Boire & manger / Société

Pourquoi les restaurants nous manquent tant à l'ère du Covid-19

Temps de lecture : 8 min

Ce lieu a été créé pour disposer d'un lieu de rendez-vous. À nous de faire en sorte de continuer à y aller sans nous mettre en danger.

Le restaurant est important pour entretenir les relations de travail, maintenir les amitiés et en trouver des nouvelles. Surtout, c'est un lieu capital pour l'amour. | Louis Hansel @shotsoflouis via Unsplash
Le restaurant est important pour entretenir les relations de travail, maintenir les amitiés et en trouver des nouvelles. Surtout, c'est un lieu capital pour l'amour. | Louis Hansel @shotsoflouis via Unsplash

Pour la première fois depuis deux siècles et quelques, nous avons vécu sans les restaurants.

Cela n'était jamais arrivé, même pas pendant les guerres –où il n'y avait souvent rien à boire ni à manger mais pendant lesquelles les établissements restaient ouverts quand même. Pendant ces longues semaines passées privé·es du loisir de sortir dîner et –pour moi qui suis restaurateur– sans pouvoir cuisiner et servir, je me suis posé des questions. Pourquoi les restaurants existent-ils? Pourquoi les avons-nous inventés? À quoi servent-ils, s'ils servent à quelque chose?

Il y a plusieurs légendes sur l'origine du restaurant tel qu'on l'entend aujourd'hui. D'après la plus connue, ils seraient nés avec la Révolution: les nobles avaient été privés de leurs biens –souvent de leur tête– et par conséquent les grands cuisiniers de cour se sont retrouvés au chômage. Ils étaient là, indigents, dans la rue, sans le sou: parfois très doués, ils ne doutaient pas de savoir confectionner quelque chose de bon. Leur problème était qu'ils ne savaient plus pour qui le faire. Ces cuisiniers devaient se trouver un nouveau public. En gros ils ont lancé comme des start-ups, un business qui n'existait pas auparavant, à savoir les restaurants modernes.

L'histoire est belle, mais elle n'est pas vraie.

Lieu de rendez-vous indispensable

Les restaurants ont été inventés à Paris, oui, mais peu avant la Révolution, et pour une raison très simple: parce qu'ils répondaient à un besoin, parce qu'ils étaient utiles, parce qu'ils rendaient service à des gens.

La bourgeoisie européenne, et notamment la bourgeoisie française, avait besoin d'un nouveau type de lieu, ouvert à tout le monde, ou presque, pas trop désagréable, ni nécessairement très coûteux, mais régi par des règles simples. Un lieu où l'on pourrait se rencontrer entre inconnu·es, se mêler à des gens que l'on n'avait jamais vus (dans un lieu considéré comme acceptable) devenait impérieux. Ce lieu, qui allait devenir le restaurant, se révèle toujours aussi important pour entretenir les relations de travail et mener toute sorte de commerce et négociation. Il se montre toujours aussi crucial pour maintenir les amitiés les plus légères et en trouver des nouvelles. Surtout, c'est un lieu capital pour l'amour.

Le Procope, créé en 1686, existe encore de nos jours dans le VIe arrondissement de Paris. | Bnf via Gallica

Les restaurants ont été inventés pour celles et ceux qui avaient besoin d'un endroit où se donner rendez-vous afin de décider, le temps imparti d'un repas, si elles et ils avaient envie de faire l'amour après. Du temps où le dating n'avait pas encore été inventé, on disposait d'autres manières et d'autres techniques pour comprendre si deux personnes voulaient essayer de s'aimer ou pas.

(D'ailleurs, ça devait être une torture: des promenades dans des jardins en fleurs à 2 mètres de distance; se résigner à aimer quelqu'un·e parce que quand on ne peut pas faire autrement, on fait avec; des correspondances interminables avec des personnes que l'on n'a jamais vues en vrai, en se demandant quoi faire si on découvre qu'on n'aime pas son odeur… Ça vous rappelle quelque chose? Je sais.)

Solitude organisée

Le virus ne va pas changer ou bouleverser notre façon de nous asseoir autour d'une table payante. Je suis cuisinier et restaurateur, et quand vous étiez autour d'une table, jusqu'à il y a un peu plus de deux mois, je vous regardais. Je vous connais, et je connais un peu moi-même la position de client·e parce que quand je ne travaille pas, je suis moi aussi client. Le virus va accélérer des changements qui étaient déjà en cours.

