«Depuis six semaines, je n'ai pas avalé un seul plat industriel transformé. Je mange ultra sain», se réjouit Ingrid, 42 ans, responsable marketing digital. La raison de ce régal culinaire renouvelé: le confinement. Facteur corrélé: la présence à domicile de son compagnon, qui a emménagé chez elle mi-mars. «Je me suis mise à cuisiner midi et soir et notamment à me lancer dans des nouvelles recettes élaborées. Au début, c'était aussi pour l'épater –c'est la première fois qu'on vit réellement ensemble.»
Elle est loin d'être la seule à trouver dans la concoction de bons petits plats un exutoire. La cuisine est un des loisirs confinés de 29% des Français·es, révélait une enquête menée par Odoxa-CGI pour Franceinfo et France Bleu entre le 25 et le 30 mars 2020. «Je prends beaucoup plus le temps de cuisiner, alors qu'habituellement je déteste cuisiner pour moi seul», s'étonne Alexis, journaliste de 27 ans.
Il s'est non seulement lancé dans des fournées régulières de cookies mais apprend aussi à préparer «les recettes que [lui] cuisinent [s]es parents depuis [s]on adolescence: brocolis à la crème, chakchouka, pommes de terre sautées...» Pascale Hébel, directrice du pôle «Consommation et entreprises» du Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Crédoc), constate «une focalisation sur les “produits plaisir”» à travers l'augmentation de la vente de chips comme de tablettes de chocolat.
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Sixtine, avocate de 27 ans, a quant à elle une autre stratégie anxiolytique: «Je suis plus aventureuse dans les choix de recettes. Je cuisine beaucoup avec mon copain en choisissant des recettes étrangères pour casser la routine et apporter un peu d'exotisme malgré le confinement et l'interdiction de voyager, donc on choisit des plats asiatiques (thaï, chinois, coréen) ou autres (turc, espagnol), en essayant parfois des plats qu'on n'avait jamais goûtés avant.»
Si 65% des Français·es jugent que la vie quotidienne sera complètement ou relativement différente post-crise, d'après une étude menée par Kantar du 9 au 13 avril, il semble que la nourriture fasse partie de ce hiatus avant-après. «Le fait-maison devrait rester dynamique pendant un temps encore», estime ainsi Gaëlle Le Floch, la directrice «Stratégies Insights» de Kantar. Car, même si «l'alimentation est un sujet où l'on ne change pas du jour au lendemain», pointe Pascale Hébel, «le contexte a des répercussions sur les façons de manger» et le confinement pourra bien incarner un point de bascule chez certaines personnes.
Liberté au menu
«On revit comme il y a cinquante ans, quand 30% de la part du temps et du budget étaient consacrés à l'alimentation», ajoute celle qui a notamment dirigé l'ouvrage Comportements et consommations alimentaires en France. «Mes dépenses de courses ont clairement augmenté», abonde Alexis. Pas étonnant. D'habitude, en moyenne 20% des repas sont externalisés, sans compter les invitations chez les ami·es, précise la spécialiste du Crédoc.
«La situation actuelle rapatrie vers le domicile les repas que nous prenons en temps normal à la cantine, aux restos U, dans les restaurants d'entreprise et dans toutes les formules de restauration publiques. Dans la vie quotidienne d'une famille, la question habituelle “Qu'est-ce qu'on mange ce soir?” est devenue “Qu'est-ce que nous mangeons ce midi et ce soir?”», expliquait, dans le live du Monde du 31 mars dédié à la nourriture, le sociologue Jean-Pierre Poulain, spécialiste des pratiques et cultures alimentaires.
«Je maîtrise de A à Z tout ce que j'ingère.»
Résultat, pour la moitié de la population qui déclare (et a les moyens de) cuisiner plus qu'avant, faire notamment soi-même son pain voire son levain, favoriser les circuits courts et les productions locales ou avoir diminué sa consommation de viande, le confinement permet, en réalisant les repas à domicile, d'avoir «des choix alimentaires plus libres» et de mieux concilier ses attentes et valeurs avec ses menus, signale Pascale Hébel.
«J'ai vraiment amélioré mes habitudes alimentaires pendant le confinement. Je mange bio depuis plusieurs années mais je déjeunais dehors le midi au boulot et le soir je sortais beaucoup. Maintenant, je continue à faire mes courses bio et je cuisine tout ce que je mange», décrit Marie, 28 ans, qui travaille dans le textile et est confinée seule. «Je maîtrise de A à Z tout ce que j'ingère», se rengorge Ingrid.
Risques en vrac
Bien sûr, nuance la spécialiste des tendances de consommation, il ne faudrait pas négliger les autres contraintes alimentaires qu'instaure ce confinement. D'après les premières données d'une enquête menée auprès de 6.000 personnes en France et en Suisse, début avril, 42% avaient fait évoluer leurs achats. Par exemple, la proximité du lieu d'approvisionnement, critère de choix pour 70% des sondé·es, l'emporte sur la variété de l'offre (19%); 47% passent aussi «le moins de temps possible en magasin»; et 17% optent pour le drive.
«Le rituel des courses est devenu anxiogène (peur de contracter le virus dans les magasins par le contact ou du fait de la promiscuité avec les autres personnes présentes dans le magasin) et cela déteint un peu sur l'alimentation. Je deviens méfiant au possible en ayant peur que les aliments soient infectés», confiait Pierre au Monde fin mars.
