C'est un remarquable concepteur de tables populaires à Paris: au Drugstore, à la gare Saint-Lazare, à Megève et à Saint-Tropez.
Ce Normand au sourire avenant aurait pu mener une gentille carrière de bistrotier aux Buttes-Chaumont où, dans les années 1990, il retape La Verrière, un modeste spot local où il mitonne des plats de futur MOF: le foie gras chaud aux huîtres, le ris de veau aux anchois, le caneton aux cerises appris à La Tour d'Argent. Sa femme et lui-même accueillent les gourmets parisiens et le Club des Cent, mais c'est la ruée aux deux services (150 couverts par jour), des additions sonnantes et trébuchantes, le vestiaire croule sous les manteaux de vison.
Le chef patron est harassé, en nage l'été, n'est pas heureux au piano, ce n'est pas le style de cuisine qu'il veut envoyer: pas de volailles de Bresse, de truffes noires ou blanches, de turbots bretons et la pression intolérable à l'heure du coup de feu mine son moral. Un jour de 1999, il s'en va et retourne au Bristol, où il a été apprenti et dont il connaît les exigences de palace et le plaisir de cuire la poularde en vessie, d'inventer des plats inédits.
La salle du restaurant et la terrasse du restaurant l'Épicure à l'Hôtel Bristol | © Claire Cocano
Par chance le valeureux chef Michel del Burgo s'en va, la place si enviée est libre pour une carrière exemplaire –dix ans d'attente pour enfin décrocher la troisième étoile à l'Épicure. Le Normand va aimer d'amour la vie trépidante du prestigieux Bristol, refusant de mirobolantes propositions et des rémunérations de star des casseroles. Au Bristol, il s'est éclaté (sic) aux fourneaux.
Rien sans la bonne formation, la passion de bien faire et l'exemple des maîtres formateurs, Éric Frechon est l'archétype du cuisinier moderne aux humanités culinaires parfaites. Son itinéraire de l'âge de 18 ans à la trentaine reflète un parcours jalonné par l'expérience de chefs transmetteurs d'un excellent savoir-faire: le gros bonnet Jean Sabine à la Grande Cascade et Émile Tabourdieu, le maestro créateur de la cuisine au Bristol que Frechon vénère avec raison.
Au restaurant l'Épicure, la châtaigne de mer en coque, langues et écume d'oursins, fine mousseline d'œuf de poule | © Benoît Linero
Il faut citer dans cet itinéraire hors normes Claude Deligne, chef trois étoiles du Taillevent, l'artiste du cervelas de fruits de mer, Manuel Martinez, chef trois étoiles de La Tour d'Argent, l'architecte des quenelles de brochet et des canetons finis en salle par le canardier, mais c'est Aux Ambassadeurs du Crillon, dirigés par le Montalbanais Christian Constant, créateur d'un cassoulet de rêve, qu'il va trouver son dieu, son modèle et son ami.
«Pour moi, sept ans de bonheur grâce à ses qualités d'homme, l'ouverture d'esprit, la convivialité, le respect des autres et les phénoménales connaissances de la cuisine de tradition et de ses secrets. Je dois tout ou presque à cet artiste du risotto aux truffes.»
Au restaurant l'Épicure, la sole de sable poêlée à la meunière farcie aux cébettes et brisures de truffes, jus d'un rôti | © Benoît Linero
À son contact au quotidien, Frechon apporte à la cuisine du Crillon de l'élégance, des finitions, «en fait on envoyait des classiques déjà revisités et d'une légèreté jamais vue».
Le Normand aux mains habiles, à l'œil vif, donne de telles satisfactions à Constant que ce dernier l'encourage à se présenter au terrible concours de Meilleur Ouvrier de France, l'ENA des cuisinièr·es, un rêve pour tout·e professionnel·le des casseroles. Au concours, une règle majeure: se concentrer sur le produit de base, le quasi de veau accompagné de pommes de terre Chatouillard découpées en accordéon puis soufflées. Un piège à embrouilles que le cuisinier très méticuleux réussit avec brio. En février 1993, à 30 ans, il est l'un des quelques lauréats du fameux concours aux côtés de super chefs comme Philippe Gobet, Éric Bouchenoire et Éric Briffard.
Au restaurant l'Épicure, le pigeon de nid rôti aux saveurs d'agrumes, gousse de vanille, oignon caramélisé, jus de cuisson | © Benoît Linero
Le second du Crillon a décroché la timbale grâce aux leçons, aux essais, aux détails enseignés par le maestro Christian Constant qui, lui, n'a jamais été Meilleur Ouvrier de France –il n'a pas eu le temps ni l'opportunité de concourir.
