Très attendu par les milieux culturels, et précédé d'un pilonnage massif de tribunes dans les journaux, d'appels dans les médias et sur les réseaux sociaux, et même d'une journée entière dédiée au sujet sur France Inter le 5 mai, Emmanuel Macron a donc pris la parole pour annoncer… quelques mesures concrètes, urgentes et nécessaires, essentiellement la possibilité pour les intermittents de faire jouer le dispositif d'une année blanche en cas de besoin. En core cette annonce est-elle loin de répondre entièrement aux demandes sur ce point précis. Pour le reste, le président a énoncé beaucoup de promesses d'engagements futurs, aussi louables qu'imprécis.
L'histoire récente incite à prendre ces dernières avec une certaine circonspection, bien des annonces présidentielles les plus généreuses n'ayant pas été suivies d'effets jusque-là. Et ce n'est pas insulter l'avenir que de dire que, si Franck Riester est porteur d'une grande pensée pour réinventer la politique culturelle de la France, chacun en sera heureusement surpris. Pourtant, comme l'ont rappelé avec vigueur plusieurs de ses prédécesseurs Rue de Valois (Jack Lang dans Le Parisien, Aurélie Filippetti sur AOC), c'est bien d'une réinvention en profondeur qu'il s'agit.
Un secteur, un levier
On ne prétendra pas ici embrasser toute la question. On se contentera de s'intéresser à un secteur, et de mettre en avant un levier majeur pour y intervenir. Le secteur est celui du cinéma, le levier celui de la télévision publique, et plus précisément de ses deux chaînes leaders, France 2 et France 3. Avec malgré tout l'idée que ce qui peut se jouer là est de nature à inspirer d'autres actions, dans d'autres secteurs, et aussi avec d'autres leviers.
Le 26 avril, Le Monde publiait une tribune intitulée (par le quotidien) «Retour massif du cinéma sur France Télévisions: souhaitons que cette envie frénétique perdure après le confinement!», tribune transformée en pétition en ligne sous son titre original, «Pour une diversité du cinéma sur France Télévisions, en période de confinement… et après!». Initiée par le Festival de La Rochelle et le distributeur et éditeur vidéo Carlotta, ce texte est cosigné par un grand nombre de réalisateurs, de distributeurs, d'associations professionnelles, de responsables de festivals et de cinémathèques, et de critiques (dont l'auteur de ces lignes).
Le document prend acte de l'ajout, depuis le début du confinement, par les chaînes du service public de nouvelles cases dédiées au cinéma, soulignant leurs considérables succès d'audience, et fait un rapide état des lieux de la présence des films sur les chaînes du service public au cours des dernières décennies.
Il se réjouit d'un retour des films dans les programmes, mais il regrette que le geste de France 2 et France 3 n'ait dans un premier temps concerné que les films les plus multidiffusés, ce stock patrimonial inusable où trônent De Funès, Audiard et quelques autres.
Le sujet principal n'est pas Netflix
Depuis, il se trouve qu'a été annoncé l'achat d'une poignée de films d'auteur du catalogue MK2, pour une durée limitée et en couvrant le seul territoire français, par Netflix.
Selon un phénomène devenu systématique, la seule mention du nom de la plateforme américaine a déclenché des réactions délirantes des médias, qui se sont rués sur cette opération (de communication), laquelle sert surtout à «décomplexer» l'addiction compulsive à des produits de série grâce au vernis culturel ainsi appliqué.
Le patron de MK2, Nathanaël Karmitz, a d'ailleurs lui-même très sagement relativisé l'importance de la vente de quelques droits de quelques films à Netflix, tout en rappelant les menaces que la plateforme fait régner sur le cinéma, et notamment son écosystème en France.
Mais contrairement à ce que laissent à penser la plupart des chroniqueurs, le principal sujet n'est pas Netflix ni, plus généralement, les plateformes SVOD, mais la «vieille» télévision.
