Culture

Quand le Covid-19 fera son entrée au musée

Temps de lecture : 10 min

Alors que la pandémie a contraint les institutions culturelles du monde entier à fermer leurs portes, certaines s'affairent à collecter objets, photos et témoignages qui serviront à raconter son histoire.

Exposition sur les épidémies au Smithsonian National Museum of Natural History, le 13 mars 2020 à Washington, D.C. | Saul Loeb / AFP
Exposition sur les épidémies au Smithsonian National Museum of Natural History, le 13 mars 2020 à Washington, D.C. | Saul Loeb / AFP

Quel regard jettera notre descendance sur la période actuelle? Que retiendra l'histoire de ce printemps 2020 où plus de la moitié de la population mondiale était confinée? Quelles images, quels textes entreront dans les manuels scolaires de nos arrière-petits-enfants? Que viendra-t-on voir dans les futures expositions Covid-19?

S'il est évidemment bien trop tôt pour répondre à ces questions, musées et historien·nes se sont mis·es au travail.

Appel aux dons du MuCem

Le 21 avril dernier, le Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (MuCem) de Marseille a lancé un appel à participation intitulé «Vivre au temps du confinement», invitant la population à envoyer des objets incarnant et symbolisant sa vie confinée.

«En tant que musée de société et de civilisation qui nous intéressons à la vie quotidienne et aux faits contemporains, il nous était inconcevable de ne pas nous pencher sur le confinement qui touche chacun de nous à une échelle inédite», avance Émilie Girard, directrice scientifique du MuCem.

L'établissement n'est pas novice en la matière: «Une grande partie de sa collection est acquise par le travail d'enquête et de terrain, un système hérité de l'ancien Musée national des arts et des traditions populaires» –depuis la fermeture de ce musée parisien en 2005, ses collections ont rejoint le fonds du MuCem.

Confinement oblige, il peut s'avérer compliqué ou dangereux de demander au public de poster des objets. Pour le moment, le musée ne récolte donc que des photographies envoyées par mail; les vrais objets seront réceptionnés plus tard.

Début mai, deux semaines après le lancement du projet, près de 300 personnes avaient déjà répondu à l'appel. Un chiffre dont se félicite Émilie Girard, d'autant que les propositions continuent d'affluer, notamment de l'étranger.

Inventaire à la Prévert

Si nous ne pouvons savoir aujourd'hui comment ces objets seront étudiés et classifiés par les historien·nes et les expert·es, certaines catégories se dessinent déjà.

Sans trop de surprise, l'une concerne les équipements de protection médicaux, officiels ou faits maison: masques, surblouses, visières protectrices conçues par imprimante 3D… Une seconde recouvre tout ce qui a trait à la vie en intérieur: tapis de yoga, ustensiles de cuisine, objets témoignant de notre regain d'intérêt pour les loisirs créatifs… Cette vie domestique imposée réveille chez d'autres la fibre artistique, comme le laisse suggérer l'envoi de nombreuses peintures et photos.

Outre le fait de témoigner de notre besoin d'occupations et de distractions, les dons au MuCem mettent en lumière cette solitude inédite, engendrée par le confinement, dans laquelle se nouent parfois de nouvelles relations émotionnelles: ici, ce violoncelle autrefois négligé duquel on se met à jouer avec assiduité, là, ce paquet de biscottes que l'on émiette chaque matin pour nourrir les petits oiseaux venus taper à nos fenêtres.

D'autres objets évoquent cette frontière entre monde intérieur et monde extérieur devenue étanche. Un infirmier libéral et un livreur ont par exemple envoyé une photo de leurs chaussures, qu'ils laissent désormais chaque soir sur leur paillasson. Une autre personne n'ouvre plus les portes qu'à l'aide de ce crochet-tournevis fourni avec chaque meuble Ikea.

Peu de professions médicales ont pour l'instant contribué au projet, mais cela devrait probablement évoluer avec la levée du confinement. «On a tout de même reçu la proposition d'un soignant en service de réanimation qui avait filmé la sortie de leur premier patient guéri», mentionne Émilie Girard.

Entre catharsis et humour

La directrice scientifique du MuCem souligne par ailleurs l'importance des objets envoyés par des parents ou des enfants. On y trouve pêle-mêle le journal d'un doudou qui raconte son quotidien, un musée miniature en carton réalisé par une petite fille, mais aussi le costume d'un super-héros ayant décidé de suspendre son combat contre le crime pour s'attaquer au Covid-19. «Les jeux d'enfants constituent une part importante des objets que nous recevons, une manière pour eux sans doute de projeter leurs angoisses.»

Cette catharsis ludique est bienvenue pour la jeune génération qui sortira, peut-être plus encore que ses aînées, profondément bouleversée par l'expérience du confinement.

D'ailleurs, lorsqu'on lui demande quel serait à ses yeux l'objet symbole de cette période, Émilie Girard hésite entre le cahier de devoirs de sa fille et le calendrier qu'elles tiennent ensemble, sur lequel des petits dessins d'œufs de Pâques ou de brins de muguet sont venus ponctuer le fil des jours.

