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Avec les défenses anti-missiles, fini la dissuasion

Temps de lecture : 7 min

En développant des systèmes de défense anti-missiles, les Etats-Unis, la Russie ou Israël bouleversent les équilibres stratégiques hérités de la guerre froide.

Batterie anti-missiles Arrow déployée en Israël  Reuters
Batterie anti-missiles Arrow déployée en Israël  Reuters

Pendant la guerre froide, les chefs d'Etat occidentaux pensaient que la paix reposait sur des sociétés vulnérables et sur des armes invulnérables. On se s'étonne pas assez de cette position étrange. Faire reposer son existence sur la vulnérabilité de sa société a quelque chose de paradoxal, et l'idée même d'armes invulnérables paraît très discutable. Mais c'est un des aspects de la révolution nucléaire, qui donne à l'attaque un avantage décisif sur la défense.

La protection des populations civiles n'en a pas moins été un sujet de débat intense dès le début de l'ère nucléaire. Le célèbre Comité Gaither (Deterrence and Survival in the Nuclear Age, novembre 1957) recommandait un programme d'abris, qui a été rejeté par l'administration Eisenhower. En 1961, l'administration Kennedy a repris le projet d'une défense civile, mais la bataille a été perdue pour des raisons surtout financières (coût élevé du programme mais aussi forte résistance de l'Air Force qui craignait de voir réduits ses programmes offensifs).

Une défense civile

Le paradoxe est d'autant plus grand que les Soviétiques, qui n'étaient pas connus pour leurs préoccupations humanitaires, ont pris assez rapidement (fin des années 1960), des mesures pour protéger la population de Moscou contre des frappes nucléaires. Pour les Américains favorables à la défense civile, ceci indiquait essentiellement que les Soviétiques prenaient le sujet au sérieux et qu'ils se préparaient à absorber une première frappe, montrant ainsi que, pour eux, la guerre nucléaire n'était nullement «impensable».

De grands noms de la stratégie nucléaire américaine ont cependant vigoureusement défendu l'idée d'une défense civile. C'est notamment le cas d'Herman Kahn, célèbre pour son livre sur la guerre thermonucléaire. Il s'est vigoureusement opposé sur ce point à Bernard Brodie et à Thomas Schelling, ce dernier utilisant l'expression «the forbidden defense of civilians». Herman Kahn a fini par être marginalisé, sinon dans le débat intellectuel, du moins au niveau de la décision politique.

Aux Etats-Unis, les deux camps se battaient au nom de la dissuasion et non pour la compléter ou la remplacer. Herman Kahn considérait qu'une société démocratique comme les Etats-Unis ne serait pas crédible si elle ne pouvait pas encaisser une première frappe soviétique. Schelling pensait que ce serait un affaiblissement de la dissuasion (avec des arguments que l'on retrouve aujourd'hui).

A la fin des années 1960, de nouveaux développements technologiques ont permis d'envisager des défenses plus efficaces et les Soviétiques déployant leur propre système, la nature du débat a évolué. L'idée du Traité ABM commence à germer et Washington décide au même moment que ce qui restait interdit vis-à-vis de Moscou (ABM modifiera cette position radicale) serait permis à l'égard de la Chine. Nixon a abandonné l'idée après son voyage en Chine et le système a été réorienté vers... l'URSS avec une mission entièrement nouvelle: protéger les missiles chargés de la deuxième frappe. Ce projet a été accepté par les opposants des défenses anti-missiles au motif qu'elles protégeaient des armes et non des gens. Mais il fut vite abandonné également. Cependant, l'idée a été reprise par les Etats-Unis quand il a fallu choisir avec le traité ABM entre la protection de la capitale et celle d'un site de missiles. C'est le site de missiles qui a été retenu. Seulement, le système n'a été déployé que quelques mois en 1975 à Grand Forks, dans le Dakota du Nord: les Américains n'ont pas voulu d'intercepteurs nucléaires sur leur sol.

Au moment où la guerre froide se termine (beaucoup diront que ce projet a joué un rôle important pour précipiter cette fin), l'administration Reagan envisage un système de défense stratégique (IDS Initiative de défense stratégique) susceptible théoriquement de répondre à une attaque massive de l'URSS sur le territoire américain. Moscou n'a plus les moyens de suivre un projet de cette ambition.

