Un jour d'été, il y a près de trois ans, j'ai passé douze heures devant un centre commercial à San Francisco pour acheter un des premiers iPhone. Pour certains, faire la queue, que ce soit pour des gadgets high-tech ou des places de concerts, c'est une façon équitable de séparer les poseurs des vrais fans, et ceux-là se délectent de la camaraderie qui règne dans ce genre de file. Pas moi. Je déteste faire la queue. Manquer de tout, supporter des inconnus envahissants, s'ennuyer à mourir; non merci. (Je n'avais évidemment pas encore d'iPhone pour passer le temps.) Attendre des heures pour un gadget première génération, coûteux, buggé, et qu'aucun d'entre nous n'avait eu la chance ne serait-ce que de toucher: il faut bien reconnaître que c'est d'une crétinerie affligeante. Et le pire, c'est qu'on faisait la queue de notre plein gré.
J'ai repensé à cette situation cauchemardesque vendredi dernier, quand je me suis réveillé un peu plus tôt que d'habitude pour me connecter sur le site d'Apple et pré-commander l'iPad. Si tout va bien, je recevrai la tablette samedi 3 avril [l'Ipad devrait être disponible en France fin avril, NDLR]. Je serai alors - une fois de plus - parmi les «early adopters», cette fois-ci sans avoir eu à faire la queue. Et même si j'ai une bonne excuse pour acheter le dernier gadget d'Apple avant tout le monde - c'est mon travail de dire aux gens si oui ou non l'iPad est nase - je me sens pourtant un peu coupable. Acheter quelque chose juste pour pouvoir dire qu'on l'a eu en premier, c'est vraiment nul, on est d'accord?
Le spleen des early adopters
L'histoire nous a montré à maintes reprises qu'acheter des gadgets high-tech de première génération n'est pas la meilleure idée qui soit. Souvent plus chers et moins fiables, ils offrent également moins de fonctionnalités que leurs successeurs. Le 10 novembre 2001, acheter un iPod vous aurait coûté 500 euros pour 5 Go de musique. Mais dès la première année, Apple a baissé son prix et sorti deux nouveaux modèles 10 et 20 Go, avec une molette plus sensible et de meilleure qualité. Depuis, les iPod n'ont jamais cessé de s'améliorer: aujourd'hui, le modèle haut-de-gamme, le Touch, coûte 379 euros pour 64 Go d'espace. C'est-à-dire qu'en 2010, le meilleur Ipod coûte presque 150 euros de moins que la toute première génération d'appareils, et fait beaucoup plus que simple lecteur MP3. Idem pour l'iPhone : tous ceux qui ont fait la queue en 2007 ont dépensé au moins 500 dollars, sauf qu'à peine deux mois après, Apple a carrément baissé le prix de l'iPhone de moitié, se mettant à dos tous les early adopters. (Steve Jobs a ensuite présenté ses excuses et offert à tous ces clients un bon d'achat de 100 dollars à utiliser sur l'Apple Store.)
S'il ne faut attendre que quelques mois pour avoir un appareil meilleur et moins cher, alors pourquoi se presser? Sauf que le problème d'une telle philosophie, c'est qu'à toujours attendre la prochaine génération, on finit par ne rien acheter. Et à un moment, il faut accepter que la prochaine génération, c'est demain, et qu'aujourd'hui, ça n'est pas demain. Alors on va dans une boutique, et on achète ce qui est disponible aujourd'hui.
Heureusement pour vous, ce genre d'achat n'est plus aussi précaire qu'avant. Il y a un an et demi, j'affirmais que nous assistions à la mort de l'obsolescence programmée. Car il n'y a pas si longtemps, toutes les fonctionnalités d'un appareil étaient comme immuables, et soudain, Internet est devenu cette fontaine de Jouvence pour gadgets high-tech. Je me cite: «Désormais, comme Meryl Streep, vos appareils électroniques vont se bonifier en vieillissant. Plus de fonctionnalités, plus simples à utiliser, vous serez alors moins tenté de vous jeter sur ''le'' nouveau produit qui vient de sortir.» Un exemple récent: le Nexus One, le téléphone de Google. Si vous en aviez acheté un à sa sortie au mois de janvier, vous auriez été scandalisé par l'absence du multitouch sur le navigateur Web et certaines applis de cartes. Mais un mois plus tard, grâce à une mise à jour logicielle, Google a pu ajouter cette fonctionnalité à tous les téléphones déjà vendus - les early adopters n'ont donc rien eu à regretter.
