Culture

A la recherche du son perdu

Temps de lecture : 8 min

Vous n'avez jamais vraiment entendu la sonate «Au clair de lune», écrite pour un piano du XIXe siècle et jouée sur un instrument moderne.

Les résidents de la vieille bibliothèque se tiennent dignes et silencieux. Ils attendent, solitaires dans le froid hivernal, qu'on leur donne la parole. Tous sont vieux. Autrefois, certains furent réputés pour leur voix et leur personnalité, mais aujourd'hui, c'est à peine si l'Histoire leur accorde quelques pages jaunies.

Certains sont grêles et discrets, d'autres robustes et tonitruants. Ils ont partagé l'intimité de célébrités tels Mozart, Haydn, Beethoven, Schubert, Brahms ou encore Debussy. Ces vieux, ce sont les pianos pour lesquels ont écrit les plus grands compositeurs. Ils ont occupé leur esprit, participé à la création de leurs œuvres géniales. Ils ont trouvé refuge dans une petite ville du Massachusetts, où il n'est pas question de se laisser moisir: les directeurs de cette maison de retraite veillent à leur faire faire régulièrement de l'exercice.

En 1976, Michael Frederick, historien spécialiste de l'Asie de l'Est et amateur de clavecins, acheta, avec sa femme musicienne Patricia, un vieux piano anglais Stodart datant des années 1830. L'instrument avait grand besoin d'être restauré et, comme Michael se passionnait depuis l'université pour la fabrication de clavecins, il décida de s'atteler lui-même à la tâche. Puis le couple acquit un autre piano du XIXe siècle, puis un autre, puis un autre... L'obsession, vous savez ce qu'est.

Une collection unique de pianos (bi-)centenaires

Au début des années 2000, la maison de cinq pièces des Frederick était envahie par les claviers. Leur petite ville d'Ashburnham accepta alors de leur louer la bibliothèque de briques victorienne qui jouxte la mairie, afin d'héberger ce qui s'appelle aujourd'hui la Frederick Historic Piano Collection. En échange d'un modeste loyer, le couple participa également à la restauration de l'édifice. C'est ainsi qu'est née cette collection sans égale sur le continent américain.

La Frederick Collection possède 24 pianos restaurés, dont le plus ancien, non signé, est un modèle viennois des années 1790, d'une facture familière à Mozart. Viennent ensuite un cortège de noms légendaires: Graf, Bösendorfer, Streicher, Pleyel, Blüthner et un Steinway de 1866. Le plus jeune est un Erard, conçu à Paris en 1928. Ils sont tous uniques, comme leur propriétaire.

Si vous vous posez des questions sur la manufacture du feutre dans l'Europe d'après-guerre, Michael Frederick est votre homme. Car le feutre tient une grande place dans sa vie, au même titre que le cuir, le bois et les cordes, bref que tout ce qui fait le quotidien des artisans. Si vous envoyez un message électronique à la collection, sa femme Pat vous répondra. Michael ne touche pas aux ordinateurs.

L'identité nationale du piano

Il entretient les pianos pour qu'ils puissent servir lors des concerts que le couple organise chaque année en bas de la rue, dans l'église. La plupart du temps, la salle de 200 places affiche complet. Quand on réserve pour visiter le musée, les Frederick font les guides avec plaisir, et avec démonstrations: Pat peut se mettre à chanter du Schubert d'une voix chevrotante en s'accompagnant sur un piano contemporain du compositeur; Michael peut jouer du Mozart sur le patriarche de 1790, à la mécanique si délicate que personne ne s'est encore risqué à l'utiliser en public. Il est disposé à disserter sur tous les sujets qui touchent à la collection et à la musique.

Quand pour ma part, j'observai que «le piano en était à la moitié de son évolution à l'époque de Beethoven», il me répondit vivement que tel n'était pas le cas: il existait alors une grande diversité de savoir-faire nationaux, locaux et personnels qui progressaient de concert. Au XIXe siècle, les instruments viennois étaient réputés pour la légèreté de leur toucher et de leur timbre, tandis que les pianos anglais étaient plus robustes en termes de facture, ainsi qu'au toucher et à l'oreille; les modèles français se situaient quelque part entre les deux. Outre cela, chaque facteur avait son style propre et ses secrets de fabrication. Le facteur préféré de Mozart, par exemple, Walter, laissait ses tables d'harmonie dehors pendant l'hiver. Celles qui se fissuraient finissaient dans la cheminée.