Ce qui était déjà déjà en train de se produire, c'est notre cheminement quotidien vers la solitude. On travaillait déjà, chaque jour, à se retrouver toujours un peu plus seul·es. L'aspect le plus inquiétant dans notre réaction à la pandémie, c'est que finalement on s'en est sorti. Soyons honnêtes: on était prêt·es. Quasiment toutes nos maisons sont bâties pour ça, être seul·es; nos villes sont organisées pour ça; nos campagnes y compris; la chaîne de distribution et d'approvisionnement des objets que l'on désire est conçue pour qu'on les reçoive sans rencontrer personne, ou –à la limite– pour croiser quelqu'un·e que personne ne regarde ou à laquelle nous choisissons de ne pas faire attention.

Le véritable enjeu de la distanciation, c'est d'apprendre à être ensemble sans se mettre réciproquement en danger.

Ce phénomène est relativement récent: nos grands-parents et nos arrière-grands-parents passaient quasiment toute la journée dehors. Ils mettaient une chaise devant la porte et il restaient là, dans la rue, en attendant que quelqu'un passe ou traverse la cour.

Nous ne vivons plus dehors, mais ne nous racontons pas d'histoires: nous avions déjà abandonné le projet bien avant le confinement. Vivre dehors au milieu des autres ne nous intéresse pas. Pire encore: souvent nous avons même peur de celles et ceux qui éprouvent spontanément le besoin de traîner dans un coin de rue sans aucune raison spécifique. La pandémie n'a rien à voir là-dedans, nous étions déjà devenu·es comme ça.

Nous avions appris le concept de «social distancing», et nous sommes en train d'apprendre à le pratiquer. Mais, je suis désolé, ce n'est pas une question de trigonométrie: il serait naïf de penser qu'on va s'en sortir en mesurant les centimètres et en installant des panneaux en plexiglas. Le véritable enjeu de cette histoire de la distanciation, et nous le réalisons jour après jour, c'est d'apprendre à être ensemble sans se gêner les un·es les autres ni se mettre réciproquement en danger.

Pour le faire, je trouve instructif d'aller voir ce qui se passe depuis deux siècles derrière les restaurants, c'est-à-dire dans les cuisines.

En cuisine, un ballet millimétré

Grâce à Anthony Bourdain et aux histoires qu'il nous a racontées, les cuisines professionnelles sont un espace qu'on fantasme souvent. Celles et ceux qui y ont travaillé savent déjà tout de la distanciation sociale. Cela peut paraitre paradoxal, mais on le sait justement parce qu'on a l'habitude d'évoluer dans un espace où on est tout le temps collé·es aux autres. Chaque interaction entre deux cuisinièr·es est régi par un équilibre très fragile de complicité, collusion et risque de collision. Il ne s'agit pas, en cuisine, d'une petite goutte de salive, mais de la pointe d'un coude qui pique le flanc de l'autre au mauvais moment. Malgré tout, ce n'est pas très différent.

En cuisine, et surtout en brigade, on communique à travers nos corps, à travers notre façon de l'imposer ou pas. C'est l'administration quotidienne de notre présence physique. Parce que parfois la situation ne permet pas les raisonnements compliqués, les pour et les contre, et on n'a pas le temps de commencer les phrases par «à mon avis il serait mieux de…».

Être un·e bon·ne cuisinièr·e dans une brigade ne signifie pas éviter de se toucher: parce que se cogner, effleurer, heurter ou esquiver est inévitable. Chercher à ne pas avoir de contact du tout n'est pas impossible, c'est inutile. Il faut toutefois apprendre a ne pas imposer son propre corps comme un obstacle, ou pire une menace. Il faut savoir danser les un·es autour des autres sachant que l'espace est petit et qu'on doit y être quoi qu'il en soit.

Dans l'espace confiné d'une cuisine, chaque geste doit être codifié. | Christophe Archambault / AFP

Celles et ceux qui n'arrivent pas à faire ces pas de danse vont heurter un·e collègue, qui fera tomber une cuillère dans la friteuse et qui se brûlera la main avec les éclaboussures d'huile ardente. Au quotidien, les jeunes stagiaires qui ne savent et ne veulent pas s'adapter à cette rythmique deviendront une faille dans l'harmonie de la brigade, une personne qui ne travaille pas tout à fait de concert avec les autres et que l'équipe essaiera à tout pris d'éviter. Ça vous rappelle quelque chose? Je sais.

