Santé

Covid-19: les nouvelles et paradoxales vertus de la nicotine

Temps de lecture : 5 min

Les personnes qui fument du tabac semblent moins atteintes que la moyenne, mais ces espoirs thérapeutiques laissent redouter de nouveaux risques sanitaires.

Les médecins pourraient avoir recours aux patchs ou au vapotage. | 
Daniele Levis Pelusi via Unsplash
Les médecins pourraient avoir recours aux patchs ou au vapotage. |  Daniele Levis Pelusi via Unsplash

Au début de l'épidémie de Covid-19, c'est une simple curiosité statistique. On imagine que les personnes qui fument du tabac encourent plus de risques que la moyenne d'être atteintes, or elles semblent moins exposées vis-à-vis de l'infection par le SARS-CoV-2. Quatre mois plus tard, c'est une nouvelle piste thérapeutique qui s'ouvre, une hypothèse que les autorités sanitaires françaises prennent très au sérieux et qui va prochainement conduire au lancement de premiers essais cliniques originaux à base de nicotine.

La première observation détaillée de ce phénomène paradoxal est décrite par une équipe de recherche chinoise et publiée fin février dans The New England Journal of Medicine. Les scientifiques observent alors, sur un groupe d'un millier de malades, une proportion d'individus qui fument inférieure à celle de la population chinoise dans son ensemble (12,6% contre 28%). D'autres observations similaires suivent. En France, les premières données de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) confirment, sur près 11.000 patient·es souffrant de Covid-19, que le taux de personnes qui consomment du tabac est de 8,5% –alors qu'il est de 25% dans la population générale.

Un constat fondé sur des études solides

Pourquoi? Ces chiffres sont-ils fiables? Le Dr Makoto Miyara et le Pr Zahir Amoura, deux spécialistes de médecine interne de La Pitié-Salpêtrière (AP-HP), ont voulu comprendre. Ils confirment cette observation paradoxale en éliminant les biais statistiques (comme l'âge et le sexe) souvent facteurs de confusion dans ce type d'étude observationnelle. Sur un groupe de 343 malades hospitalisé·es, seuls 4,4% fument quotidiennement du tabac. Et parmi les 139 patient·es suivi·es en ambulatoire la proportion est de 5,3%.

Cette étude constitue une base solide permettant d'affirmer que les personnes souffrant d'une forte addiction à la consommation de tabac ont une probabilité beaucoup plus faible de développer une infection par le SARS-CoV-2 (d'intensité moyenne ou grave) que le reste de la population générale –un risque divisé par un facteur de cinq. En d'autres termes on dispose alors d'une preuve statistique confirmant que fumer protège contre l'infection par le virus. Pour autant le mystère demeure: pour quelles raisons?

Si les causes véritables de cette protection ne sont pas établies il est apparu très vite que le premier candidat capable d'expliquer ce phénomène était la nicotine. On sait, depuis longtemps, que cette substance toxique est naturellement présente dans les feuilles de tabac, qu'elle agit sur le système nerveux central et qu'elle est responsable de phénomènes massifs d'addiction. Un groupe plus large de chercheurs et chercheuses français·es s'est alors constitué pour prolonger les premières observations et conclusions. Ce groupe réunit, outre des membres de l'AP-HP, d'autres appartenant au CNRS, à l'Inserm, à l'université de la Sorbonne, au Collège de France et à l'Institut Pasteur.

Le récepteur nicotinique, la clé du succès

Leur hypothèse est que l'infection par le SARS-CoV-2 fait intervenir une structure moléculaire spécifique (un récepteur nicotinique), une «clé» facilitant l'entrée du virus dans les cellules –clé qui serait moins fonctionnelle chez les gens qui consomment du tabac devenus dépendants à la nicotine. Ceci expliquerait notamment la fréquence observée de certaines manifestations neuropsychiatriques au cours du Covid-19 –comme la perte du sens de l'olfaction et, chez certain·es patient·es, de troubles neurologiques variés pouvant éventuellement mener jusqu'à un arrêt respiratoire brutal. «Le SARS-CoV-2 pourrait ainsi se propager à partir de la muqueuse olfactive, puis des neurones du tronc cérébral, allant dans certains cas jusqu'aux centres respiratoires», estime l'équipe de recherche.

