Dans l'Ancien Testament, le Livre de l'Exode narre comment après avoir subi les dix plaies d'Égypte (les grenouilles, les furoncles, les poux…), le pharaon finit par accepter de laisser partir les Hébreux et comment ces derniers, craignant que le chef égyptien ne changeât d'avis, s'enfuirent à toute hâte. D'après l'Ancien Testament, la précipitation des Hébreux fut telle qu'ils n'eurent même pas le temps de laisser leur pâte lever.
J'ai toujours trouvé que cette histoire de fermentation du pain était un moyen pour le moins étrange d'illustrer la précipitation du peuple d'Israël. Pourtant, comme je le découvre aujourd'hui, il existe bien un lien entre le fait de devoir passer de longues heures chez soi et le plaisir de guider la lente poussée de la pâte. Durant le mois de confinement qui vient de se passer, en effet, un fléau m'a retenu chez moi. Je me suis donc retrouvé dans une situation exactement inverse à celle des Hébreux. Aussi, ma réponse a été de faire ce qu'eux n'avaient pas pu faire: aller récupérer et rafraîchir le vieux levain qui traînait au fond de mon frigo.
Il va sans dire que je ne suis pas le seul à faire mon propre pain. À en croire certaines estimations, les ventes de levure ont augmenté de plus de 600% le mois dernier. D'un point de vue strictement pratique, cela n'a pas beaucoup de sens. La fermentation n'ajoute pratiquement aucune valeur nutritionnelle au pain, donc, s'il ne s'agissait que d'obtenir un apport de calories en temps de crise, on pourrait trouver des sources bien plus efficaces. Sauf que, bien entendu, l'intérêt de faire son pain est loin de résider uniquement dans une recherche d'aliments nutritifs. Le pain au levain est une culture, un plaisir et une célébration. Il s'agit autant d'un art que d'un aliment. Et il s'avère que c'est ainsi que cela a débuté.
En écrivant mon livre Who Ate the First Oyster? (Qui a mangé la première huître?), j'avais déjà fait connaissance avec toute sorte de personnes du passé qui ont inventé et découvert des choses qui servent encore aujourd'hui (du premier être humain qui a monté un cheval à la première personne qui a porté un pantalon), mais la mode du pain maison entraînée par la quarantaine a fait naître chez moi de nouvelles questions: qui a découvert la magie de la levure et de la pâte? Qui a réalisé le premier levain et fait cuire le premier pain?
Des traces datant du Néolithique
Comme le remarque le bio-archéologue Andreas Heiss, le pain cuit au four est l'un des aliments à base de céréales les plus difficiles et longs à réaliser qui soient. Quand les premièr·es fabricant·es de pain, un groupe qui vivait de la chasse et de la cueillette appelé·es Natoufien·nes qui vivaient au Moyen-Orient il y a quelque 14.000 ans, firent cuire leurs premiers pains plats, il s'agissait pour ses membres d'un plat de fête et non d'un aliment de base. Le pain était à l'origine l'équivalent natoufien du gâteau de mariage. C'était l'aliment décoratif de la cérémonie et non un apport nutritif justifiant une dépense d'énergie rationnelle pour le fabriquer.
Pourtant, comme me l'a écrit dans un e-mail Amaia Arranz Otaegui, experte en archéobotanique, il n'existe aucune preuve que les Natoufien·nes faisaient lever leur pain. Lorsqu'elle a examiné les plus anciennes miettes de pain existantes, elle n'a trouvé aucune trace de levure. Elle ajoute en outre que les Natoufien·nes ne possédaient pas les fours à voûte indispensables à la bonne cuisson des pains au levain.
Localisation des sites du Natoufien et associés. | The Cambridge World Prehistory via Wikimedia
Les fours à voûte, et par conséquent les pains au levain, ne firent leur apparition que 5.000 ans plus tard. Cependant, ce ne sont pas les fours qui ont inventé le pain au levain. Ils ont simplement permis son invention. Car il a bien fallu que quelqu'un invente le pain au levain. Un génie culinaire. Un palais curieux, sachant allier talent artistique et courage dans un moment de totale insouciance. Qui était cette héroïne ancestrale et comment a-t-elle inventé le pain au levain?
Appelons la Mary, comme Mary Berry, la boulangère et co-animatrice de l'émission télévisée The Great British Baking Show, dont j'ai eu le temps d'apprécier le travail durant cette quarantaine prolongée. Si je considère que c'est une femme qui a inventé le pain au levain, c'est parce que des squelettes datant du Néolithique ont fourni des éléments prouvant que c'étaient les femmes qui s'occupaient de la transformation des céréales. Bien que le rôle tenu respectivement par les hommes et les femmes à l'époque reste un mystère, une étude menée par la chercheuse Theya Molleson, du Musée d'Histoire naturelle de Londres, a révélé que les femmes du Néolithique souffraient plus fréquemment d'une sorte d'ostéoarthrite au niveau des orteils et du bas du dos, ce qui indique qu'elles broyaient des céréales au moyen de moulins manuels et de pierres peu pratiques et demandant beaucoup d'efforts physiques.
