. Ils écumaient la Méditerranée pour garantir à l'empire turc l'hégémonie sur cette mer, par la terreur et la rançon.
Ils font partie du paysage de l'époque et Molière, «Que diable allait-il faire dans cette galère? Ah! maudite galère! traître de Turc à tous les diables!», les évoque dans Scapin.
Quand les États-Unis deviennent indépendants, à la fin du XVIIIe siècle, ils rencontrent à leur tour cette contingence. Leurs navires marchands ne sont plus protégés par la Navy anglaise, ils deviennent des cibles.
En 1785 –Zemmour a dix ans de décalage–, le Maria Boston est capturé, qui convoyait des fourrures et du poisson séché vers Cadix. Vingt-et-un marins sont réduits en esclavage.
L'un d'eux, âgé de 18 ans, James Leander Cathcart, ressemble au Joseph de la Bible, qui d'esclave devint ministre de Pharaon. Cathcart commence par soigner les lions, les tigres et les antilopes de la ménagerie du palais du gouverneur, puis à force d'habileté devient un homme riche et précieux, choisi comme assistant par le dey d'Alger, et –quel accomplissement!– se retrouve médiateur entre ses ravisseurs et son propre pays: l'homme-clé de la préparation du traité de 1795. Car sous l'esclavage, on négocie sagement.
Jefferson a participé à ces palabres. En mars 1786, Thomas Jefferson, ambassadeur en France des jeunes États-Unis, rejoint son collègue John Adams, ambassadeur à Londres, et ensemble rencontrent un rude diplomate, Sidi Haji Abdrahaman, représentant de Tripoli, qui leur explique ce qui suit –et voilà la source de la confusion de Zemmour.
Les nations qui n'ont pas reconnu le Prophète sont composées de pêcheurs, que les fidèles ont le droit et le devoir de réduire en esclavage, et ceux qui meurent ce faisant iront au paradis; quand un navire est pris d'assaut, le premier marin qui aborde l'ennemi se voit gratifié d'un esclave supplémentaire dans sa part de butin; ses guerriers tiennent un sabre dans chaque main et un autre dans la bouche, et inspirent une terreur irrépressible.
Mais ayant dit ceci, Sidi Haji Abdrahaman ajoute que moyennant finances, tribut, rançons, on peut toujours discuter. Pourrait-on emprunter de l'or aux Hollandais?
Les États-Unis, pas très vaillants après s'être libérés de l'Angleterre, discutent donc. Le président Washington décide de payer.
Pour des centaines de milliers de dollars, l'Amérique rachète ses enfants captifs. Les «traités barbaresques» se succèdent, avec Alger en 1795 (l'Amérique construit même des navires pour les Algérois), Tripoli en 1796 et Tunis en 1797, qui préservent son commerce, sinon l'honneur.
Notre ami Cathcart est libéré au passage. Il s'en retourne à Philadelphie avec un navire qu'il a acheté et affrété, et reviendra bientôt en Afrique du Nord, comme diplomate et comme espion –a-t-on pensé à écrire un film de ses mémoires?
La ruse et la patience ne sont pas simplement des qualités orientales. L'Amérique a fait mine de se soumettre. En 1794, elle a décidé d'armer ses propres vaisseaux. Il s'agit de se projeter un jour en Méditerranée, mais aussi de ne plus être nu chez soi: bientôt, les corsaires français sont un problème local.
En 1801, quand Thomas Jefferson est élu président, il possède les navires qui soutiendront sa puissance. Il n'avait pas aimé, quatorze ans plus tôt, les manières de l'ambassadeur de Tripoli. Il n'a jamais cru que l'on peut payer pour sa liberté.
Il n'en fait pas une affaire de morale –il est lui-même esclavagiste, et en profite aussi sexuellement, troussant dit-on à l'occasion une adolescente asservie–, ni de religion: ce Virginien éclairé a lu le Coran quand il était étudiant (il reproche à l'islam comme au catholicisme de confondre la loi et la foi), et il a fait inscrire la liberté de religion dans les lois de son État. Il ne parle pas de croisade mais ne veut pas qu'on l'embête.
À son inauguration, le pacha de Tripoli demande une augmentation du tribut. Jefferson refuse et envoie ses vaisseaux gagner cette guerre.
Quinze ans plus tard, le président Madison complète le travail en humiliant Alger, qui est une puissance déclinante et qui sera bientôt conquise par la France –mais ne chargeons pas la barque aujourd'hui.
Les États-Unis ne paieront plus de tribut à quiconque. Le nom de Stephen Decatur, capitaine héros des deux guerres barbaresques, qui pénétra le port de Tripoli, s'inscrit dans le roman national américain. Decatur aurait porté un toast célèbre, «My country right or wrong», «à tort ou à raison, mon pays», avant de mourir en duel, et aurait été le modèle de l'aventurier hollywoodien Errol Flynn, qui franchement, bien que peu recommandable, était autrement inspirant que le petit Zemmour de CNews.
Sinon, ceci.
En 1805, Jefferson, vainqueur des pirates, accueille à Washington Sidi Soliman Mellimelli, ambassadeur de Tunis, premier ambassadeur en Amérique d'un pays musulman. Nous sommes en plein ramadan, et Jefferson planifie le dîner d'État au coucher du soleil, pour respecter son invité.
Deux siècles plus tard, en avril 2006, la secrétaire d'État américaine Condoleeza Rice offrit à l'Algérie la version originale du traité de paix de 1795. Ce fut un moment d'authentique émotion.