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Le catch féminin, ou l'histoire d'une prise de pouvoir

Temps de lecture : 8 min

Il aura fallu attendre plus d'un siècle pour que les catcheuses s'imposent sur le ring, et le chemin est encore long pour que la discipline soit réellement inclusive.

Sasha Banks (droite) et Charlotte Flair (gauche) lors d'un cambat organisé par la WWE à Munich, le 3 novembre 2016. | Christof Stache / AFP
Sasha Banks (droite) et Charlotte Flair (gauche) lors d'un cambat organisé par la WWE à Munich, le 3 novembre 2016. | Christof Stache / AFP

Début février 2020, la catcheuse Aja Perera signait avec la promotion de catch la plus célèbre au monde, la World Wrestling Entertainment (WWE), dont elle est devenue la première arbitre féminine afro-américaine à temps plein, hors circuit indépendant.

Cela faisait trois ans que la catcheuse blanche Jessika Carr avait été nommée au même poste, et des millénaires que la figure de l'arbitre était confiée aux mains des hommes.

La nomination d'Aja Perera marque un tournant certes tardif mais décisif pour la promotion de catch la plus regardée et diffusée au monde; elle est un nouveau jalon dans une histoire du catch parsemée de trous et d'incorrections.

Depuis plus d'un siècle, les femmes se battent littéralement pour construire leur histoire du catch. Elles y entrent par des circuits fermés et font face aux mêmes obstacles que dans leur environnement personnel. Sexisme, racisme, grossophobie, homophobie et transphobie sont leur lot quotidien sur le ring comme en coulisses.

Monstres de foire et arrière-salles

À l'origine, les catcheuses sont mises en scène aux côtés de vaches à deux têtes et de chèvres à quatre cornes: elles sont l'attraction phare des freak shows, ces carnavals très populaires aux États-Unis entre le milieu du XIXe siècle et celui du XXe. Leur parcours débute donc sous les railleries et l'incrédulité du public.

Pour beaucoup de spécialistes, c'est Josephine Blatt, lutteuse et strongwoman, qui fait office de première catcheuse historique, en incarnant le personnage de Minerva.


Josephine Blatt en Minerva. | Via Wikipédia

Durant les années 1890, elle sillonne le nord du territoire américain avec sa troupe. Dans les cirques, ses performances scéniques et sportives suscitent de vives émotions. Sa grande taille (1m83) et sa carrure massive l'éloignent de la féminité acceptable de l'époque, la rangeant sous l'étiquette de «curiosité».

Blatt fait le choix d'abandonner un sport légitime, la lutte, pour ouvrir –non sans fracas– les portes du catch, strictement interdit aux femmes par de nombreuses associations sportives aux États-Unis. Elle deviendra la première championne du monde de la discipline, avant de perdre le titre face à sa contemporaine Alice Williams.

Mais tandis que les hommes faisaient le show dans des lieux publics et vendeurs, les femmes suaient sang et eau dans les arrière-salles de bars miteux, sous la coupe de promoteurs masculins qui les exploitaient financièrement et parfois, comme Billy Wolfe, sexuellement.

Dès le départ, le catch est pratiqué par les femmes à huis clos. De cette mise sous silence sexiste découle une invisibilisation, toujours d'actualité, des catcheuses et de leur influence dans l'industrie du catch contemporain.

Début de reconnaissance

Avec le désamour pour les freak shows, l'héritage laissé par Josephine Blatt prend profondément racine aux États-Unis. Les spectacles de catch féminin ont plus souvent lieu dans des espaces officiels, comme des théâtres et des music-halls.

S'ils n'ont ni la grandeur, ni le prestige accordé aux matchs masculins, ces performances sont légitimées par divers promoteurs, qui voient dans ce sport d'outsider un vrai gagne-pain, permettant par la même occasion de légaliser le catch pour les deux genres.

L'histoire du catch combattu par les femmes est toutefois parcellaire. Selon l'écrivaine, performeuse et catcheuse londonienne Heather Bandenburg, «le catch féminin a une histoire riche. Malheureusement, aucune catcheuse n'est réellement visible avant 1930. [...] C'est la bataille historique qui se déroule depuis un siècle: briser cette invisibilisation».