Les chef·fes MOF sont respecté·es, admiré·es, envié·es, ils sont l'élite de la profession. En 1999, après ce passage si fécond au Crillon, Éric Frechon est nommé chef de l'Épicure au Bristol par Pierre Ferchaud, directeur historique.
Au restaurant l'Épicure, le ris de veau piqué aux anchois doré au sautoir, jus de laitue, coques, couteaux et salicornes | © Benoît Linero
Le retour du fils prodigue
C'est le retour du fils prodigue, le Bristol c'est sa maison des débuts de renommée mondiale qui reçoit le Tout-Paris, les membres du Club des Cent, des politiciens en vue, les «rich and famous» en villégiature à Paris, des stars de Hollywood comme Robert de Niro et Céline Dion (entre autres) qui habite une suite quand elle donne des galas en Europe. Propriété du groupe allemand Oetker, le Bristol n'a jamais eu trois étoiles, c'est le défi réussi d'Éric Frechon qui accorde toute sa confiance à Franck Leroy, son second, futur MOF, et à Gilles Marchal, chef pâtissier, un as du sabayon au chocolat et autres gâteries, installé chez lui à Montmartre.
En quelques semaines, il change toute la carte, il introduit le Parmentier de queue de bœuf, le bar au chorizo et, surtout, il retravaille les garnitures des macaronis farcis de truffe noire, artichaut et foie gras de canard, gratinés au vieux parmesan, jus aux brisures de truffe (98 euros), la spécialité phare de l'Épicure, le plat préféré du président Nicolas Sarkozy qu'on lui fait livrer à l'Élysée.
Au restaurant l'Épicure, les macaronis farcis de truffe noire, artichaut et foie gras de canard gratinés au vieux parmesan | © Benoît Linero
Et l'hiver, un chef-d'œuvre à peine modernisé: le pot-au-feu aux truffes en deux services, tout un repas (88 euros).
Habité par le désir de créer, de sortir des sentiers battus, Frechon stimule sa brigade, écoute ses soixante cuisiniers, pâtissiers et boulangers, pain maison (rarissime). Le Normand est le chef le plus ouvert qui soit: un produit dégusté suggère un plat. De l'oignon de Roscoff goûté sur place, il propose une carbonara comme base, à quoi s'ajoutent une royale de lard fumé, des truffes, un coulis et des girolles.
Au restaurant l'Épicure, l'oignon de Roscoff carbonara, royale de lard fumé, truffes noires et girolles | © Hôtel Bristol
Et le caviar de Sologne, un vrai défi pour Frechon: dans une boîte pleine d'œufs d'esturgeon, il étale une mousseline de pommes de terre ratte fumées au haddock et croustillant de sarrasin aigrelette, un authentique chef-d'œuvre jamais vu nulle part (150 euros).
Au restaurant l'Épicure, le caviar de Sologne, mousseline de pommes de terre ratte fumées au haddock, croustillants de sarrasin et crème aigrelette | © Benoît Linero
Et côté crustacés, les langoustines royales juste cuites au thym-citron, condiment oignon-mangue, un bouillon de pinces aux agrumes et coriandre (110 euros). Les poireaux si démocratiques sont cuits entiers au grill, beurre d'algues, tartare d'huîtres, cébette et citron (82 euros). Les goûts, les saveurs ajoutées sont là pour embellir le produit de base.
Au restaurant l'Épicure, les langoustines royales juste cuites au thym-citron, condiment oignon-mangue, bouillon des pinces aux agrumes et coriandre | © Benoît Linero
En fait, l'avisé Frechon est le contraire du chef mégalo ivre de lui-même et de sa puissance, il a l'amitié créative. De son second Franck Leroy, l'alter ego, il dit qu'il a le même palais que lui et le goût de la perfection. Combien de plats essayés, de tartares écartés, d'assiettes mortes-nées n'ont jamais vu le jour?
Au restaurant l'Épicure, la coque de châtaigne, crème légère parfumée aux châtaignes grillées, sablé aux noix, glace vanille et raisin confit, dessert du chef pâtissier Julien Alvarez | © Hôtel Bristol
Et combien de cuisinières éduquées, formées, soutenues par les deux MOF de l'Épicure? Au moins quarante jeunes femmes en cuisine et une merveille en toque, Virginie Basselot, qui le weekend, seule cheffe de cuisine, mitonnait la poularde en vessie de porc –une totale prouesse. Elle a été faite MOF, seule femme titulaire alors de deux étoiles à Paris, une seule en 2020 aujourd'hui au Negresco de Nice. Pour un tout jeune arpète, le Bristol est un rêve à réaliser.
