Société / Économie

Masques en tissu: les petites mains invisibles derrière les promesses de l'État

Temps de lecture : 5 min

Les indépendantes du secteur de la couture sont appelées à la rescousse, sans moyens financiers et en assumant l'entière responsabilité de la qualité de leurs produits.

Clotilde Faure, l'une des couturières qui confectionne des masques. | Jane Roussel
Clotilde Faure, l'une des couturières qui confectionne des masques. | Jane Roussel

Dans un sous-sol du Viaduc des Arts (Paris XIIe arrondissement), neuf couturières s'affairent à fabriquer des masques depuis fin mars, fédérées par Noémie Devime, créatrice parisienne. L'objectif: coudre 6.000 pièces, le plus vite (et le mieux) possible pour une marque du sud de la France, à destination des nez, bouches et mentons des pompiers de France. Rémunération dérisoire à la clef, que les couturières ont acceptée par solidarité. Pour un travail artisanal qui leur prendra plus de cinq semaines, à hauteur de 12 heures de couture quotidienne. Les masques sont ensuite revendus en lots aux pompiers, à un tarif inconnu des couturières.

Entreprises, mais aussi collectivités locales et institutions, toutes signent le même genre d'appels peu rémunérateurs, comme le souligne Clotilde Faure, une autre couturière. La ville de Paris, par exemple, s'est engagée à distribuer gratuitement des masques en tissu à ses habitant·es, appelant les professionnel·les à les assembler contre une modique «contribution de 1 euro TTC». Contactée, la mairie estime que sur les 2,2 millions de masques prévus, près d'un quart ne sortent pas d'usines et proviennent de structures solidaires ou d'indépendant·es.

Dans un sous-sol du Viaduc des Arts (Paris 12), neuf couturières fabriquent 6 000 masques à la main. | Jane Roussel

Même appel aux bonnes volontés du côté de l'Afnor (Association française de normalisation), sous tutelle de l'État, qui propose aux couturières de s'inscrire sur une plateforme afin de distribuer des masques «gratuitement ou à prix coûtant». «À ce moment-là, j'ai compris que toutes les volontés individuelles de couturières fédérées au hasard de groupes de solidarité Facebook allaient être récupérées», se désole Camille Binet-Dezert.

Volte-face du gouvernement sur le port du masque

Alors que les masques en tissu étaient jugés inutiles par le gouvernement depuis le début de la crise, ils sont tout à coup devenus essentiels. Volte-face de communication, cap sur la fabrication. «Cette volonté de généraliser le port du masque répond plus à une pression populaire qu'à une réalité scientifique», juge un médecin épidémiologiste souhaitant garder l'anonymat. Même son de cloche du côté de la cellule de crise du ministère de la Santé, où l'on confie: «Tout à coup, le gouvernement pousse aux masques en tissus. On se dit que ce sera mieux que rien. S'ensuit un effet de panique, parce qu'on n'en a pas en stock…»

Dans l'urgence, on demande aux indépendants de mettre la main à la pâte. Sans forcément se soucier de l'encadrement ni des vérifications. Qui les a faits? Comment? Avec quel matériel? Pour seul point de repère, il y a le fameux guide SPEC S76-001 de l'Afnor. L'association précise: «Ce document n'a pas été soumis à la procédure d'homologation et ne peut être en aucun cas assimilé à une norme française. Ce dispositif n'est ni un dispositif médical, ni un équipement de protection individuelle.» Pourtant, le ministère des Armées le cite dans ses lettres de recommandations à propos des «masques barrières». Alors, référence ou pas référence?

Approximations (qu'entend-on par «étoffe serrée»?), termes techniques (en quoi consiste une «maille interlock»?) et «tests qualité» irréalisables pour les indépendant·es sans accès à un laboratoire… le guide est en tout cas complexe à suivre pour les non-professionnel·les, note Nathalie Ruelle, spécialisée en qualité, gestion de la sous-traitance et du sourcing dans le secteur textile-habillement à l'Institut français de la mode (IFM). «À qui s'adresse-t-on dans ce guide? Aux professionnels, aux artisans, au grand public?», s'interroge-t-elle. Face à cela, l'Afnor reconnaît: «C'est un guide établit dans l'urgence, qui est soumis à des évolutions, à des précisions et à contribution des fabricants.»