«Il ne s'agit pas d'une simple description générique; les gens partagent leur ressenti, leur vécu.»
Émilie Girard, directrice scientifique du MuCem

En ce qui concerne la variété des profils des participant·es, elle assure que «même s'il est encore un peu tôt pour parler de vraies tendances, toutes les tranches d'âge sont représentées et les envois sont assez bien répartis sur le territoire». Quant à leur milieu social, Émilie Girard explique qu'il n'est pas toujours facile de le deviner en lisant de simples lettres d'accompagnement.

Y transparaissent néanmoins «de nombreux traits d'humour. Les textes sont souvent drôles et attestent d'une véritable capacité de recul voire d'autodérision, comme cette personne qui nous a envoyé une photo de ses pantoufles avec ce mot: “Détresse appartementale”». Elle se dit également surprise par la couleur intimiste des textes reçus: «Il ne s'agit pas d'une simple description générique; les gens partagent leur ressenti, leur vécu.»

Tendance mondiale

En France et dans le monde, nombre de musées et institutions culturelles procèdent à une collecte similaire. Citons, dans l'Hexagone, le travail orchestré par les archives de Marseille, d'Avignon, de Lorient et de Saint-Étienne, ou encore celui des archives départementales des Vosges, du Gard et de l'Aube.

À l'étranger, les initiatives se multiplient, notamment aux États-Unis, en Allemagne, en Finlande ou au Canada, où le Musée pour les droits de la personne a sollicité le public autour d'une question bien particulière: «Quel acte de gentillesse vous a remonté le moral au cours de cette pandémie?»

De son côté, le Musée national de Cardiff s'intéresse à la manière dont le confinement est vécu par les personnes souffrant de troubles d'apprentissage, tandis que le Musée national du football de Manchester s'est donné pour but de documenter l'impact de l'épidémie sur les clubs et les fans de ballon rond.

Au Danemark, le Vesthimmerlands Museum recueille la parole des habitant·es en cette période exceptionnelle: «D'ordinaire, nous avons tendance à concevoir le musée comme un lieu où l'on expose des objets derrière une vitre. Mais aujourd'hui, nous avons la chance de recueillir l'impression des gens à l'instant T, avant même qu'ils n'aient eu le temps d'y réfléchir», se félicite la conservatrice, Maria Hagstrup.

Si certains musées privilégient la collecte de témoignages audio, d'autres se tournent vers les réseaux sociaux, à l'instar du Centre international de la photographie et du Musée de la ville de New York, à l'origine des hashtags #CovidStoriesNYC et #ICPConcerned sur Instagram. Lancés respectivement le 20 mars et le 1er avril, ils ont déjà généré plus de 30.000 publications.

Au National Museum of American History de Washington D.C., c'est au travers de prismes singuliers que l'on aborde la démarche: celui du petit commerce, des brasseries locales ou des organisations religieuses. Mais l'on s'intéresse également à l'impact du port des équipements de protection sur la relation médecin-patient·e et à la manière dont la communauté afro-américaine perçoit le fait de se masquer, craignant que cela n'attise les contrôles policiers.

Souvenir du 11-Septembre

Dans la ville du monde la plus touchée par le Covid-19, nombreux sont les musées à avoir commencé leur enquête documentaire. Le City Reliquary de Brooklyn, dédié à l'histoire de New York, fait appel à des volontaires pour photographier les quartiers de la ville, en attendant de pouvoir mettre la main sur des objets.

Louise Mirrer, directrice de la New York Historical Society, espère pouvoir récupérer une bouteille de Corcraft, le gel hydroalcoolique créé par les détenus de la prison de l'État de New York.

Pour l'heure, les protections ou équipements médicaux doivent rester entre les mains des personnes qui en ont besoin, ce qui laisse le temps aux musées et autres institutions culturelles de s'organiser afin de parer à tout risque de contamination lors de leur réception.

Ce n'est pas la première fois que New York vit une situation comparable. Quelques jours à peine après les attentats du 11 septembre 2001, les musées de la ville ont dépêché leurs équipes sur le lieu du drame pour récupérer parmi les gravats chaussures, cartes d'identité, sacs à dos, panneaux de signalisation et autres témoins silencieux de la tragédie.

Tous ces objets étaient recouverts d'une poussière hautement toxique, et des mesures sanitaires exceptionnelles ont dû être prises avant que la majeure partie de la collection ne puisse rejoindre les vitrines d'exposition du mémorial.

Collecte d'urgence

Ces dernières années, divers musées américains ont mis en place des cellules spéciales, avec l'objectif de se rendre le plus rapidement possible sur les lieux d'un événement au retentissement national en vue de collecter ce qui peut l'être.

Ce travail d'urgence a notamment permis de documenter l'assassinat de Michael Brown par la police locale de Ferguson et les manifestations qui s'ensuivirent en 2014, ou encore la Marche des femmes sur Washington de 2017 et ses fameux pussy hats.