Après 1930, le catch féminin est marqué par une nouvelle figure de proue, Mildred Burke. En 1944, elle défend son titre de championne du monde face à un public de 12.000 personnes à Mexico City.

Burke inspire de futures icônes de la discipline comme Mae Young ou June Byers, mais aussi des femmes racisées, à qui l'accès du ring était d'autant plus fermé, telles que Babs Wingo et Ethel Johnson, célèbre pour être la première catcheuse afro-américaine.

En parallèle du catch à l'américaine, le joshi puroresu se développe au Japon. Ce sport est plus volontairement violent: les coups et les projections sont les moins atténuées possible pour proposer un combat des plus réalistes.

La All Japan Women's Pro-Wrestling est fondée en 1968. Elle déploie une formule entièrement féminine inédite qui, contrairement aux États-Unis, attire un public lui aussi exclusivement féminin.

Jackie Sato et Maki Ueda font la renommée de la fédération. Autour de ce duo iconique, baptisé The Beauty Pair, puis des Crush Gals composées de Chigusa Nagayo et Lioness Asuka, se développe une fanbase d'adolescentes et de femmes adultes sans précédent.

WWE vs promotions indépendantes

Aux États-Unis, des dizaines de scènes indépendantes féminines et mixtes apparaissent. Mais en 1952, l'entreprise familiale World Wrestling Entertainment prend le monopole du catch dans la culture populaire internationale.

Dans cette deuxième partie du XXe siècle, la WWE est exclusivement masculine. En 1983, The Fabulous Moolah monte sur le ring en tant que première championne officielle de la WWE.

La catcheuse profite de cette visibilité pour créer une école de catcheuses et sa propre promotion, la Girl Wrestling Entreprises. Toutefois, les combats de femmes ne servent que d'entracte aux «vrais matchs» (ceux des hommes) et à écouler plus de tickets.

En parallèle de la vague WWE, les fédérations indépendantes entièrement féminines se multiplient, parmi lesquelles GLOW, qui a inspiré la série Netflix du même nom, puis SHIMMER. Leur audience est plus réduite, mais ce sont bien elles qui impulsent les évolutions du catch en inspirant la WWE.

Certaines de ces promotions subsistent toujours, comme la Lucha Britannia, où l'autrice Heather Bandenburg combat sous les traits mi-séduisants, mi-hideux de La Rana Venenosa.

«Nous n'y sommes pas contrôlés par une famille de riches américains blancs, et c'est pourquoi nous sommes si divers sur le ring, mais aussi dans les coulisses», souligne-t-elle.

De Divas à Superstars

Depuis quelques décennies, la WWE contrôle le catch professionnel mainstream. En 1999, elle semble enfin ouverte à l'idée d'inclure les femmes en tant qu'athlètes légitimes.

Seulement, les catcheuses sont introduites à la télévision sous l'étiquette de «Divas», quand leurs homologues masculins sont qualifiés de «Superstars». Les performances des Divas ne sont pas un divertissement tout public: leurs histoires tournent toujours autour d'un homme, et seules leurs petites tenues comptent.

En 2016, elles deviennent elles aussi des Superstars. Cette décision est influencée par le catch indépendant, mais également par le mouvement #GiveDivasAChance porté par les fans de la discipline.

Vince McMahon, président de la WWE, justifie ce changement auprès de The Players' Tribune en des termes cette fois non équivoques: «Nos artistes féminines sont des athlètes, des actrices et des philanthropes de classe mondiale. Ce sont des modèles qui inspirent et donnent aux femmes et aux filles les moyens d'être confiantes et fortes.»

Les matchs de catcheuses ne sont plus une occasion de se resservir une bière et ou de filer aux toilettes: ils sont devenus tout bonnement immanquables.

Le féminisme en action

En un siècle, l'arrivée des femmes dans un sport de lutte conçu selon des normes masculines a hissé le catch au rang de catalyseur de représentations féminines.