Conséquence directe: la vente des fruits et légumes frais est en baisse. Sur le live du quotidien, une certaine Aude énonce même faire une entorse, qu'on suppose temporaire, à son végétarisme. Et ce, sans culpabiliser, «parce que c'est plus simple actuellement mentalement parlant». Question d'hygiène et de fréquence d'achat. «Ce sont des produits qui inquiètent plus et, comme on fait moins souvent les courses, on achète plus de conserves et de surgelés. Le sens de ce qui est sain change un peu: il y a une diminution du vrac; on veut être plus “safe” donc qu'il y ait moins d'emballages est moins le sujet», appuie Pascale Hébel.
Le journaliste Hervé Gardette, dont «le congélateur déborde de surgelés» et les bocaux en verre «ne contiennent plus que du riz et des pâtes, sortis de leur emballage» pour masquer son abandon du vrac, n'est donc pas le seul à avoir «régressé», comme il l'avouait le 23 avril sur France Culture. Si la consommation de pâtes et de riz augmente, comme cela avait déjà été le cas lors de la crise de 2008, glisse l'experte en modélisations statistiques et prospective, c'est parce que ces ingrédients permettent de préparer des repas simples et à moindre prix. Tout le monde ne veut ni ne peut (mentalement, matériellement comme financièrement) se lancer dans des menus travaillés.
Rupture consommée
C'est justement parce que la situation actuelle est un tel bouleversement général de nos pratiques alimentaires et n'est pas seulement provoquée par un gain de temps qu'elle peut conduire à en faire perdurer certaines, si tant est que celles-ci nous conviennent.
«Dans les travaux sur le changement comportemental, vient d'abord l'évolution de ce que vous croyez; mais il est difficile de changer, en raison de la force des habitudes, sauf s'il y a une rupture, qui conditionne le passage à l'action, l'adoption du comportement qui va avec les convictions, souligne Pascale Hébel. La période que l'on vit joue dans ce sens, elle fait partie des ruptures.» D'autant qu'elle s'accompagnera de changements structurels sur le long terme, notamment d'un plus grand recours au télétravail et donc de possibilités de repas à domicile.
«Je n'ai jamais autant cuisiné, et notamment de manière anti-gaspi.»
Certes, Marie doute de poursuivre sur le long terme ses essais de pâtisseries et de plats: «Si la vie d'avant reprend, je pense que je reprendrai mes vieilles habitudes!» Probablement parce qu'elle était déjà en phase avec son alimentation bio pré-confinement comme ses sorties aussi gourmandes que requinquantes. Possible aussi que ses tentatives culinaires confinées soient avant tout une façon de faire passer le temps et de s'occuper. Pas sûr non plus que le grignotage (qui a fait succomber 41% des sondé·es en temps de confinement) persiste. Les habitudes considérées comme mauvaises et les relâchements acceptés parce que perçus comme temporaires seront combattus, et les passades culinaires dépaysantes un lointain souvenir.
À l'inverse, Ingrid «n'envisage plus d'acheter des plats tout préparés le midi ni de manger sur le pouce le soir et redoute même le déconfinement à cause de ça: la reprise d'un rythme de travail effréné, de longues journées et peu de temps pour cuisiner». Elle se sent «en meilleure forme» grâce à sa nouvelle alimentation et entend bien conserver cette harmonie.
Cuisine en phase
Idem pour Carole, 38 ans, en recherche d'emploi dans l'événementiel, qui s'est retrouvée du jour au lendemain sans aucun revenu et a dû faire preuve de débrouillardise. Sans argent de côté et sans pouvoir prétendre à une aide de l'État (la plupart des courtes missions qu'elle effectuait alors pour vivre étant au noir), elle est d'abord passée par «une phase de jeûne intermittent forcé». Avec la fermeture des marchés, c'en était fini du chariot plein d'invendus que cette récente adepte du freeganisme dans le besoin récupérait de temps en temps, pour remplir son congélo et tenir quelques semaines.
Heureusement, elle a pu compter sur l'aide d'ami·es et récupérer des invendus de supermarchés ou supérettes bio, soit par l'intermédiaire d'autres gratuivores, soit via des applis anti-gaspi de dons alimentaires, comme HopHopFood, Karma, Phenix ou Too Good To Go, permettant de se procurer des paniers de fruits et légumes –bio ou non– à 5 euros. «Quand on a eu peu de moyens, il paraît facile de s'orienter vers des produits industriels bas de gamme et bon marché. Mais je suis heureuse d'avoir trouvé d'autres solutions. Je n'ai jamais autant cuisiné, et notamment de manière anti-gaspi. Par exemple, utiliser ses épluchures pour faire un bouillon, idem pour une carcasse de volaille; on peut faire des chips avec ses épluchures aussi, d'où l'intérêt du bio...»
Aujourd'hui, son alimentation lui plaît. Forte de «la satisfaction de sauver tous ces produits des poubelles», elle espère bien la prolonger. «Le confinement m'a aidée à manger plus sainement, de manière plus éthique, à épurer une alimentation trop riche, à faire de meilleurs choix, tout en continuant à me faire plaisir. Même si je risque d'être moins disponible pour cuisiner ou faire des récups quand j'aurai retrouvé un emploi à temps plein, je pense pouvoir m'adapter en gardant la même éthique.»
Ces nouvelles pratiques alimentaires avec lesquelles elle se trouve en adéquation n'ont aucune raison de rester confinées. «Une crise, c'est sûr que ça change quelque chose en matière de façons de consommer. Mais ce sont souvent des choses un peu latentes. On ne se découvre pas des choix nouveaux parce qu'il y a un changement de contexte, insiste la chercheuse du Crédoc. Cela accélère des mouvements.» Signe que ce temps de réclusion a le pouvoir non de nous transformer mais bien de nous transporter.