Le 14 janvier, le forum islamiste Al-Faluja mettait en ligne un message audio d'Oussama Ben Laden appelant les Palestiniens à tenir bon et poursuivre leur combat à Gaza. Pour lui, la résistance palestinienne n'a d'issue que dans le djihad mondial. Quel crédit faut-il accorder à cette menace? Y a t-il des risques d'extension du conflit qui a éclaté à Gaza ?
Le Hamas a toujours limité son action au territoire palestinien. Il a le soutien des Frères musulmans dont il est issu, qui ont leur berceau en Egypte. Celui de la Syrie, qui est le plus proche allié de l'Iran et abrite son principal chef en exil. Celui de l'Iran est de loin le plus décisif, mais l'ampleur de ses aides financières et logistiques au Hamas n'est pas connue avec précision. L'Iran dispose d'autres courroies de transmission dans la région pour faire peser sa menace sur Israël, comme le Hezbollah chiite au Liban qui, pour le moment, ne bouge pas.
La question reste pourtant posée: ce nouvel épisode du conflit moyen-oriental, l'exaltation du modèle palestinien une fois de plus «victime», «martyr» d'Israël peuvent-ils dégénérer en affrontement entre, d'un côté, le djihad mondial, l'islamisme global de type al-Qaïda et, de l'autre, les forces «sionistes» et «croisées»? On ne peut répondre sans s'interroger sur la spécificité du Hamas, sa place dans l'histoire de l'islam politique, la nature de ses liens avec les autres mouvements terroristes.
La première génération de l'islam politique a pris son essor à la fin des années 1960, «théorisée» par des idéologues comme le Pakistanais Mawdudi (1903-1979), Hassan al-Banna (1906-1949) - fondateur des Frères musulmans d'Egypte, Sayut Qotb exécuté par Nasser en 1966 et, dans la sphère chiite iranienne, par l'ayatollah Khomeiny (1902-1989). Cette première forme d'islam politique prospère sur l'échec des combats nationalistes et socialistes dans les pays arabes. Face au désenchantement, à la perte des repères moraux et religieux, elle propose de nouveaux absolus fondés sur l'islam.
Ses militants sont recrutés dans les couches de «jeunes gens urbanisés» et de «classes moyennes déshéritées» (Gilles Képel) dont l'ascension est bloquée par des régimes autoritaires, en Iran comme en Egypte. Elle réclame «plus d'islam», prêche un ordre moral strict, la guerre contre les «juifs» et les «impies». Détestée par les intellectuels laïques, les partis socialistes ou d'inspiration marxiste, cette première forme d'islamisme veut incarner l'islam authentique.
L'idéologie du Hamas puise là ses racines. Créé en décembre 1987 par le cheikh Ahmed Yassine (qui sera assassiné en 2005), il est la branche palestinienne des Frères musulmans de Jordanie. Il va s'imposer par les moyens qui sont ceux des Frères en Egypte, de la Révolution iranienne ou du FIS (Front islamique du salut) en Algérie: le refus de tout compromis politique, diplomatique et le quadrillage social, religieux d'une population occupée, asservie et misérable.
Le mouvement de résistance palestinien bénéficie, d'abord, des échecs de Yasser Arafat dans ses tentatives de règlement avec Israël. Il s'oppose à toute négociation. Alors que l'OLP (Organisation de libération de la Palestine) laïque s'expatrie en Tunisie et au Liban, le Hamas fait le choix de rester au sein de la population éprouvée des territoires, notamment de Gaza où il mène ses activités religieuses, éducatives, sociales. Ses réseaux caritatifs se montrent d'autant plus actifs et efficaces que les «bouclages» israéliens aggravent la crise économique.
C'est dans les territoires occupés que le Hamas tisse donc sa toile et dispute à l'OLP laïque sa suprématie, alors que se met en branle le processus de paix qui aboutira aux accords d'Oslo (1993). Dès 1988, sa charte revendique le monopole de la représentation du peuple palestinien, la création d'un Etat islamique et rejette toute présence occidentale, toute sécularisation de la société arabe. L'intransigeance du Hamas, le cortège de ses morts, blessés et prisonniers contribuent largement à sa popularité. Pour la majorité des Palestiniens, le retrait israélien de la bande de Gaza, en août 2005, sera porté au crédit de cette «résistance» jugée «héroïque».
