«C'est la première cigarette de la journée», se réjouit Ibrahim en sortant le paquet de tabac qui dépasse de sa poche. Il est 21h45, le soleil s'est couché il y a moins de vingt minutes et le jeûne vient d'être rompu pour les musulman·es pratiquant·es de France.
Dans la cour d'un immeuble du XVIIIe arrondissement de Paris, le musicien franco-sénégalais profite d'une bouffée d'air frais après avoir récité le Maghrib, la prière quotidienne qui précède le ftour (le repas marquant la fin du jeûne).
Au menu de ce soir, quelques dattes et un verre de lait caillé: «Ça n'a jamais été compliqué pour moi de faire le ramadan, on se prive surtout au niveau alimentaire et moi, même sans le jeûne, je ne mange qu'une fois par jour. Le café et la cigarette, c'est un peu plus dur», reconnaît-il.
Ibrahim, dans une cour du XVIIIe arrondissement de Paris. | Adéola Desnoyers
Neuvième mois du calendrier lunaire islamique, le ramadan est le plus sacré de l'année pour les musulman·es. Au même titre que le pèlerinage à la Mecque, il est l'un des cinq piliers de l'islam pour toutes les personnes qui le pratiquent.
Seulement, c'est dans une France confinée que la communauté musulmane a dû entamer cette édition 2020. La pandémie a bouleversé les habitudes et les rituels (mosquées fermées, interdiction de se rassembler, peur de contaminer les proches et les plus âgé·es...), alors chacun·e s'adapte.
Nostalgie, Skype et WhatsApp
Pour Ibrahim, «c'est surtout l'ambiance qui manque». Comme chaque année, il devait passer ses soirées avec ses enfants, mais à l'instar d'environ 12% de la population parisienne, ils se sont exilés dans le sud de la France, chez leurs grands-parents. Conséquence de cette distanciation forcée, le téléphone sonne souvent.
Les repas avec les amis, les voisins et la famille ont été remplacés par une assiette frugale, mangée dans le silence de son appartement. Parfois, Ibrahim l'admet, il rend visite à une connaissance du quartier, pour ne pas rompre le jeûne seul tous les soirs.
Le constat est le même pour Nadjate, étudiante confinée à Bagnolet, dans la maison familiale. Ses parents sont restés coincés en Algérie, comme près de 10.000 ressortissant·es français·es dans tout le Maghreb. Avec la suspension du trafic aérien et maritime, aucun moyen de rentrer dans l'Hexagone. La seule solution? Attendre que leur tour vienne sur la liste de demande de rapatriement.
Il faut s'armer de patience, d'un côté et de l'autre de la Méditerranée. «Je les ai très souvent au téléphone. Malheureusement, ils sont confinés dans les montagnes, alors la connexion wifi n'est pas optimale –pas assez pour un FaceTime en tout cas, raconte la jeune femme, résignée. C'est l'aspect le plus désagréable de ce confinement. Rompre le jeûne tous les soirs sans eux, c'est vraiment étrange.»
Pour les parents de Nadjate, la situation ne diffère pas de celle de leur fille, malgré le fait qu'ils soient confinés dans un pays musulman. En ce début de ramadan, les mosquées d'Algérie sont toujours closes et les rassemblements sont interdits.
Quant aux proches d'Ibrahim qui vivent au Sénégal, ils sont soumis à un couvre-feu: «Quand j'appelle là-bas le soir, c'est pareil, ils sont tous coincés chez eux.»
Qu'elles soient séparées par la mer ou de quelques kilomètres seulement, les familles ont surinvesti WhatsApp et les autres messageries en ligne pour s'échanger des photos de leur tablée. Le soir à la fin du jeûne, on présente aux autres le menu du jour –preuve s'il en fallait que les repas n'ont jamais été aussi fédérateurs que depuis l'arrivée du Covid-19.
Moins de travail, plus de spiritualité
Avec le confinement, de nouveaux espaces de partage ont vu le jour pour contrebalancer la fermeture des lieux de culte et de sociabilité. Dans le réseau féministe de Nadjate, un groupe de parole s'est créé naturellement: «C'est surtout un groupe de femmes musulmanes. Certaines jeûnent, d'autres pas; quelques-unes prient, pas toutes. On se partagent des cours de yoga, le dernier livre qui nous a plu, mais aussi des sourates» –un moyen 2.0 de vivre sa foi et de l'adapter à la situation actuelle.
Aux yeux de l'étudiante, le ramadan est un moyen de se reconnecter à sa spiritualité, «de remettre les pendules à l'heure, et cela passe beaucoup par le savoir, la lecture des textes sacrés». «Cette année, j'ai réellement le temps de le faire», apprécie-t-elle.
Car si la pandémie a atténué l'aspect collectif du ramadan, elle a aussi permis à certain·es de se réapproprier la pratique de leur religion. C'est le cas de Saliha*, qui ne pensait pas y trouver des aspects positifs.
