Société

Les grosses teufs sans fin du confinement

Temps de lecture : 6 min

Des adeptes de soirées qui se prolongent plusieurs jours n'ont pas hésité à braver les interdictions de l'état d'urgence sanitaire. Ils racontent leur besoin de faire la fête, d'être ensemble, de s'amuser.

Un after sans fin en pleine période de confinement. | Droits réservés pour Slate
Un after sans fin en pleine période de confinement. | Droits réservés pour Slate

Treillis militaire, bottines noires à semelles compensées et lunettes de soleil, Arnaud*, 25 ans, danse à en perdre le souffle. Porte de Vincennes, dans le XXe arrondissement de Paris, trois DJ font trembler les murs de la maison à deux étages dans une ambiance enfumée. La scène se déroule mi-avril, en plein confinement, alors que la France est plongée dans le calme depuis un mois. «On était une quinzaine, on a fait la fête du samedi au mercredi. Les gens dansaient, discutaient, se défonçaient. Ça couchait un peu dans les coins», raconte Arnaud, la voix éraillée. Ou était-ce une autre fois? Difficile pour ce vendeur de prêt-à-porter de situer précisément ces soirées, tant elles se sont enchaînées.

Une routine s'est presque installée. Un jour de pause, quelques heures de sommeil, et c'est reparti. «On passe d'appartement en appartement pour que ça ne soit pas trop répétitif.» Les soirées durent de quarante-huit à soixante-douze heures. Parfois plus. Avant de décrocher son téléphone, Arnaud a d'ailleurs annulé plusieurs fois notre rendez-vous tant il est occupé. Adepte des grandes soirées technos parisiennes depuis plusieurs années, il n'a «pas songé une seconde à arrêter de sortir» à l'annonce du confinement. Et ce, même si l'une de ses amies a récemment été hospitalisée à cause du Covid-19. «En sortant de l'hôpital, elle a recommencé à faire la fête. Rien ne nous arrête.»

Une des soirées qui a eu lieu pendant le mois d'avril. | Droits réservés pour Slate

Depuis le 17 mars, les déplacements sont pourtant restreints au minimum et la liberté de réunion fortement réduite. Ces fêtes, contraires à la réglementation sur l'état d'urgence sanitaire, exposent leurs participant·es à des amendes de 135 euros. «Si un service de police a connaissance de ce type d'événements, les organisateurs et participants seront dans le viseur», confirme une source de l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique. Le risque est évident: participer à la propagation du virus. Le déconfinement du 11 mai allège ces règles mais les rassemblements de plus de dix personnes restent interdits.

Ces restrictions à la liberté de réunion, ainsi que les changements de situations personnelles, ont cependant poussé nombre de fêtard·es à arrêter de sortir, comme l'a constaté Stéphanie Ladel, addictologue, parmi ses patient·es.

«Faire la fête comme ça, c'est un besoin»

Impossible de quantifier avec précision le nombre de ces soirées clandestines. La préfecture de police de Paris indique ne pas avoir de statistiques sur ce sujet. Mais les photographies postées sur Instagram et des groupes Facebook d'after attestent de la multiplicité des soirées sans fin. «Je n'ai pas d'avenir mais j'ai un after» ou «il fut un temps ou les soirées avaient une fin», peut-on notamment lire sur ces pages. Depuis le 11 mai, les messages se multiplient, laissant présager une augmentation du nombre de ces soirées.

«Je ne suis pas surprise qu'une partie de la population dise qu'elle a besoin de se sentir vivante, de s'amuser... Tout n'allait pas s'arrêter du jour au lendemain à l'annonce du confinement», tempère Stéphanie Ladel. Selon l'addictologue, certaines personnes amatrices de ces longues soirées, en particulier celles qui consomment des produits psychoactifs, peuvent y être dépendantes.

Alex le reconnaît, «faire la fête comme ça, c'est un besoin». Les deux premières semaines du confinement, ce Parisien de 29 ans a bien tenté de respecter «scrupuleusement» les mesures sanitaires de distanciation sociale. «Puis, de jour en jour, l'envie de faire la fête grandissait», a-t-il constaté. Avant le confinement, il sortait quasiment tous les week-ends. «Ça a été un gros manque dans ma vie, comme si j'avais besoin de danser et de voir des gens en vrai.» Danser toute la nuit, il le fallait: «Pour mon bien-être mental.»

Pour la majorité de ces noctambules, la peur de l'isolement a été déterminante. Mathieu, DJ, n'en est «pas fier», mais il a brisé son confinement «pour ne pas être seul». Il a tenu dix jours dans son appartement à Paris. «Je m'embêtais, alors j'ai rejoint une dizaine d'amis, dans le XVIIIe arrondissement. Je ne suis rentré de la soirée que deux jours plus tard.» Et de confier, un brin désabusé: «Tous mes amis sont dans le milieu techno donc si je voulais voir des gens, cela voulait dire sortir et prendre de la drogue.» La semaine dernière, il a fêté ses 20 ans avec eux. «On a dansé à tous les étages.»