Cette première phase de l'islam politique, celle la «réislamisation par le haut», a réussi en Iran (1979). Mais elle a échoué en Egypte, en Algérie où elle fut férocement réprimée. Une deuxième phase plus radicale lui succède donc dans les années 1990, celle d'un djihadisme violent, de mieux en mieux armé, qui échappe à tout contrôle, se coupe des bases sociales qui l'ont fait naître, puis des «parrains» saoudiens qui, pour contrer les progrès de la Révolution iranienne, envoient des fonds partout dans le monde arabe et au-delà (les constructions de mosquées en France), mais qui, après la première guerre du Golfe (1990-1991) et l'arrivée, jugée sacrilège, des Américains sur les lieux saints est discréditée.
Cette terreur djihadiste s'exerce en Egypte contre les chrétiens coptes, les touristes étrangers, les intellectuels laïques et en Algérie, où l'action des GIA (groupes islamiques armés) fait des dizaines de milliers de victimes dans les années 1990. Au même moment, les moudjahiddin progressent en Afghanistan jusqu'à Kaboul où les talibans prennent le pouvoir, puis dans les Balkans en Bosnie. Et jusqu'en Palestine, où l'occupation accroît la radicalisation du Hamas qui fait le choix résolu de la lutte armée et du terrorisme en Israël.
La troisième phase de l'islam radical, la plus récente, est celle de la violence planétaire et suicidaire, tragiquement illustrée par les attentats du 11-Septembre à New York et Washington, de Madrid, de Londres, du Maghreb, de Bombay. C'est l'islam de la génération des camps: les «camps de concentration» égyptiens, les camps d'entraînement du Pakistan et d'Afghanistan. Ce sont - par référence avec la guerre d'Espagne - les nouveaux «brigadistes internationalistes» de l'islam. Lavage de cerveau, préparation militaire, enseignement salafiste intensif: ce style n'a plus rien à voir avec celui des Frères musulmans. Des oulémas de type wahabbite prêchent de jeunes militants, les acclimatent à une discipline brutale, absolue.
Cette forme d'islamisme global joue sur deux ressorts: d'abord la «victimisation» de la communauté des musulmans - l'oumma - dont les souffrances sont énoncées, égrenées par des noms de tragédies répétés à l'infini: Palestine, Irak, Tchétchénie, hier Kosovo et Bosnie où pourtant, dans chaque cas, les situations politiques et religieuses diffèrent. C'est l'appel à l'oumma souffrante. Ben Laden n'est pas soutenu par des classes sociales bien définies, par un mouvement politique qui se reconnaît en lui, mais il en appelle à la mobilisation de toute l'oumma humiliée par Israël, les «juifs», les Occidentaux «croisés».
L'autre ressort est le discours apocalyptique, celui du Jugement dernier auquel tout musulman est appelé à sa mort. On envoie les candidats «kamikazes» au mausolée des martyrs (chahid). On lance des appels au djihad contre un Occident diabolisé. Tout le jeu de Ben Laden consiste à créer un affrontement de civilisations, de cultures, de religions, en se fondant sur l'historicité de l'action du Prophète, sur une interprétation à l'état brut des versets les plus belliqueux du Coran, sur une absence totale d'interprétation historique et critique. Ce dijihad mondial peine pourtant à rallier les masses musulmanes. Il n'a pas les moyens de créer à lui seul les conditions d'un soulèvement global contre Israël.
On peut donc faire l'hypothèse, avec prudence, que cette manière de jouer sur les ressorts d'un islam persécuté, d'un affrontement apocalyptique de civilisations, n'a pas d'avenir, si elle reste l'affaire de réseaux de têtes brûlées et n'a pas davantage de base sociale, ni de soutien politique.
D'où l'enjeu du conflit actuel à Gaza et des choix que fera demain le Hamas. Si cette guerre s'éternise, si s'allonge la liste des «martyrs», de nouvelles formes de radicalisation sont à prévoir, dont on ne connaît pas l'issue. Le Hamas reste une formation nationaliste et religieuse, centrée sur la question territoriale palestinienne, ce qui le rend détestable aux yeux des djihadistes salafistes. Mais il est de plus en plus divisé entre des forces pragmatiques et des forces radicales qui ont le vent en poupe depuis le blocus israélien, la fermeture de la bande de Gaza et les premiers raids de Tsahal.
Photo d'une manifestation du Hamas à Gaza en février 2008 (Mohammed Salem / Reuters)