Les compositeurs écrivaient alors pour des instruments donnés, dont ils appréciaient les qualités et connaissaient les limites. Ils composaient toujours avec à l'esprit des sons, des rendus bien précis, avec tous ces petits riens qui font tout. Les modèles anciens sont riches d'enseignements pour les interprètes d'aujourd'hui, car ils dévoilent ce à quoi Mozart, Schubert et leurs pairs aspiraient. Non seulement la musique des XVIIIe et XIXe siècles sonne différemment sur les pianos modernes, mais surtout, elle n'a pas été écrite pour eux, ce qui rend l'exécution de certains morceaux particulièrement problématique.

Symbolique pédale

Prenons par exemple le glissando sur deux octaves du dernier mouvement de la sonate «L'Aurore», de Beethoven. Vu la mécanique très fine et la moindre résistance au toucher d'un ancien piano viennois, le musicien peut placer son pouce et son auriculaire sur l'octave, laisser glisser vers la gauche, et le tour est joué. Mais avec la mécanique plus lourde et la plus grande résistance des touches d'un instrument moderne, la manœuvre est impossible, ou périlleuse. Chaque pianiste contemporain a donc son petit truc pour venir à bout de ce passage. On dit ainsi qu'avant de s'y attaquer, Rudolf Serkin se crachait discrètement sur les doigts.

L'un des morceaux les plus célèbres de l'histoire de la musique, la sonate «Au clair de lune», de Beethoven, illustre parfaitement le propos. Hector Berlioz en qualifia le premier mouvement, doucement plaintif, «de poème que le langage humain ne saurait dire». Sur la partition, Beethoven indiqua d'appuyer sur la pédale forte pendant tout le mouvement, pour qu'à aucun moment, les cordes ne soient étouffées. Sur les pianos de l'époque du compositeur, aux cordes plus courtes qu'un piano moderne, le rendu était subtil, les harmoniques se fondaient aisément.

Sur un piano moderne, à plus longue résonance, tenir la pédale pendant tout le mouvement créerait un véritable embouteillage sonore. Il faut donc simuler l'effet recherché, sans jamais l'obtenir vraiment.

Ecoutons Alfred Brendel interpréter le début de la sonate aussi bien qu'il est possible de le faire sur un Steinway moderne:

Comparons l'interprétation de Gayle Martin Henry sur un piano datant d'environ 1805, né des mains du facteur viennois Caspar Katholnig :

La différence est saisissante, et l'oreille met un certain temps à s'habituer au son du piano ancien. Ces instruments étaient faits pour des pièces de petites ou moyennes dimensions. Leur sonorité est intime, elle intègre les bruits du bois, du feutre et du cuir. Le phrasé varie en fonction de la hauteur, loin de l'homogénéité des pianos modernes.

Sur le Katholnig, la pédale forte donne un rendu éthéré ; la longue tenue des graves, notamment, évoque le tintement d'un gong lointain. Beethoven a composé sa musique en pensant à tous ces aspects, c'est même en fonction de cela qu'il a choisi les graves et les aigües qui devaient ponctuer le murmure cadencé du registre médium.

Continuons la comparaison avec une autre création monumentale de Beethoven, la sonate n° 23, dite «Appassionata», écrite en 1805. Ce morceau parmi les plus déchirants qui aient été composés pour le clavier, nous raconte des gouffres, des abîmes, des espoirs qui s'élèvent pour être plus durement terrassés. Mais, avant tout, cette sonate nous raconte le piano sur lequel elle a vu le jour, elle nous raconte la richesse de ses registres.

A partir de 1803, date à laquelle Beethoven reçut un Erard des plus sophistiqués, sa musique se fit plus ambitieuse, plus exploratrice (même si le compositeur appréciait peu la lourdeur de la mécanique française).

Ecoutons Brendel interpréter l'ouverture de l'«Appassionata», qui permit à l'époque au compositeur de plonger au plus bas de ses cinq octaves et demie:

Et voici Gayle Martin Henry sur un Katholnig :

Vers 1820, Beethoven, très atteint par sa surdité, acquit un instrument viennois signé Conrad Graf, facteur dont les pianos étaient alors les plus puissants. Le pianiste Stephen Porter joue depuis 2002 sur un Graf lors des concerts de la Frederick Collection. (Les premiers propriétaires de cet instrument furent les Sonnleithner, de Vienne, connus pour avoir été des proches de Beethoven et Schubert.)