Dans notre petit monde clos des cuisines, nous avons trouvé des solutions à ce problème il y a un moment: un code de mots et de signes qui servent à ne pas nous marcher sur les pattes. Si je dois passer derrière un·e collègue avec une grosse poêle très chaude, je vais crier «CHAUD!», parce que je veux qu'il ou elle le sache, parce que je ne veux pas la ou le prendre de court. Si je dois attraper un couteau dans le placard derrière une personne et qu'elle regarde ailleurs, je vais lui poser une main sur l'épaule, de la façon la plus délicate possible pour lui signifier que je suis là, que j'ai un truc à faire et l'en informer en faisant passer le message que tout va bien.

Établir un langage commun et codifié sert à ça. Si on attend que chacun·e se mette d'accord de son côté, on n'y arrivera jamais. En cuisine, on a mis les choses au point il y a deux siècles. Dehors, je ne sais pas.

Réinventer un rituel

À l'extérieur, entre-temps, on s'est organisé·es pour obtenir avec d'autres moyens toutes les choses pour lesquelles nous avons inventé les restaurants, on a un peu moins besoin de mettre les pieds sous la table avec les autres. Nous avons trouvé d'autres techniques pour choisir qui nous plaît ou pas, d'autres méthodes pour trouver du travail et d'autres stratégies pour produire le kiff de voir et de se faire voir. À l'occasion, ces techniques nous ont permis de nous protéger de certains trucs qui nous faisaient souffrir: l'impression d'être toujours regardé·es, la dictature des gens qui savent si bien briller en société, certains êtres humains désagréables.

Je ne sais pas quelle forme prendront les restaurants et les bars de demain, mais je suis convaincu qu'ils seront toujours plus indispensables. On s'y rendra moins souvent, je suppose, et organiser encore plus de soirées.

En revanche, la bouffe et le vin n'ont rien à voir là-dedans.

Nous pouvons facilement nous faire livrer nos plats préférés. Nous pouvons aussi les cuisiner nous-mêmes. De nos jours, on peut tout découvrir en quelques minutes. Cuisiner à la maison, c'est très bon pour l'esprit, et les jolis petits plats livrés nous permettent de rester proches de nos restaurants préférés, qui en ce moment souffrent et ont tellement besoin de nous.

Mais la cuisine domestique et le delivery sont un soin palliatif, un hersatz. Ils sont la chicorée qu'on buvait en temps de guerre quand il n'y avait pas de vrai café. J'adore la chicorée, ce n'est pas la question, mais ça n'a rien à voir avec le vrai grain de café.

Ce que nous recherchons vraiment quand on sort dîner, c'est de nous retrouver entouré·es par des inconnu·es dans l'espoir qu'un·e ou deux ne le demeurent pas. L'avenir de la restauration dépend de la capacité à transformer trois tables, un comptoir et une cuisine en un rituel. Celui d'un endroit où il y a aussi des gens qui n'ont rien à voir avec nous.

C'est peut-être une façon d'expliquer la grande importance que nous avons donné à la gastronomie ces dernières années. Une personne nous indiquait la Lune, et nous avons regardé le bout du doigt. Le doigt, ce sont les plats et les boissons. Je ne dis pas qu'ils sont sans importance, tous les doigts ne sont pas identiques et il faut savoir s'en servir, savoir indiquer le bon endroit.

On allait au restaurant comme nos aïeul·es allaient au théâtre, à la recherche d'une expérience vraie, unique. Désormais on ira au restaurant comme on va à l'église, à la mosquée ou à la synagogue, mais de façon très laïque. Les établissements deviendront des petits temples où jouer, célébrer et rappeler le rituel d'une vie que nous ne vivons plus. Ce sera à nous, chef·fes, cuisinièr·es, serveurs et serveuses, de savoir administrer ce rituel. Autour de la table ou au bar, convaincu·es d'être venu·es juste pour casser la croûte, on vous demandera d'être prêt·es à jouer le jeu qu'on aura imaginé pour vous.

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