À l'Orange County Regional History Center d'Orlando, où l'on conserve des souvenirs de la fusillade de la boîte de nuit Pulse en 2016, la conservatrice en chef Pamela Schwartz voit dans cette mission «le moyen d'encourager les historiens à considérer rapidement la magnitude d'un événement et à en mesurer la portée historique».

Le Victoria and Albert Museum de Londres est allé encore plus loin en créant en 2014 une salle d'exposition consacrée à ce qu'il juge être des «événements du design et de la technologie». Y sont présentés d'hétéroclites épiphénomènes, illustrant ce que le design a fait de meilleur comme de pire: bancs anti-SDF, cigarettes électroniques, burkini, Louboutin, drones... On y retrouve également les faux cils de la chanteuse Katy Perry ou encore le logo d'Extinction Rebellion, l'une de ses récentes acquisitions.

Aucun objet lié au Covid-19 n'a encore été intégré à la collection, même si le masque respiratoire de l'entreprise italienne Isinnova, créé à partir d'un masque de plongée, suscite l'intérêt de la conservatrice Corinna Gardner.


Alessandro Romaioli, ingénieur chez Isinnova, présente la création de sa start-up, le 24 mars 2020 à Brescia, en Italie. | Handout / Isinnova / AFP

Au Wien Museum, qui fut l'un des premiers à mettre en place une collecte, le directeur Matti Bunz est déjà en mesure de tirer certains enseignements de la pandémie. Parmi tous les objets reçus, son préféré est un petit virus confectionné au crochet. Non seulement il le trouve «très mignon», mais il voit également en lui «le parfait ambassadeur de son temps». Ce virus en laine rouge et verte montre en effet que l'on «vit à une époque où la grande majorité des gens connaissent les structures biologiques. À l'aune de l'histoire de la médecine, cette représentation demeure inédite».

Nouvelle approche historique

Au Moyen Âge, la contagion était vue comme un mal invisible, une punition divine, représentée sur les œuvres artistiques de l'époque sous les traits de la Grande Faucheuse, d'incendies ou de pluies de flèches s'abattant sur des chrétien·nes dont les actes peccamineux provoquaient la colère de Dieu. Ni les nobles, ni les paysan·nes, ni les évêques, ni les cardinaux, ni les rois et les reines n'étaient épargnées, comme le figurent les multiples danses macabres peintes dans le sillage des épidémies.

L'histoire de ces grandes épidémies des siècles passés nous est parvenue sous diverses formes: des discours officiels, des bulletins de santé publique, des avis de décès dans les gazettes, des chroniques, des mémoires de grands médecins…

Mais il aura fallu attendre la Première Guerre mondiale pour que l'historiographie traite le sujet en s'intéressant au récit de la vie quotidienne, aux journaux intimes ainsi qu'aux archives personnelles, et y voit une manière de raconter la grande histoire par le prisme de nos vies minuscules.

Aujourd'hui, nos attestations de sortie gribouillées à la hâte, nos masques faits maison, nos concerts et nos applaudissements aux balcons formeront le matériel brut que les historien·nes auront à charge d'étudier. Leur travail ne fait que commencer.

«En tant que musée de société, le MuCem doit se faire l'écho des préoccupations de ses contemporains», estime Émilie Girard, qui conçoit le musée moderne «comme un forum, un espace de parole». «Cette expertise se fera à l'échelle du MuCem, mais pas seulement», ajoute-t-elle, en appelant de ses vœux la mise en place «d'un travail collectif à l'échelle nationale, voire internationale».

Si on ne peut encore connaître les objets qui seront jugés les plus représentatifs de ce printemps 2020, certains d'entre eux pourraient se retrouver au musée dès l'année prochaine. «On prévoit une exposition sur le sida à la fin 2021, et dans le contexte actuel, il semble difficilement envisageable de ne pas évoquer la crise que nous traversons», confie la directrice scientifique du MuCem.

La question se pose également au National Museum of American History, où l'exposition In Sickness and in Health, prévue à l'automne prochain, devrait retracer l'histoire de l'épidémie de fièvre jaune de 1793 à Philadelphie et celle du choléra qui sévit dans les régions de San Francisco et de Sacramento au milieu du XIXe siècle.

Malheureusement, l'état de crise sanitaire provoqué par le Covid-19 est loin d'être terminé. Comment, dès lors, exclure que les objets jugés exceptionnels aujourd'hui ne deviennent pas habituels dans les semaines, les mois, les années à venir?

Benjamin Filene, commissaire d'exposition au National Museum of American History, s'interroge ainsi sur le port du masque: «Comment sera-t-il perçu dans le futur? Comme un événement épisodique et anormal ou un nouvel aspect de notre quotidien?»

Les propositions de dons au MuCem sont à envoyer d'ici le 31 mai à l'adresse suivante: [email protected]

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