Derrière l'anti-héroïne incarnée par Heather Bandenburg, dépeinte dans son livre autobiographique Unladylike: A Grrrl's Guide to Wrestling comme un mélange entre Ursula de la Petite Sirène et Magenta du Rocky Horror Picture Show, se cache une thérapie libératrice.

«Je n'ai pas pris vraiment conscience du viol dont j'ai été victime dans ma vingtaine avant de faire quelque chose qui me donnait un contrôle total de mon corps, le transformant en un pur véhicule de violence, avance-t-elle. Cette identité de femme forte et en colère est une identité que j'ai gagnée, qui m'appartient et que j'aime.»

Heather Bandenburg rappelle la nécessité d'honorer l'héritage de toutes les catcheuses dont le nom a volontairement été effacé de l'histoire. «La meilleure catcheuse de tous les temps, Mae Young, n'a pas de biographie, alors qu'elle a catché de ses 14 ans à ses 87 ans», écrit-elle dans Unladylike, avant d'ajouter: «Apprendre l'histoire du catch féminin est incroyablement empouvoirant. Le catch est le féminisme en action. Et si le personnel est politique, il n'y a rien de plus politique que de tenir quelqu'un en headlock

Combat intersectionnel

Les quelques figures féminines qui n'ont pas été passées sous silence sont principalement blanches. Engager Aja Perera, faisant d'elle la première arbitre noire de l'histoire du catch mainstream, illustre un problème récurrent pointé par la fan inconditionnelle de catch et spécialiste de l'étude des genres, des races et des sexualités dans la pop culture Allyssa Capri: «Chaque changement décisif est toujours accordé aux femmes blanches, puis seulement après aux femmes racisées.»

S'il est bien connu que les femmes américaines gagnent moins de 80 cents sur le dollar que leurs concitoyens hommes touchent, «peu savent que les personnes de couleur des deux genres gagnent moins que leurs homologues blancs à tous les niveaux». Une raison de plus, selon elle, pour «continuer à tenir l'industrie responsable de veiller à ce que les véritables premières ne concernent pas toujours les femmes blanches».

«Si vous êtes un très bon catcheur, vous pouvez être gay, trans, noir. Les bons catcheurs sont aimés pour leur personnage.»
Heather Bandenburg, écrivaine, performeuse et catcheuse

Pour LaToya Ferguson, autrice de An Encyclopedia of Women's Wrestling, ce qu'il y a de révolutionnaire dans la nomination d'Aja Perera est l'élargissement des représentations: «Elle va permettre à des petites filles de comprendre qu'elles ont leur place.»

Cette réflexion rencontre celle d'Heather Bandenburg, qui perçoit le catch comme un moteur du féminisme intersectionnel: «Si vous êtes un très bon catcheur, vous pouvez être gay, trans, noir. Les bons catcheurs sont aimés pour leur personnage et deviennent d'incroyables modèles pour les personnes qu'ils représentent», insiste-t-elle.

Vers l'équité

De nos jours, la place des femmes dans le catch est bien réelle et il n'est plus possible de les invisibiliser. «Il n'est plus surprenant maintenant d'entendre qu'un match féminin est le match de la nuit ou que les fans soutiennent qu'il aurait dû être l'événement principal», rapporte LaToya Ferguson.

Malheureusement, il reste encore de grandes avancées à accomplir, nuance Allyssa Capri: «L'égalité, c'est faire des hommes et des femmes la principale attraction d'un événement de catch. L'équité permet à ces matchs de durer la même durée» –ce qui n'est toujours pas le cas.

Si le catch mainstream opère une évolution positive, le combat pour la diversification des représentations de femmes en son sein, qu'elles soient racisées, membres de la communauté LGBT+ ou en situation de handicap, continue.

Allyssa Capri a déjà quelques pistes pour faire avancer les choses: «Nous avons besoin de femmes écrivant des histoires de femmes. Les catcheuses doivent avoir du temps de combat et des quantités de matchs comparables à ceux des hommes. Enfin, l'industrie devrait commencer à reconsidérer la séparation des divisions par genre, surtout quand nous devrions nous efforcer de rendre le catch accueillant pour les athlètes queer et non binaires. Cela permettra également aux femmes de concourir pour les mêmes titres que les hommes.»

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