À l'extérieur des magasins d'alimentation, la clientèle est masquée et des lignes jaunes peintes de frais sur le trottoir font respecter une distance de sécurité d'un mètre et demi entre chaque personne.
La plupart des lieux de rassemblement intérieurs étant fermés, les gens se réfugient désormais à l'extérieur, dans les parcs et sur les plages. Les parcs publics, héritage d'un XIXe siècle voulant redonner la santé aux villes industrielles surpeuplées, offrent un asile aux citadin·es autrement confiné·es dans leurs foyers.
L'inquiétante propagation du nouveau coronavirus a rapidement réorganisé nos corps dans l'espace et temporairement réduit l'amplitude de nos mouvements. Nous n'avons pas bougé, mais nous voilà soudain dans des villes différentes.
Ce n'est pas la première fois que les maladies infectieuses en viennent à façonner durablement nos lieux de vie –par l'architecture, le design et l'urbanisme. Aujourd'hui, les contraintes que le confinement fait peser sur nos mouvements et nos interactions sociales sont décisives pour tenir le coronavirus à distance. Reste que la généalogie de telles interventions spatiales remonte à loin et se lit dans les bâtiments nés du modernisme du XXe siècle.
Dans les sillages mortels du choléra, de la tuberculose et des pandémies grippales, les architectes du début du siècle dernier allaient voir dans le design une panacée contre les maladies des cités surpeuplées. Avant de les remodeler, ces fléaux ont laissé des cicatrices dans les villes –comme le feront les nôtres.
Des sanatoriums au modernisme
Au début du XXe siècle, rares sont les vies à avoir été épargnées par la propagation des maladies infectieuses.
Entre 1918 et 1920, la pandémie de grippe espagnole tue des dizaines de millions de personnes. Un siècle plus tôt, six épidémies de choléra ont à elles seules coûté la vie à des centaines de milliers d'individus. Entre 1810 et 1815, aggravée par la surpopulation et des conditions de vie abjectes, la tuberculose causait plus de 25% des décès dans la ville de New York.
La découverte du bacille tuberculeux contagieux par Robert Koch en 1882 donnera naissance au mouvement des sanatoriums en Europe et aux États-Unis. Conçus pour héberger, traiter et isoler les patient·es, ces établissements se focalisent sur une hygiène stricte et de fréquentes expositions à la lumière du soleil et au grand air.
Avant la mise au point des médicaments contre la tuberculose, le traitement de la maladie est environnemental. Ces environnements cliniques allaient inspirer la nouvelle architecture moderne. Comme le disait l'architecte suisse Le Corbusier, une «maison n'est habitable que lorsque la lumière abonde [et que] les parquets et les murs sont nets».
Le modernisme architectural –soit le design dominant des années 1920 aux années 1970– se voit souvent réduit à un ensemble de principes revendiquant la pureté des formes, une géométrie stricte, des matériaux modernes et un rejet de l'ornementation. Des principes qui répondent aux ravages de la guerre et des maladies qui ont défini la première moitié du XXe siècle.
À l'instar des sanatoriums de la tuberculose, les surfaces propres et lisses de cette époque offrent un anesthésiant aux épidémies et aux traumatismes. Dans l'idée des architectes modernistes, d'Adolf Loos à Alvar Aalto, ces environnements curatifs sont physiquement et symboliquement purifiés des pathogènes et de la pollution.
Le Looshaus, un bâtiment aux fenêtres dépourvues de «sourcils» ou d'ornements, va incarner l'idéologie minimaliste de Loos et scandaliser Vienne par son austérité.
Le Looshaus, édifié en 1910 à Vienne. | Vladimir Simicek / AFP
Le Corbusier exhortera les gens à désencombrer leurs maisons, à éliminer tapis et meubles encombrants et à laisser leurs sols et leurs murs nus. En 1925, dans L'Art décoratif d'aujourd'hui, il imagine une ville spartiate où chaque maison est blanchie à la chaux et où «il n'y a plus nulle part de coin sale ni de coin sombre: tout se montre comme ça est. Puis on fait propre en soi».