Le coronavirus, un lointain souvenir

Les sorties à l'heure du confinement sont parfois teintées de culpabilité. Pendant les trois premières semaines, Samuel, 28 ans, n'est pas sorti de son appartement du XXe arrondissement de Paris. Mais ne côtoyant pas de personnes à risque, le jeune homme s'est finalement autorisé à braver le confinement avec quelques longues soirées «très hard». «Au début, je m'en voulais énormément, j'ai cru que j'allais tuer des gens dans mon immeuble... C'était la panique», se souvient-il. C'est Victor, l'un de ses amis les plus proches qui l'a entraîné dans ces festivités. Samuel hésite, accepte mais demande à ses sept partenaires de soirée de se laver les mains. «Ils me regardaient comme un fou.»

Pour Victor, la crise du coronavirus n'est plus qu'un lointain souvenir. «Toute notion du temps est biaisée, lance ce musicien de 23 ans sur fond de musique électronique, on ne sait plus quel jour on est.» Là où ces jeunes Parisiens partagent les verres d'alcool, dansent les uns contre les autres, et échangent leurs vêtements, Victor a «fini par complètement oublier [qu'il pouvait] contaminer d'autres personnes».

Une des soirées qui a eu lieu pendant le mois d'avril. | Droits réservés pour Slate

«Pour certains, c'est clairement une évasion, une sorte de hors-champ par rapport à la vie de tous les jours. Ils pensent pouvoir prendre des risques en toute impunité puisque c'est hors de leur vie», analyse Stéphanie Ladel. «Au départ, j'avais peur de le transmettre plus que d'attraper, mais cela s'est vite estompé. De toute manière, si on attrape le virus, cela nous regarde, nous. On ne met personne en danger», se rassure Victor.

Des explications contraires aux avertissements de Jean-Claude Alvarez, chef de service pharmacologie-toxicologie à l'AP-HP. «Ces soirées sont dangereuses, alerte-t-il, parce qu'elles participent à la propagation du virus. Il est dès lors très facile de le transmettre.» L'idée de se protéger du virus en se le transmettant semble pourtant répandue parmi les fêtard·es. Comme un écho aux Covid Parties, ces fêtes organisées aux États-Unis pour atteindre l'immunité collective.

«J'ai préféré cette période à des vacances»

Et si ce n'est pas la fatigue ou la lassitude, rien ne pousse les noctambules à arrêter. Il n'y a plus de travail, plus de rappel à l'ordre... Une véritable parenthèse. Alors, la musique techno n'a jamais cessé de retentir dans le grand appartement du XIe arrondissement de Paris dans lequel est confinée Sarah. Son travail dans la mode a été mis en pause le temps du confinement, comme celui de ses six colocataires de confinement. «Il n'y a aucune pression, on n'est pas pris par le temps... c'est parfait!», résume la jeune femme de 23 ans. «Très honnêtement, j'ai préféré cette période à des vacances.»

Certain·es redoutent même le déconfinement. Comme Cédric, 30 ans, qui s'est lui aussi «habitué à cette vie moins stressante, moins contraignante». En télétravail dans les assurances, il estime avoir inventé une nouvelle manière de faire la fête pendant le confinement «comme singer des mariages, se bander les yeux, faire des défilés de mode, de la peinture...», rit-il. En plus d'une nouvelle amie proche, sa «partenaire d'isolement», il a rencontré son petit-ami, lors d'un after, à 3 heures du matin. «Ce sera une personne essentielle dans ma vie, car il m'apaise. Nous nous sommes rencontrés grâce au coronavirus. Depuis, on ne s'est plus quittés.»

Pour Iris, ce confinement s'est également transformé en aubaine. Cette DJ de 23 ans, proche d'Arnaud, profite du confinement pour explorer des musiques plus posées, prendre le temps de découvrir des genres nouveaux qui n'ont pas forcément vocation à faire danser, «des sons un peu plus trans»... Elle assure que sa musique est meilleure. Comme l'illustrent des photographies publiées sur son compte Instagram, son appartement parisien a été décoré en jungle. Des plantes ont fait leur apparition à côté des platines.

Iris avait peur d'être seule à l'annonce du confinement, elle a vu jusqu'à vingt personnes participer à ses soirées sans fin. «Ma vie actuellement, c'est un peu un after infini. C'est bizarre de dire cela quand on pense à l'épidémie et aux milliers de morts mais cette période a été très positive pour moi», remarque-t-elle. La vie d'avant et les clubs où elle travaillait jusqu'au confinement ne lui manquent pas: «Le club, c'est chez moi maintenant.»

* Tous les prénoms ont été changés.

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