A son arrivée au pouvoir à Washington, le président George Herbert Bush revoit les ambitions américaines avec un projet inspiré de l'expérience de la guerre du Golfe -qui a joué le rôle d'un événement déclencheur en la matière. Il s'agit de GPALS (Global Protection Against Limited Strikes) qui sera remplacé quelques années plus tard par une version plus limitée, ne comprenant qu'une composante terrestre.

La prolifération balistique

Le président Clinton, qui n'avait retenu à son arrivée à la Maison Blanche que des systèmes sol-sol tactiques, se prononce en 1997 pour un projet de protection nationale. L'année 1998 joue un rôle clef avec les essais nucléaires indiens et pakistanais, mais aussi avec les trois essais balistiques de l'Iran, la Corée du nord et le Pakistan de missiles de plus de 1.000km de portée, donnant à la prolifération balistique une allure de plus en plus menaçante. A cette époque, des progrès sont enregistrés pour les systèmes PAC3 et THAAD et l'idée d'une National Missile Defense est adoptée par une loi de juillet 1999 signée à la Maison Blanche.

George W. Bush répondra aux critiques des alliés se plaignant de voir les Etats-Unis construire un système de sécurité qui protègerait le territoire américain et créerait ainsi différentes «zones de sécurité» pour l'Amérique et ses alliés en remplaçant le projet National Missile Defense par Allied Missile Defense puis simplement Missile Defense, indiquant ainsi l'intention de Washington de protéger aussi les alliés. Le projet du troisième site en Europe, quels que soient par ailleurs ses mérites, faisait partie de cette vision. Il a été profondément revu par l'administration Obama en septembre 2009, mais l'idée d'une protection des alliés contre des frappes limitées demeure avec les systèmes SM3, basés sur mer ou plus tard à terre. Comme on ne le sait que trop, cette décision est loin d'avoir mis fin à la polémique, au sein de laquelle on se trouve toujours, sous de nouvelles formes. A la peur du «découplage» se conjugue celle, présente depuis l'origine des effets sur la «dissuasion», même si l'idée d'une complémentarité fait son chemin dans les esprits.

Ce qui précède ne doit pas conduire à penser que le débat ou les réalisations sur les défenses anti-missiles intéressent les seuls Etats-Unis. Le monde entier s'équipe, surtout dans les zones les plus dangereuses (Moyen-Orient, Asie du sud, Extrême Orient). Et, comme on l'a indiqué plus haut, les Russes ont développé et continuent de développer des systèmes de protection anti balistiques (SA10, SA12, SA20...); la Chine s'intéresse beaucoup à ces systèmes qu'il s'agisse d'achats en Russie ou de veille très étroite des évolutions technologiques américaines (pas seulement pour mesurer leur impact sur les forces nucléaires chinoises); Israël a déployé deux systèmes (Arrow et PAC3), dont le premier (quatre batteries déployées sur le territoire israélien) a une fonction stratégique, et en développe plusieurs autres (Iron Dome, David Sling); le Japon a acquis des systèmes Aegis-SM3 qui ont été testés de façon satisfaisante.

Les trois grandes nouveautés de la fin de la guerre froide peuvent se résumer de façon très simple:

-d'un côté, sur le plan technologique, il devient possible de mettre au point des intercepteurs non nucléaires, supprimant de ce fait une des principales sources d'opposition des populations occidentales, et une grande diversité de systèmes tactiques et stratégiques (voir le spectre de capacités depuis David Sling [anti-roquettes] en Israël jusqu'aux systèmes stratégiques basés en Alaska et en Californie).

-de l'autre, sur le plan stratégique, les nouveaux adversaires potentiels ont développé ou développent des capacités balistiques aux performances de plus en plus remarquables (portée, combustible solide), ce qui a conduit les auteurs du Livre Blanc à retenir un scénario «attaque balistique sur le territoire national» (scénario 4). Ce sont ces nouvelles capacités balistiques, dont la prolifération est parfois encouragée par des acteurs majeurs comme la Russie et la Chine, et non les défenses anti-missiles qui constituent une menace pour la stabilité stratégique. Dire le contraire, c'est faire de la sophistique.

-enfin, ces mêmes adversaires ont développé ou développent des arsenaux de taille beaucoup plus réduite que l'Union soviétique, ce qui permet d'envisager des défenses efficaces compte tenu de la faible capacité de saturation.

Ces développements rendent une réflexion dépassionnée sur les défenses anti-missiles indispensable, si l'on ne veut pas être les derniers à comprendre les conséquences d'une des modifications cruciales de notre environnement stratégique.

Thérèse Delpech

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