«Un faux sentiment de sécurité»

Quoi qu'il en soit, l'Afnor propose de mettre en relation sur sa plateforme les fabricants et le grand public. Mais impossible de connaître la qualité des produits qui y sont distribués, l'association n'ayant pas les moyens matériels de s'assurer elle-même du respect des procédures.

S'ensuit un paradoxe: alors que l'Afnor est elle-même à l'origine de recommandations de fabrication pas toujours faciles à suivre, ce sont les confectionneurs qui endossent l'entière responsabilité de la qualité de leur produit en cochant, lors de leur inscription sur la plateforme, une case qui confirme qu'ils se sont bien «inspirés» du guide établi.

«Ce que l'on craint au ministère de la Santé? Que les gens [...] aient un faux sentiment de sécurité parce que ces masques sont “certifiés Afnor” aux yeux du grand public.»
Une source interne au ministère de la Santé

«Effectivement, il n'y a pas de contrôle qualité de notre part, on demande juste aux gens de s'engager à respecter les règles», explique Olivier Gibert, du département de la communication de l'Afnor. «Le but est simplement d'accompagner une dynamique de circulation des masques déjà mise en place sur les réseaux.» Déjà peu rémunéré·es, les fabricant·es sont donc aussi tenu·es pour responsables en cas de problème.

Par ailleurs, si la plateforme est une initiative émanant uniquement de l'Afnor, cet organisme reste financé par l'État, ce qui agit comme un tampon rassurant. «Ce que l'on craint au ministère de la Santé? Que les gens soient équipés de masques mal façonnés, qui n'assurent pas leur protection contre le Covid-19. Mais surtout, qu'ils aient un faux sentiment de sécurité parce qu'ils sont “certifiés Afnor” aux yeux du grand public», s'alarme une source interne à la cellule de crise du ministère de la Santé. «À mon avis, ça arrange bien le gouvernement que des structures comme l'Afnor ouvrent des plateformes pour se procurer des masques. Ça étouffe un peu le débat sur la pénurie. Mais cela risque de se retourner contre l'État s'il est avéré que les masques posent des problèmes de sécurité

Responsables mais pas reconnues

«On nous demande d'assumer la responsabilité de nos masques, mais on n'obtient aucune reconnaissance», déplore Clotilde Faure. Un constat partagé par Frédéric Godart, sociologue de la mode: «On pourrait se dire que cette crise va amener le gouvernement à apporter son soutien, sa reconnaissance, son accompagnement aux compétences textiles locales (et donc plus chères). On pourrait penser que c'est l'occasion de revaloriser symboliquement la profession de couturier: mais même dans cette crise où on a terriblement besoin de ce type de production, personne n'est prêt à payer! Pas même l'État.»

Les couturières ont accepté, par solidarité, d'être très peu payées. | Jane Roussel

«On n'impose rien aux couturiers, ils sont libres de ne pas s'inscrire sur notre plateforme», se défend-on du côté de l'Afnor. Mais tous ces appels reposent sur les notions de responsabilité collective, de solidarité, de sécurité sanitaire… L'intérêt général pèse lourd sur les consciences, particulièrement sur celles des femmes, majoritaires dans ce secteur. L'observatoire des métiers (textile, mode, cuir) estimait la proportion de femmes dans la couture en France, à 71% en 2017.

«Tout travail mérite salaire et comme le transporteur, le personnel médical, ou l'hôte de caisse, la filière industrielle textile et mode ne peut pas travailler uniquement pour la “gloire” de cette situation!», s'insurge une ingénieure textile indépendante sur son blog. Et de résumer en une formule: «Femmes + machines à coudre + bénévolat = des millions de masques gratuits rapidement.»

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