Sans être spécialiste de l'époque, le musicien évoque la clarté des pianos anciens, la profondeur et la densité de leurs registres, la luminosité de leurs aigus et la force de leurs graves - si dissemblable de l'uniformité des instruments modernes.

Dans le dernier mouvement tumultueux de l'«Appassionata», le musicien relève que le Graf semble lutter pour contenir la musique, comme s'il menaçait de voler en éclats. C'est là, bien sûr, l'effet que recherchait Beethoven: une forme de désespoir. Dans cette interprétation que livra Porter lors d'un concert, notez le contraste qu'offre le Graf entre la suavité de la tessiture médium, la limpidité des aigües et la pesanteur des graves, pour exprimer la danse frénétique qui précède le finale démentiel:

C'est peut-être la version la plus exaltante et la plus juste que j'aie jamais entendue du finale de l'«Appassionata»; nous la devons au piano autant qu'à l'interprète. Un Steinway sait se montrer élégant, c'est vrai, mais jamais il ne donne autant la chair de poule.

A la fin de sa vie, Brahms, amateur de sons riches et grandioses, avait une prédilection pour les Steinway américains et les Bösendorfer viennois, tous deux comptant parmi les plus importants facteurs contemporains. Cependant, Brahms avait chez lui un classique Streicher viennois. Qui sait s'il aurait préféré entendre jouer son majestueux Intermezzo Op. 119 (Rhapsodie) par Radu Lupu sur un Steinway moderne:

ou par Ira Braus, sur le Streicher de 1871 de la Frederick Collection, à la belle résonance acajou:

Le dernier piano de Debussy fut un Blüthner allemand, mais les pianos sur lesquels il fit ses armes étaient des Erard français. Notre dernière comparaison portera ainsi sur ses éblouissants «Feux d'artifices», interprétés d'abord par Arturo Bendetti Michelangeli sur, une fois encore, un Steinway:

puis par Dmitri Shteinberg, sur un extraordinaire Erard de 1877 :

Michael Frederick déplore cette uniformisation galopante. Pourquoi faudrait-il que tout soit pareil? Pourquoi trois ou quatre facteurs de piano, aussi excellents soient-ils, domineraient-ils le paysage, et notamment les Steinway qui se sont rendus maîtres de la plupart des salles de concert? Cela fait penser au marché [américain] de la bière, il y a une trentaine d'années, quand n'était proposée qu'une demi-douzaine de marques passe-partout. Aujourd'hui, une myriade de breuvages maltés coulent dans le pays, comme c'était le cas au XIXe siècle.

La musique se trouve dans une situation similaire. On écoute maintenant en majorité des enregistrements, de musique classique ou autre. De ce fait, dans les concerts, on a tendance à vouloir retrouver un son d'enregistrement. Les pianistes se distinguent en remportant des concours, où l'on attend d'eux un jeu aussi parfait et impersonnel qu'un enregistrement en studio.

Les Steinway, sublimes et uniformes

Il faut se couler dans le moule le plus possible, ce qui implique en la matière de jouer sur un Steinway, comme dans la plupart des enregistrements. Or, les Steinway sont réglés pour livrer un son égal et velouté des plus graves aux plus aigües. Les marques qui entaillent la suprématie du Steinway - actuellement, Bösendorfer, Baldwin et Bechstein - sont en recul constant (à l'exception des factures coréennes, moins chères, qui se vendent bien chez les particuliers). La standardisation des pianos et des interprétations, deux faces d'une même médaille, est due principalement à la toute-puissance des enregistrements.

Ne nous méprenons pas, les Steinway sont de splendides instruments qui méritent leur succès. Mais faut-il qu'une marque soit à ce point dominante? Aujourd'hui, les pianos sont affaire de métal, d'acier et de technologie avancée, ils sont agencés en série. A l'époque de Beethoven et de Schubert, ils étaient l'affaire d'un homme ou d'une femme (telle la légendaire Nannette Streicher) munis de marteaux, de scies, de rabots et de burins. Ils étaient aussi variés que ce que mettaient en eux leurs créateurs.

Le musicien Stephen Porter remarque qu'en Europe, plusieurs facteurs artisanaux conçoivent encore de magnifiques reproductions de modèles anciens. Sur notre continent, ils sont bien plus rares. La collection de Michael Frederick représente presque tout ce que possède l'Amérique, en hommage aux vertus de la diversité et aux splendeurs subtiles de l'artisanat.

Jan Swafford

Traduit par Chloé Leleu

Photo REUTERS

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