Au restaurant l'Épicure, la poularde en vessie | © Hôtel Bristol
Chaque matin, le Normand au sourire lumineux est heureux de vivre auprès de sa brigade. À ces apprentis en toque timides et apeurés, il dit: «Si vous venez ici au Bristol comme si vous partiez à la guerre, mieux vaut rester chez vous.» Son talent rayonne sur ses troupes.
Hommage à notre terroir
À l'occasion de sa vingtième année au bristol, le chef Frechon a écrit un beau texte remis aux client·es de l'Épicure. Le voici:
«Il n'y a pas de bonne cuisine sans bons produits.» Et il cite les agriculteurs, les pêcheurs, les maraîchers, les volaillers, les fromagers, les meuniers qui se dévouent pour les restaurants du Bristol. «Ensemble, cuisiniers et producteurs engagés, nous construisons la cuisine d'aujourd'hui et de demain, une haute gastronomie consciente des enjeux de notre monde, qui a le goût de l'époque en regardant l'avenir.»
«Du sel au beurre, des viandes aux herbes fraîches, pour moi chaque produit est essentiel à la construction d'un grand plat, le plat qui vous procurera une émotion sincère et inoubliable.»
L'Épicure au Bristol
112 rue du faubourg Saint-Honoré 75008 Paris. Tél.: 01 53 43 43 40. Menus au déjeuner 185 euros, et 380 euros. Carte de 180 à 280 euros.
Les restaurants conseillés par Éric Fréchon
Le 114 Faubourg
Au rez-de-chaussée du palace, entrée par la rue, c'est l'annexe gourmande de l'Épicure, une salle à manger lumineuse dont la carte est composée par Éric Frechon avec au piano Loïc Dantec et en salle le gentleman Patrice Jeanne, qui vous suggèrera les plats du moment: la soupe d'artichaut, escalope de foie gras poêlée, émulsion à la truffe noire, les œufs «King Crab», mayo au gingembre citron, la poulette blanche fermière rôtie en deux services –bien mieux qu'une brasserie de tradition.
Au 114 Faubourg, les œufs King Crab mayonnaise au gingembre et citron | © Benoît Linero
Superbe millefeuille à la vanille Bourbon. Vins au verre. Menu à 110 euros, dégustation à 130 euros. Carte de 80 à 150 euros.
Au 114 Faubourg, le millefeuille à la vanille Bourbon, caramel au beurre demi-sel | © Roméo Balancourt
114 rue du faubourg Saint-Honoré 75008 Paris. Tél.: 01 53 43 44 44.
Le Drugstore
En terrasse ou à l'intérieur du magasin, face à la librairie, la brasserie confortable en lisière des Champs-Élysées a été réanimée par le chef très étoilé du Bristol grâce à une carte «Cru et Cuit»: le velouté de céleri-rave écume de châtaigne (16 euros), le tartare de saumon yuzu et piment jaune (24 euros), le thon rouge au guacamole épicé (28 euros), le carpaccio de Saint-Jacques aux graines de vanille (28 euros), le cheeseburger pommes frites (26 euros), le filet de bœuf au poivre vert, pomme purée (42 euros). Et au dessert, la pomme dans l'esprit d'une Tatin (15 euros) et le biscuit mi-cuit au chocolat grand cru (16 euros).
Au Drugstore, le carpaccio de bœuf au soja et radis blanc | © Nathalie Carnet
Plats signatures: les coquillettes à la truffe noire (35 euros) et le cabillaud Black Cod, sauce miso (39 euros). Viandes de collection dont le bœuf Wagyu. Une des meilleures brasseries de Paris, à deux pas de l'Arc de Triomphe. Carte de 35 à 75 euros.
Au Drugstore, le cabillaud cuit au plancton marin et salicornes | © Nathalie Carnet
133 avenue des Champs-Élysées 75008 Paris. Tél.: 01 44 43 75 07.