Cette même hypothèse expliquerait encore certaines des manifestations inflammatoires ou immunitaires spectaculaires observées chez certain·es malades. Elle permettrait enfin de comprendre pourquoi l'obésité et le diabète semblent constituer des facteurs de risque et sont fréquemment retrouvés dans les cas graves de Covid-19.

On pourrait imaginer que la nicotine puisse être administrée via la pratique du vapotage.

C'est cette hypothèse novatrice qui est aujourd'hui développée dans les comptes-rendus de biologie de l'Académie américaine des sciences par un petit groupe dirigé par le neurobiologiste français Jean-Pierre Changeux, connu pour ses travaux novateurs sur ce récepteur nicotinique.

D'ores et déjà ce travail théorique connaît de nouveaux prolongements: au vu de l'urgence sanitaire pandémique, les personnes à l'origine de ces travaux estiment nécessaires d'évaluer rapidement l'impact thérapeutique de leurs observations et de leur hypothèse. Des études cliniques devraient être rapidement mises en place. Des patchs nicotiniques, du type de ceux qui sont utilisés pour obtenir un sevrage de l'addiction au tabac, vont être appliqués à différentes catégories de personnes: à des soignant·es (à visée préventive), à des patient·es hospitalisé·es et à d'autres en réanimation. Une entreprise originale menée avec le soutien d'Olivier Véran, ministre des Solidarités et de la Santé. On pourrait aussi imaginer que la nicotine potentiellement protectrice puisse être administrée via la pratique du vapotage.

Une substance qui tue

Démontrer que la nicotine protège contre le Covid-19? L'affaire sera peut-être moins simple qu'on pourrait l'imaginer dans la mesure où les personnes qui ne fument pas ne peuvent tolérer (sans être victimes de céphalées ou de vomissements) que de très petites doses de nicotine ce qui a priori compliquerait son usage à des fins préventives ou curatives. Ces faibles doses seraient-elles suffisantes pour bloquer suffisamment de récepteurs et s'opposer à l'infection virale?

Dès à présent une question de santé publique est ouvertement posée: comment faire pour que la médiatisation de ces travaux, de cette hypothèse et de ces perspectives n'aient pas de conséquences négatives? Comment, en vulgarisant cette démarche scientifique, ne pas inciter à la poursuite (ou la reprise) de la consommation quotidienne de tabac? Une consommation qui serait désormais perçue comme une prévention de l'infection alors même que sa toxicité majeure est amplement démontrée (plus de 75.000 décès prématurés chaque année en France). Comment expliquer, en même temps, que les gens qui fument sont moins exposés au risque du Covid-19 sans pousser à la consommation de tabac? Comment faire la promotion de cette expérimentation sans ruiner durablement tous les efforts de la lutte contre le tabagisme?

Pour l'heure les scientifiques à l'origine de ces travaux tentent de mettre en garde en expliquant que la fumée de cigarette et les innombrables substances toxiques qu'elle contient n'ont aucun effet protecteur. Les autorités sanitaires font de même. Le Pr Jérôme Salomon, directeur général de la Santé, explique que les personnes qui ne fument pas ne doivent en aucune façon avoir recours, de leur propre initiative, à des substituts nicotiniques (remboursés par la sécurité sociale) dans l'espoir de se protéger contre l'infection par le SARS-CoV-2.

Certain·es redoutent les effets d'une promotion médiatisée des substituts à la nicotine qui, si elle avait lieu avant que des essais rigoureux ne soient conduits, conduirait rapidement à une situation équivalente à celle résultant de la promotion de l'hydroxychloroquine contre le Covid-19.

«Il faut être très prudent dans ces études observationnelles, le taux de tabagisme varie beaucoup en fonction du sexe, des pays et de l'âge, a expliqué le Pr Salomon. Tout ceci mérite une confirmation totale. Il ne faut pas oublier les effets néfastes de la nicotine. La recherche doit être encouragée, mais j'invite les Français à ne pas confondre pistes de recherche et faits établis.»

Ce n'est pas le moindre paradoxe de cette approche que d'entendre aujourd'hui le directeur général de la Santé devoir déclarer: «Nous déconseillons fortement à la population de reprendre le tabac.»

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