Mary a dû passer énormément de temps à broyer ces grains d'orge et de froment, car elle a été l'une des premières agricultrices de l'histoire humaine. Elle a vécu il y a environ 9.000 ans, au Néolithique, époque à laquelle, si l'on en croit les archéologues, de petits groupes de personnes habitant des petits villages ont été les premiers à arrêter la chasse et la cueillette pour se mettre à l'agriculture. C'est dans ces petites communautés situées près de l'Euphrate et du Tigre, dans le Croissant fertile, au Moyen-Orient, que les archéologues ont découvert certaines des plus anciennes traces de la présence de fermes, d'animaux domestiques et de fours à voûte.
Une bière renversée
En tant qu'agricultrice, Mary passait probablement ses journées à récolter et planter des grains, à s'occuper des champs et, pour les occasions spéciales, à préparer des pains plats et à brasser de la bière (les archéologues imaginent que, la bière n'étant finalement que du pain liquide ayant fermenté, les Natoufien·nes l'ont découverte peu de temps après leur première fournée). Ayant de la bière, du pain et un four, Mary tenait entre ses mains tous les éléments pour faire lever sa pâte. Il ne lui restait plus qu'à établir un lien entre eux et à faire preuve d'un peu d'audace.
Il faut une dose importante de levure pour que la pâte lève. Les quantités microscopiques que l'on retrouve dans la poussière ou dans les estomacs des insectes n'auraient pas pu suffire à faire lever son pain plat avant qu'elle ne le passe au four. C'est pourquoi les spécialistes ont cherché d'autres sources plus importantes de levure qui permettraient d'expliquer comment elle a découvert le levain, et certains d'entre elles et eux se sont tourné·es vers la bière. Nicholas Money, botaniste et auteur de The Rise of Yeast (La montée de la levure), pense que Mary a pu percer le secret du pain au levain en renversant accidentellement de la mousse de bière, riche en levures, sur sa pâte. Si c'est bien ce qui s'est passé, cela a entraîné une explosion de ferments dans son mélange farine-eau.
À mesure que la levure se nourrit, elle se multiplie. Ses cellules forment des renflements (c'est le stade du «bourgeonnement»), qui vont se rapprocher les uns des autres, fusionner, se féconder et donner naissance à de nouvelles cellules. Durant les premières heures qui ont suivi l'erreur de Mary, les cellules de la levure n'ont dû cesser de bourgeonner.
Contrairement à toutes celles qui se seraient débarrassées de la pâte gonflée résultant de leur erreur, notre Natoufienne a eu le courage et le génie de mettre la sienne dans le four.
Dans des conditions favorables, deux jours suffisent à une centaine de cellules de levure pour se multiplier et donner 400 milliards de cellules.
Le niveau de fermentation que ces micro-organismes peuvent produire en une courte période est stupéfiant. Comme l'a expliqué Louis Pasteur face à un public sceptique en 1854, le rythme de travail de la levure sur le glucose équivaut à celui d'une personne de 90 kilos abattant 900.000 kilos de bois en deux jours.
En l'espace d'une heure ou moins (selon la quantité de bière initiale), le dioxyde de carbone de la levure a dû sensiblement faire gonfler la pâte de Mary. Jusque-là, notre pionnière ne mérite toutefois pas vraiment de félicitations pour ce qui s'est produit. Ce qu'elle a provoqué n'était même probablement pas une première. Mais contrairement à toutes celles qui se seraient débarrassées de la pâte gonflée résultant de leur erreur, Mary a eu le courage et le génie de mettre la sienne dans le four. Et le résultat a dû être magique.
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Le miracle du dioxyde de carbone
Contrairement aux âtres natoufiens, le four à voûte de Mary a dû atteindre la haute température nécessaire pour transformer rapidement l'eau en vapeur et les petites bulles de dioxyde de carbone de la levure en gros trous. Le pain a dû doubler de volume devant ses yeux. Et quand Mary a trouvé le courage de le goûter, au lieu de croquer dans une galette plate et dense, elle a certainement dû découvrir un pain aéré et savoureux. Il ne fait aucun doute qu'elle a dû essayer de reproduire la recette, sans doute en ajoutant encore plus de mousse dans sa pâte pour donner des résultats encore meilleurs.
Sa technique a même dû perdurer. Dans l'une des plus anciennes descriptions existantes du pain au levain, Pline l'Ancien décrit la manière dont les Gaulois·es utilisaient la mousse de leur bière pour faire cuire ce qu'il qualifia de «sorte de pain plus léger que celui des autres peuples».
Peut-être aussi qu'une autre bactérie est tombée dans le levain, comme un lactobacille, créant ainsi le premier vrai levain.
Enfin, Mary ou quelqu'un·e d'autre a dû apprendre que l'on pouvait conserver une partie de la pâte au levain et l'ajouter à la fournée du lendemain, ce qui permettait d'obtenir une poussée plus régulière. Peut-être aussi qu'une autre bactérie est tombée dans le levain, comme un lactobacille, qui produit non de l'alcool, mais de l'acide lactique pour éloigner les autres bactéries, créant ainsi le premier vrai levain.
Aussi, lors de votre prochaine fournée de pain maison, ayez donc une pensée pour Mary et les autres boulangèr·es du Néolithique, qui ont découvert comment faire lever le pain. Pour qui sait prendre son temps, cela donne un résultat aussi bon aujourd'hui qu'il y a 9.000 ans.