Faudra t-il brûler ses e-books?
Il y a cependant quelques produits dont vous devriez encore reporter l'achat. L'an dernier je déconseillais à tous d'acheter un e-reader; même chose pour les lecteurs Blu-ray quelques années auparavant. Pour la simple raison que ces deux catégories de produits dépendent de ce que les économistes appellent «l'effet de réseau» C'est-à-dire qu'ils ne seront vraiment utiles que s'ils sont achetés en masse. On ne peut pas prévoir quel sera le format de prédilection pour les livres électroniques, donc mieux vaut ne pas prendre le risque d'acheter un e-reader aujourd'hui. (Demandez plutôt au mec qui s'est jeté sur les lecteurs HD-DVD)
Internet a tout de même réduit l'importance de ces effets réseau. Par exemple, un scénario peu probable, mais pas impossible: imaginons que dans quelques années, le Kindle se fasse battre à plate couture par un concurrent, et qu'Amazon finisse par décider d'arrêter la production de son e-reader. Qu'est-ce qui se passera pour tous ces pigeons qui ont acheté des dizaines de livres électroniques Amazon? A une époque, ç'aurait été fichu pour eux, leurs livres auraient été bons à jeter. Mais aujourd'hui, ça n'est plus une fatalité: les e-books pour Kindle sont compatibles avec l'iPhone, l'iPod Touch, les PC Windows, et bientôt, l'iPad. Donc si Amazon cessait de fabriquer des Kindle, en autorisant les éditeurs de livres électroniques à utiliser son format, abracadabra, on pourrait lire son livre Kindle sur n'importe quel e-reader. Aujourd'hui votre contenu, et plus particulièrement votre contenu online, n'est plus vraiment bloqué; il y a toujours de nouveaux horizons possibles pour lui.
Steve Jobs a beau être têtu, il n'est pas stupide
Ce qui nous ramène à l'iPad. Comme le Kindle, la tablette d'Apple est un produit qui dépend de l'effet réseau. Si l'iPad est un énorme succès commercial, ça incitera les développeurs à programmer des applis dédiées, assurant ainsi sa survie à long terme en tant que plateforme. C'est d'ailleurs un scénario probable, puisque les développeurs ont déjà créé des milliers d'applis pour l'iPhone (toutes compatibles avec l'iPad), et beaucoup d'entre eux ont déjà commencé à travailler sur des versions exclusivement pour l'iPad.
Mais imaginons le pire: mettons par exemple que les développeurs décident de ne plus cautionner la politique hyper-contraignante d'Apple pour l'App Store, et abandonnent l'iPad. Les conséquences seront-elles si terribles que ça pour les early adopters? Pas vraiment, puisque l'iPad donne déjà accès un large éventail d'applications et de contenu qui n'est pas près de disparaître: tous ces trucs qui se trouvent sur le Web. Qui plus est, comme il est possible de mettre à jour son iPad, Apple peut rapidement effectuer des modifications sur sa tablette pour satisfaire les clients mécontents. Et si des centaines de milliers de gens décident de boycotter l'iPad parce qu'il n'est pas compatible Flash? Steve Jobs a beau être têtu, il n'est pas stupide; si cela devient une pomme de discorde, il fera en sorte que l'iPad lise le Flash.
Rien de tout cela ne garantit que vous aimerez l'iPad, ni que ce sera un succès commercial; et même si c'est tout l'inverse, pas de panique. Si vous pré-commandez l'iPad et qu'en fait vous trouvez ça nul, vous pouvez toujours le renvoyer. Et si vous trouvez ça génial mais que vous êtes le seul, on s'en fiche, non? Bien sûr, vous pourrez en trouver un moins cher l'année prochaine, et Apple y aura sûrement ajouté une caméra ou un processeur plus rapide. Mais si rien de tout cela ne vous importe, alors pas d'inquiétude: vous et votre iPad avez d'heureuses et nombreuses années devant vous, même si Apple décide d'arrêter la production d'ici Noël.
Farhad Manjoo. Traduit par Nora Bouazzouni
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Photo: Reuters/Kimberly White