Sa villa Savoye, ultra-moderne, incarne cette esthétique. D'un blanc d'hôpital, ses pièces d'habitation sont suspendues à des colonnes les gardant à bonne distance de la terre et de ses microbes.
La villa Savoye, à Poissy. | Michal Lewi via Wikimedia Commons
La lumière contre la poussière
Le mobilier moderniste traduit également ces préoccupations. Comme l'écrit l'historien de l'architecture Paul Overy, la poussière logée dans des éléments de décoration est «un ennemi de l'hygiène à éradiquer à tout prix». Les designs minimalistes remplacent le bois sculpté et les meubles rembourrés, où la poussière riche en bacilles peut trouver asile et devenir vectrice de maladie.
Les architectes leur préfèrent des matériaux légers, lavables et des formes épurées. Chez Michael Thonet, c'est le bois courbé et le rotin. Alvar Aalto utilise du contreplaqué courbé, Marcel Breuer et Ludwig Mies van der Rohe de l'acier tubulaire. Facilement maniable pour être nettoyé, ce mobilier prive la poussière et les insectes de cachettes à l'abri des regards.
En se débarrassant des fanfreluches et en conspuant le désordre, ces créateurs vont combattre la poussière et la saleté susceptibles de se nicher dans des coins sombres.
À l'aube du XXe siècle, on sait désormais que les gouttelettes porteuses de tuberculose peuvent sécher et survivre dans la poussière domestique, où elles gardent leur potentiel infectieux. Un proverbe à l'époque populaire dans l'anglosphère, «Trente ans dans l'ombre mais trente secondes au soleil», contribue à la prise de conscience générale du pouvoir désinfectant de la lumière naturelle.
Les terrasses, balcons et toits plats sont des éléments communs de l'architecture moderniste, même dans des latitudes moins propices à la luxuriance extérieure. Au-delà de leur attrait esthétique, ces éléments incarnent les préoccupations modernistes quant aux effets curatifs de la lumière, de l'air et de la nature.
L'influent moderniste californien Richard Neutra, dont le père fut fauché par la grippe en 1920, était obsédé par l'idée que chaque espace habitable soit accessible à la lumière du soleil et à la ventilation naturelle. Dans son école de l'avenue Corona à Los Angeles, bâtie en 1935, Neutra installe des murs de verre télescopiques pour relier chaque salle de classe aux jardins extérieurs.
L'influence de ces principes sur le modernisme architectural s'est cristallisée dans le sanatorium de Paimio, construit par Alvar Aalto en 1933. L'esthétique clinique du sanatorium se déploie totalement dans ce monument dédié à la santé, un jalon du modernisme international.
Le sanatorium de Paimio, en Finlande. | Leon Liao via Wikimedia Commons
Tout le bâtiment est conçu comme un instrument médical. À chaque étage, Aalto relie l'intérieur et l'extérieur avec des balcons ensoleillés et un solarium sur le toit permet aux patient·es convalescent·es de se prélasser. Les chambres vitrées offrent une vue imprenable sur la forêt, et des sentiers paysagers guident les malades dans leurs promenades.
L'hygiène dans la ville
Ces éléments architecturaux –terrasses, toits plats, mobilier et intérieurs conçus avec précision– encouragent autant un style de vie thérapeutique qu'ils expriment les théories fonctionnalistes et rationalistes propres au modernisme.
Davantage qu'un remède à un monde bourré de germes, son esthétique minimaliste manifeste un désir plus profond de transcendance. Selon l'architecte néerlandais Jan Duiker, «cette économie spirituelle conduit à la construction la plus adéquate, en fonction du matériau utilisé, et évolue progressivement vers la dématérialisation, la spiritualisation. [...] C'est sans doute l'économie intrinsèque du matériau qui nous permet d'aller plus loin et de satisfaire des exigences spirituelles plus élevées que nos prédécesseurs».
Parallèlement, ces designs incarnent une philosophie unissant bien-être moral, physique et social. En 1924, dans le chapitre «La grande ville» de son Urbanisme, Le Corbusier écrit: «L'hygiène et la santé morale dépendent du tracé des villes. Sans hygiène ni santé morale, la cellule sociale s'atrophie».