Même si elle n'excite plus l'attention médiatique, elle reste de très loin le mode de consommation audiovisuelle le plus répandu –selon les derniers chiffres, les chaînes obtiennent un taux de pénétration quotidienne de 70%, contre 6% pour la SVOD, 1% pour la VOD. Et encore est-ce en s'appuyant sur des chiffres opaques, voire contestables côté SVOD, puisqu'il semble acquis que Netflix triche. Tout le monde le sait, y compris les traders et les journalistes qui ne cessent de surjouer sa cote, mais rien n'y fait.
Toujours est-il que, peu après la pétition en faveur de la diversité et le deal Netflix-MK2, France 3 a annoncé la diffusion à partir du 11 mai de films du «patrimoine» plus ambitieux que La Soupe aux choux.
Chacun se réjouira de l'arrivée sur le petit écran de Casque d'Or, La Bête humaine, La Grande Illusion, Le Jour se lève ou Quai des brumes, arrivée qui a fait l'objet d'une communication ad hoc, mais reste tout à fait invisible sur le site de France Télévisions. Et outre que ce beau programme ne concerne que la première semaine (ensuite retour à la vieille tambouille), demeure l'idée que si l'on sacrifie à une idée tant soit peu artistique du cinéma, il faut que ce soit avec des films ayant plus de soixante-dix ans.
Aidons un peu les programmateurs
Vient alors l'envie de proposer aux programmateurs, qui peut-être n'en ont jamais entendu parler, des films français plus récents, et qui ne sont nullement des réalisations expérimentales d'une austérité radicale.
Un peu en vrac, en voici un florilège: Ma saison préférée d'André Téchiné, Le Petit Criminel de Jacques Doillon, Van Gogh de Maurice Pialat, Chocolat de Claire Denis, Les Amants du Pont neuf de Leos Carax, Les Destinées sentimentales d'Olivier Assayas, La vie ne me fait pas peur de Noémie Lvovsky, On connaît la chanson d'Alain Resnais, Saint-Cyr de Patricia Mazuy, La Sentinelle d'Arnaud Desplechin, Poulet au vinaigre de Claude Chabrol, Un divan à New York de Chantal Akerman, Sur mes lèvres de Jacques Audiard, Le 7e ciel de Benoit Jacquot, Généalogie d'un crime de Raoul Ruiz, et tant d'autres...
Des comédies, des films policiers, des intrigues sentimentales, des récits historiques, avec des vedettes, mais aussi une recherche d'écriture, un style, des personnalités singulières.
Pourquoi d'ailleurs seulement des films français? Pourquoi pas aussi, au moins, des Européens? Les Ailes du désir de Wim Wenders, La Promesse des frères Dardenne, La Chambre du fils de Nanni Moretti, Femmes au bord de la crise de nerfs de Pedro Almodovar, Au loin s'en vont les nuages d'Aki Kaurismaki, Raining Stones de Ken Loach, Je rentre à la maison de Manoel de Oliveira, La Double Vie de Véronique de Krzysztof Kieslowski, Dans la ville blanche d'Alain Tanner...
La mauvaise réponse connue à l'interrogation sur l'absence totale de tout ce cinéma est que le public n'aime pas, n'aime plus ça. Tout le travail de terrain effectué à longueur d'années par les exploitants, les festivals, les cinémathèques, les enseignants et les «passeurs» en tout genre prouve le contraire.
Construire un public
La seule réponse qui vaille est: un public ça se construit. Mais il y a des décennies que le public des chaînes publiques est construit par elles selon les critères de la télévision privée.
Il faut un travail de longue haleine pour développer des attentes, des signes de reconnaissance, des valorisations collectives et des manières individuelles d'aimer et de partager des propositions diversifiées. Et il faudrait faire aussi toute leur place à ces autres régimes de diversité, de genres et de races, ce qui fait d'ailleurs l'objet d'une autre pétition, Tribune pour un cinéma à notre image sur France TV. Là, c'est peu dire qu'il y a du boulot...
Pourtant, cette construction au long court est possible, le meilleur exemple étant celui, évidemment différent mais pas sans rapport, de ce qu'a accompli, et continue d'accomplir le service public de la radio. La qualité et la diversité des antennes de Radio France ont une reconnaissance concernant leur audience qui devrait être la boussole d'une politique au long cours en la matière.