Vendeuse dans une grande enseigne de prêt-à-porter, elle est au chômage technique depuis la fermeture du magasin. «C'est plus simple et moins éprouvant physiquement de ne pas devoir se déplacer au travail quotidiennement, de ne pas avoir une heure à laquelle je dois obligatoirement me réveiller. Je peux me lever en pleine nuit pour manger sans être exténuée le lendemain», souligne-t-elle.
Devant la mosquée Khalid Ibn Walid du quartier Barbès, d'ordinaire très animée à cette période, force est néanmoins de constater que l'atmosphère n'est plus la même.
Devant une pâtisserie orientale du XVIIIe arrondissement de Paris. | Adéola Desnoyers
«D'habitude, toutes les mosquées du coin et les commerçants de Château-Rouge donnent aux associations pour distribuer de la nourriture, expose Ibrahim en déambulant dans la rue Myrha, dont les boutiques ont pratiquement toutes le rideau baissé. Il ne faut pas oublier que le mois de ramadan, c'est aussi celui de la charité.»
Paniers repas et solidarité
Au pied des tours de la cité Curial, dans le XIXe arrondissement de Paris, une file d'une vingtaine de personnes attend patiemment devant le local de l'association Une chorba pour tous. Il est 14 heures, la distribution de repas ne se fera pas avant la fin de la journée, mais les personnes qui ont faim sont déjà là.
Abdenour Dadouche le sait: tout à l'heure, elles seront plus de 500 à récupérer les paniers préparés par les bénévoles. Cela fait plus de vingt ans qu'il fait partie de l'équipe, trois qu'il la dirige.
L'association est l'une des rares encore actives dans l'Est parisien. Connue pour son opération ramadan, elle distribue chaque année une chorba aux populations dans le besoin. «C'est un plat typiquement maghrébin, une soupe légère faite de vermicelles, que l'on partage en famille. Vous savez, le vermicelle, vous en mettez un peu, ça peut faire manger beaucoup de monde», précise Abdenour Dadouche en souriant.
Née en 1992, Une chorba pour tous a été lancée par un groupe d'immigrés, conscients de la nécessité d'entraide dans l'un des quartiers les plus défavorisés de Paris. Aujourd'hui, l'association assume ses racines d'Afrique du Nord, sans pour autant faire de prosélytisme: «Ici, on ne demande pas de carte d'identité pour vous servir, tout le monde est bienvenu. On a autant de SDF français que de sans-papiers, des Noirs, des Arabes, des retraités…»
Distribution de paniers repas devant le local d'Une chorba pour tous, dans le XIXe arrondissement de Paris. | Adéola Desnoyers
Dans le local, tout le monde s'affaire: ganté·es et masqué·es, les bénévoles remuent les énormes marmites fumantes, remplissent les sacs de pâtisseries et de fruits. Devant la porte, le ballet incessant des donateurs prouve que la solidarité est toujours là.
«C'est grâce aux dons de particuliers que l'on fonctionne. Depuis quatre ans, nous ne recevons plus de subventions de l'État», fait remarquer le président en fouillant dans le tiroir de son bureau, à la recherche d'un masque pour un bénévole retardataire. Les masques? Il a dû se les procurer lui-même: la mairie n'a jamais répondu à son mail, envoyé deux semaines avant le début du ramadan.
À 18 heures, tous les paniers ont été distribués, mais la file est encore longue. «Chaque soir, il reste toujours une centaine de personnes que l'on n'a pas pu servir. On pourrait faire plus si les autorités nous en donnaient les moyens», constate Medhi, l'un des bénévoles.
Avec la crise économique engendrée par la baisse d'activité dans le pays, la précarité a touché de plein fouet une frange considérable de la population. «On ne s'est jamais sentis aussi utiles qu'aujourd'hui», insiste-t-il.
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Festivités de l'Aïd en suspens
Si le début du mois de mai a marqué un semblant de retour à la normale en France, les offices religieux n'ont toujours pas repris. Églises, synagogues et mosquées ont pu rouvrir leurs portes pour accueillir les fidèles, à la condition de venir se recueillir seul·e.
Pour les cérémonies religieuses, la reprise avait initialement été fixée au 2 juin, avant que le Premier ministre n'évoque la date du 29 mai, pour répondre à la pression de l'Église catholique et du culte judaïque: une réouverture juste avant les fêtes de la Pentecôte et de Chavouot, qui doivent se tenir le 31 mai.
À quelques jours des festivités de l'Aïd-el-Fitr, qui marquera la fin du ramadan le 24 mai, les tâtonnements du gouvernement provoquent des inquiétudes. Saliha regrette un «deux poids, deux mesures»; pour elle, ce choix de date revêt un aspect discriminatoire à l'encontre de la communauté musulmane. Mais la décision finale de Matignon n'a toujours pas été annoncée, et la foi est toujours là.
* Le prénom a été changé.