Dans notre crise actuelle, la vérité de ces propos paraît douloureusement évidente. Sans mesures précoces de contrôle sanitaire, certaines villes densément peuplées se sont révélées des plus fertiles pour le nouveau coronavirus.
Pour le moment, les spécialistes prescrivent la distanciation sociale comme palliatif temporaire, voire prolongé, à un problème en attente de solution médicale. Reste que les épidémies ont depuis longtemps transformé nos environnements urbains –et nos mondes sociaux.
«L'hygiène et la santé morale dépendent du tracé des villes. Sans hygiène ni santé morale, la cellule sociale s'atrophie.»
Dans les années 1800, la vaste rénovation des infrastructures de Paris et de Londres entreprise par le baron Haussmann succède à des épidémies dévastatrices de choléra.
La pandémie de Covid-19 a beau avoir débuté depuis peu, elle engendre déjà de nouvelles théories du design. D'après l'Architectural Digest, nombre de designers et d'architectes envisagent une mise en œuvre à grande échelle de technologies automatisées et sans contact (des ascenseurs à commande vocale, des interrupteurs qui n'ont pas besoin d'être touchés pour allumer ou éteindre la lumière et des serrures de chambres d'hôtel contrôlées par téléphone portable) dans les lieux publics afin d'atténuer la contagion.
Réaménager sans renier la densité
Comme le sanatorium aura inspiré les bâtiments modernistes, des éléments de construction sanitaire du XXIe siècle pourraient s'intégrer à terme aux espaces publics, à l'instar des systèmes de ventilation chassant l'air contaminé. Et de la même manière que les modernistes ont rejeté l'ornementation au profit de l'hygiène, les designers contemporain·es pourraient utiliser des matériaux anti-bactériens pour construire des lieux et des objets facilement désinfectés.
Spéculant sur l'impact de la distanciation sociale sur l'aménagement urbain, d'aucuns suggèrent même que des architectes pourraient concevoir des endroits plus petits et des espaces plus ouverts pour atténuer les effets délétères des trop grands rassemblements de population.
Par la multiplication des files lors des contrôles de sécurité et l'automatisation des procédures d'enregistrement, des réaménagements aéroportuaires pourraient décongestionner ces lieux de passage tout en facilitant la circulation des passagèr·es.
Si le télétravail gagne le pari de la productivité durant cette pandémie, les bureaux virtuels pourraient également accélérer le déclin des open spaces. Déjà, la start-up de coworking WeWork entrevoit d'abandonner les grandes tablées collectives au profit de «bureaux tampons» –soit les bons vieux box individuels. Loin d'une simple adaptation provisoire, la distanciation sociale pourrait devenir un paradigme architectural.
Alors que notre période d'isolement se prolonge, l'entrave des interactions physiques a mis en évidence toute l'infrastructure sociale essentielle sur laquelle repose notre bien-être. Sans crèches ni écoles, les parents qui travaillent ont du mal à garder la tête hors de l'eau, tandis que certaines personnes vivant seules passent leurs journées engoncées dans une chape de solitude –et les réunions Zoom n'y changent pas grand-chose.
Même si la densité urbaine peut aggraver la propagation des maladies, elle permet nos rencontres humaines parmi les plus précieuses –au parc, au café, au stade et à la salle de concert. Et si, pour échapper au virus, les citadin·es les plus fortuné·es se sont retiré·es dans des zones moins peuplées, renoncer à la densité au profit de l'étalement des banlieues, comme peuvent le préconiser certain·es, n'est pas une solution.
Au contraire, il est possible qu'un aménagement urbain durable combatte les vecteurs de contagion (déchets, pollution, surpopulation) en incitant les gens à considérer les espaces publics comme leur chez-soi, et dès lors à s'investir dans leur entretien. Loin de nous priver de nos liens sociaux les plus fondamentaux, ce réaménagement pourrait même nous aider à cultiver un sentiment d'appartenance mondiale plus profond.