En apparence, la crise actuelle pourrait y contribuer, crise qui réclame ce renouveau profond de la politique culturelle à laquelle de nombreuses voix appellent, sans qu'on voie pour l'instant par quoi elle pourrait se traduire, au-delà des grands principes. Or la télévision, et notamment son service public, sont des acteurs décisif en la matière: ils achètent, ils financent, ils diffusent, ils construisent des attentes collectives.
Pour ce qui est du cinéma, la télé occupe une place paradoxale: elle a contribué à sauver le cinéma en France, du fait des obligations que lui ont imposée des gouvernements de droite comme de gauche durant tout le dernier quart du XXe siècle. Mais, dotée de ce fait d'une influence considérable dans les choix cinématographiques (puisque c'est elle qui paie), elle a pesé d'un poids croissant sur ceux-ci, en fonction de ses intérêts et de ses besoins à elle –ce qui est d'ailleurs bien naturel.
Il incombe à la puissance publique de la contraindre à agir selon d'autres critères. Et cela concerne aussi bien la politique de programmation que celle de coproduction, sans oublier l'existence d'émissions accompagnant et valorisant une idée ambitieuse du cinéma –tout ce qui a été délégué à Arte et à la pauvre France 4, qui ne disposent absolument pas des moyens d'assumer seules l'ensemble de ces tâches.
Soit exactement le sens de l'analyse de la productrice Carole Scotta quand elle écrit dans la tribune «L'absence de vision politique à long terme sur le cinéma et l'audiovisuel est désespérante» que, «au cours de cette crise, France Télévisions a redécouvert l'attrait du cinéma sur ses antennes, dont acte, mais au seul profit de films multidiffusés et de catalogues déjà ultra-amortis des grandes groupes. Les spectateurs confinés n'auraient pas le goût de voir des films plus récents, plus en phase avec notre monde? Prendre des risques, innover, travailler avec des auteurs et producteurs émergents, voilà ce que l'on attend d'un véritable soutien public à la création».
Deux autres leviers essentiels
Toujours en ce qui concerne le cinéma (mais en gardant en tête les possibles transpositions dans d'autres secteurs), il est clair qu'outre la télévision publique, le gouvernement a à disposition au moins deux autres leviers qui relèvent directement de ses compétences.
Le premier est le levier réglementaire et législatif. L'objectif n°1 est ici clairement de faire contribuer les mastodontes américains à la prospérité et au renouveau d'un cinéma dont ils profitent, et que pour une part ils menacent. Cela concerne notamment l'application en France de la directive européenne «Services de médias audiovisuels» et la mise en œuvre de la taxe GAFA. Sujets très techniques, compliqués, et dont on voit bien qu'ils ne sont pas l'ordre du jour de ceux qui sont à venir. Mais qui devraient le devenir très rapidement.
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Sur ce dernier point, le chef de l'État a réaffirmé la nécessité à ce que «les plateformes soient assujetties aux obligations de financement œuvres françaises et européennes dès le 1er janvier 2021», acceptons-en l'augure, même s'il reste à définir à quel niveau et dans quelles conditions, notamment de diversité des styles.
Le second levier concerne l'Éducation nationale. Sans mauvais esprit aucun, on ne pouvait que se réjouir d'entendre le président de la République proposer de rétablir quelques-uns des aspects du dispositif Les Arts à l'école mis en place par Jack Lang et Catherine Tasca en 2001, et méthodiquement démoli par tous les ministres depuis. Soit exactement ce qui correspond à la formule présidentielle: «On va avoir besoin d'intermittents, d'artistes partout en France, maintenant. J'ai besoin de gens qui savent faire des choses, à inventer pour les jeunes. Utilisons cette période pour faire une révolution de l'accès à la culture et à l'art.»
Une révolution? Personne ne lui en demande tant. Mais une véritable mise à jour des logiciels politiques de l'action culturelle, voilà qui serait une bonne nouvelle. Une nouvelle qui ne peut se juger que sur pièces.