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Brasserie Lazare
Un très grand chef sait aussi concocter des plats de ménage comme la délicieuse saucisse purée (21 euros), un must. Dans cette salle à manger toujours pleine au déjeuner, l'œuf de poule bio mimosa, thon et cébette (12 euros), le poireau grillé et truite fumée (16 euros), le merlan de ligne pané sauce tartare (27 euros), les moules de bouchot au curry (19 euros), la tarte au chocolat grand cru (12 euros), le Paris-Deauville (9 euros). Un ensemble sidérant de qualité. Des client·es viennent tous les jours. Carte de 46 à 65 euros. Semainier, plats du jour à 20 euros.
À La Brasserie Lazare, la saucisse purée | © SP
Parvis de la Gare Saint-Lazare, rue Intérieure. Tél.: 01 44 90 80 80.
Le Minipalais
Au cœur du Triangle d'Or, à deux pas des Champs-Élysées, Éric Frechon, avec son complice Stéphane d'Aboville, a imaginé au Minipalais une carte basée sur l'excellence des produits. Œuf marbré au vin rouge, tartare de thon au soja, cocotte de légumes d'hiver, cabillaud nacré au tamarin, agneau rôti au piment d'Espelette, poitrine de cochon grillée aux herbes, ris de veau en croûte, baba géant au rhum. Carte autour de 55 euros environ.
Au Minipalais, le merlan façon fish and chips | © Valéry Guédès
3 avenue Winston Churchill 75008 Paris. Tél.: 01 42 56 42 42.
La Petite Plage
Le succès rapide de La Petite Plage ouverte en 2018 s'explique par le mariage heureux du décor jouant sur la naturalité marine à la manière d'une cabane de plage, sable compris, face aux yachts du port de Saint-Tropez et à une carte signée Éric Frechon. Cuisine d'été d'inspiration méditerranéenne, élégante, saine et goûteuse. Moules cuisinées au beurre persillé, poulpe snacké à la plancha sauce vierge, salade César aux fines tranches de poulet grillé. Carte de 45 à 68 euros.
À La Petite Plage, moules cuisinées au beurre persillé | © SP
9 quai Jean Jaurès 83990 Saint-Tropez. Tél.: 04 94 17 01 23.
L'Italien – Cucina Autentica
À côté de La Petite Plage, dans un décor de jardin romantique, la nouvelle table du port de Saint-Tropez met à l'honneur la cuisine italienne. Éric Fréchon signe une carte de plats authentiques, simples avec les meilleurs produits de la Botte: pâtes fraîches, pizzette, risotto, gnocchis, escalope milanaise, glaces. Carte autour de 50 euros.
Au restaurant L'Italien, les artichauts poivrade frits alla puttanesca | © SP
17 quai Jean Jaurès 83990 Saint-Tropez. Tél.: 04 89 81 61 91.
La Ferme Saint-Amour
Dans un ancien corps de ferme historique entièrement rénové, situé en plein cœur du village, une cuisine d'hiver créée par Éric Frechon. Des plats d'inspiration savoyarde à la fois gourmands et raffinés. Carte de 50 à 65 euros.
181 rue Saint-François de Sales 74120 Megève. Tél.: 04 69 66 55 75.
Hôtel du Cap-Eden-Roc
Niché dans un parc de neuf hectares, ce palace de légende, véritable balcon sur la mer, n'a jamais eu les faveurs du Michelin pour d'obscures embrouilles (la privatisation du site à l'occasion de mariages ou fêtes privées), ce qui n'a jamais nui à sa fréquentation du printemps à octobre. Des habitué·es réservent d'une année sur l'autre, cabanes sur la mer et chambres de luxe. Aucune étoile pour la cuisine méditerranéenne du chef Arnaud Poette et sa brigade de très bons cuisiniers, une sidérante injustice jamais expliquée.
La direction du groupe Oetker a envoyé Éric Frechon à l'Hôtel du Cap-Eden-Roc cher aux stars du Festival de Cannes afin de remodeler la carte et les spécialités méridionales: le loup de ligne, la soupe de poissons, l'agneau de Sisteron... Il est bien évident que le premier palace de la Riviera doit être étoilé et valorisé par le guide rouge. Le buffet du déjeuner est le plus appétissant de toute la Côte d'Azur. Quant aux dîners dans la douceur de la nuit, face à la Grande Bleue, on attend les créations d'Éric Fréchon qui a entraîné la brigade de toqués dans les cuisines du Bristol. À quand l'étoile? Menu au déjeuner à 92 euros. Carte de 134 à 250 euros. 107 chambres à partir de 650 euros. Réouverture pour l'été.
165 boulevard J.F. Kennedy 06160 Antibes. Tél.: 04 93 61 56 63.