Mon chat a un emploi du temps immuable. Quand je me lève, il m'attend posté dans la cuisine, en quête de ses premières croquettes de la journée. Une fois son repas terminé, il s'en va piquer un sprint jusqu'au canapé où il s'effondre pour revenir au monde vers le milieu de la matinée. Deux, trois exercices de stretching plus tard, le voilà qui me réclame sa part de caresses avant de laper goulûment l'eau de la fontaine.
Cette fois tout à fait réveillé, il bondit sur le rebord de la fenêtre où il se perd pendant de longues minutes dans la contemplation du monde extérieur. Rassasié par ce qu'il vient de voir, d'une démarche lente et pesante, il traîne son ennui à travers tout l'appartement, allant d'une pièce à l'autre avec l'empressement d'un croque-mort en route pour l'enterrement de sa femme, avant de s'affaler sur le lit, lieu d'un intense sommeil qui le conduira jusqu'aux prémices de l'après-midi.
Sommeil seulement interrompu par une séance de toilette assidue, un bon quart d'heure d'intense activité où il s'astique avec le soin maniaque d'un chercheur de puces, exercice vite conclu par une longue sieste réparatrice. Vers les 6 heures du soir, il émerge affamé comme un naufragé perdu en mer et se jette sur ses croquettes avec l'appétit d'un rabbin au soir de Kippour.
Une fois restauré, remonté comme un fêtard après une dernière ligne de coke, il s'offre une longue séance d'athlétisme sous la forme d'un sprint qui le verra aller du salon à la salle de bains en passant par la cuisine, en un temps record de deux secondes et demi, rituel qu'il répétera une bonne demi-douzaine de fois entrecoupé par autant de sauts vers le haut de la bibliothèque d'où il rebondira sur la commode puis sur le téléviseur enfin sur la table basse avant de retomber plus ou moins gracieusement sur le parquet.
Cinq minutes plus tard, je le retrouve au sommet du frigidaire où trône son panier, une vague corbeille remplie de coussins dans lequel il s'enroule pour la nuit, s'offrant seulement une échappée hors des murs quand il s'en va bruyamment visiter sa litière dont il racle les fonds avec la volupté d'un jardinier affairé à chasser les mauvaises herbes de son potager.
En tout, j'ai calculé que mon chat, entre l'heure de mon réveil et celui de mon coucher, restait éveillé en tout et pour tout une trentaine de minutes, temps mis à profit pour manger, se laver, et quand il est d'humeur, courir après des souris qui n'existent que dans son imaginaire détraqué.
Évidemment j'ignore ce qu'il fout de ses nuits.
Parfois quand forcé par une envie pressante, je me rends aux toilettes, je le découvre dans l'entrée, tout absorbé à regarder ma paire de mocassins. D'autres fois, il surgit des entrailles de l'appartement avec le regard fou de celui qui vient de rencontrer Dieu en personne. On dirait Moïse du retour du mont Sinaï avec les tables de la Loi sous le coude. Sinon, la plupart du temps, il joue au chat invisible et réapparaît à l'aube quand il confond mon visage avec un reposoir pour ses pattes.
Bref, mon chat comme tous les chats passe sa vie à dormir. Ce qui m'amène à penser que le chat dans sa dimension ontologique souffre d'une nausée existentielle si profonde que seul un sommeil prolongé parvient à calmer. Animal métaphysique, le chat connaît l'absurdité de toute condition terrestre et incapable de trouver un sens à sa vie, terrifié par les mystères infinis de l'univers, à défaut d'alcool ou de drogues puissantes, il cherche dans le sommeil le refuge à tous ces tourments intérieurs.
Sinon comment expliquer cette appétence à tant dormir? Je ne vois rien qui dans l'existence actuelle de mon chat justifie un tel abandon dans le sommeil. Rare de ses efforts, paresseux comme un buveur d'anisette, tout juste bon à jouer quelques minutes par journée, sa vie s'écoule dans l'indolence même d'un mangeur de loukoums égaré sous un puissant soleil d'orient. Et hormis son moment de folie où il ressemble à un voleur de noisettes poursuivi par une horde d'écureuils enragés, quand il visite l'appartement à la vitesse de l'éclair, sa dépense en calories ne doit pas être loin de zéro.
Pourtant il dort comme s'il venait d'enchaîner trois triathlons de suite. Mystère de la condition féline dont nul humain ne saura jamais la cause. Ô chat, à quoi rêves-tu quand tu nous quittes pour mieux éprouver la profondeur de tes songes? Que fuis-tu de la sorte? Que cherches-tu à oublier dans les vapeurs de ton sommeil infini? La cruauté du monde, la bêtise et la lâcheté des hommes, la veulerie et la radinerie de ton maître jamais assez prodigue dans ses offrandes de croquettes? Ou bien es-tu las de naissance comme ces personnes fatiguées dont chaque pas dans la vie demande une énergie folle?
Sur ce, bonne nuit à tous, mon chat m'appelle!
Pour suivre l'actualité de ce blog, c'est par ici: Facebook-Un Juif en cavale