Culture

«Shining» et Stanley Kubrick: paradoxes du confinement

Temps de lecture : 5 min

En 1978, le natif du Bronx se retire dans son manoir anglais qu'il ne quittera plus jusqu'à sa mort, en 1999.

Le confinement, ça ne réussit pas à tout le monde. | Capture d'écran via YouTube
Le confinement, ça ne réussit pas à tout le monde. | Capture d'écran via YouTube

Dans l'avalanche de GIF qu'a suscité le confinement, peu ont eu autant de succès que ceux issus de Shining (1980). Ce classique de l'horreur signé Stanley Kubrick entre parfaitement en résonance avec notre réalité du moment puisqu'il raconte l'isolement volontaire d'une famille et ses conséquences. Au début du film, Jack Torrance (Jack Nicholson), aspirant écrivain en mal d'argent, trouve un emploi original: garder tout l'hiver un hôtel du Colorado que la neige coupe totalement du monde. Il prend la proposition comme une aubaine –«cinq mois de tranquillité, c'est exactement ce que je souhaite»– et embarque sa femme et son fils dans l'aventure.

Sur la route qui mène à l'Overlook, une certaine sensation de malaise est perceptible, notamment sur le visage de Wendy (Shelley Duvall).

Il s'avère que la réponse à cette question est simple: s'isoler quelques semaines avec sa famille peut très mal tourner. Assez vite, on retrouve Jack dans cet état:

À l'évidence, une conclusion s'impose: le confinement, ça ne réussit pas à tout le monde.

Le paradoxe, c'est que Shining a été réalisé par un homme qui s'était mis délibérément à l'isolement et s'en portait fort bien... Loin de plonger dans la folie ou de perdre ses facultés créatrices (comme Jack qui tape mille fois la même phrase), Stanley Kubrick était un confiné heureux et remarquablement productif.

Un sens du confinement moderne

Le jeune prodige des échecs, photographe professionnel dès l'âge de 16 ans, passe ses jeunes années à arpenter son Bronx natal et les quatre autres boroughs de New York pour disputer des parties d'échecs rémunérées et faire des reportages qui paraissent dans le magazine Look. Ses premiers films le mènent de New York à Los Angeles. Kubrick tourne aussi en Allemagne: Les Sentiers de la gloire (1957) bouleverse sa vie privée puisqu'il rencontre sa troisième femme, Christiane Harlan (la jeune femme qui chante à la fin du film) et décide de s'installer avec elle en Angleterre.

Lui qui avait obtenu très jeune sa licence de pilote développe dans les années 1960 une véritable phobie de l'avion. On le trouve encore à New York pour la préparation de 2001: l'Odyssée de l'espace (1968), mais le tournage a lieu en studio, près de Londres. Sous contrat avec Warner Bros qui lui laisse carte blanche pour la conception de ses films, Stanley Kubrick travaille toujours pour un grand studio hollywoodien mais ne remettra jamais les pieds dans son pays natal.

«Stanley était un des hommes les plus sociables de mon entourage, et que sa sociabilité s'exerce pour l'essentiel par téléphone n'y changeait rien.»
Michael Herr, coscénariste de Full Metal Jacket

En 1978, la famille Kubrick s'installe à Childwickbury Manor, une somptueuse demeure du Hertfordshire qui a l'avantage d'être toute proche des studios Pinewood où il tourne désormais tous ses films. Lorsque, à l'époque du tournage d'Eyes Wide Shut (1999), un imposteur s'invite à une série d'événements mondains à Londres en se faisant passer pour le génie du septième art, il ne fait pas illusion très longtemps –tout le monde sait bien que le véritable Stanley Kubrick n'est guère féru de mondanités.

La vie quotidienne de Kubrick témoigne d'un sens du confinement très moderne: il fonde sa vision de l'extérieur sur la consommation assidue de programmes télévisés (des amis lui envoient des cassettes vidéos de matchs de football américain ou de séries comme Les Simpson) et entretient de nombreuses amitiés téléphoniques. Coscénariste de Full Metal Jacket (1987), Michael Herr le décrit ainsi à Vanity Fair quelque temps après sa mort: «Reclus célèbre, il était en fait un très mauvais reclus, à moins qu'un reclus ne soit juste quelqu'un qui quitte rarement son domicile. Stanley était un des hommes les plus sociables de mon entourage, et que sa sociabilité s'exerce pour l'essentiel par téléphone n'y changeait rien.»

Ainsi discute-t-il pendant des heures avec d'autres cinéastes comme Roman Polanski ou Steven Spielberg, des auteurs ou autrices dont il a apprécié le travail et qu'il recrute ensuite comme coscénaristes (Diane Johnson, Michael Herr, Frederic Raphael), et bien sûr des collaborateurs –par exemple, Leon Vitali, un acteur de Barry Lyndon (1975) devenu par la suite le bras droit du cinéaste et envoyé à ce titre aux quatre coins du monde pour des recherches ou des missions de représentation.

Dans les années 1980, John Milius, le coscénariste de Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979), a souvent Kubrick au bout du fil comme il le raconte au magazine du New York Times à la mort du cinéaste: «Il me posait mille questions sur l'Asie du Sud-Est. Il voulait connaître le moindre détail: comment était la nourriture, et l'aéroport, et ce qui se passait si on perdait ta valise. Il se préparait comme s'il allait vraiment s'y rendre.»

En réalité, un tel voyage est hors de question, et Kubrick préside à une reconstitution méticuleuse du Vietnam à Pinewood, tout comme, pour Eyes Wide Shut quelques années plus tard, à celle de toute une partie de Greenwich Village. Les quelques extérieurs de ce film réellement tournés à New York ont été réalisés par une deuxième équipe, tout comme les fameux plans aériens du début de Shining, tournés dans le parc national de Glacier dans le Montana, et ceux de l'hôtel Overlook qui se trouve en réalité dans l'Oregon.

Au fond, 2001: l'odyssée de l'espace annonçait bien le tour étrange qu'allait prendre la vie de Kubrick: à bord du Discovery One où il est indéniablement confiné, l'astronaute Frank Poole (Gary Lockwood) pratique religieusement son activité sportive quotidienne, le jogging centripète, sans échapper malgré tout à une certaine sensation d'enfermement.

Au contact du mystérieux monolithe qui hante le film, son coéquipier Dave Bowman (Keir Dullea) –seul depuis que l’ordinateur HAL a tué les autres passagers– se voit d'abord en vieil homme agonisant dans sa chambre avant de réapparaître en fœtus flottant dans l'immensité silencieuse de l'espace. Réflexion métaphysique sur la solitude fondamentale de l'être humain, 2001 enferme son personnage dans une succession de bulles: le vaisseau sphérique d'abord puis l'orbe qui entoure le fœtus.

Un confinement éternel aux Enfers

Shining est un prolongement de cette réflexion: si Dave Bowman était un homme seul, dont le seul attachement connu était celui qui le liait à l'ordinateur du Discovery, Jack Torrance est marié et père de famille. Or, à l'épreuve de l'isolement, cette structure familiale provoque l'implosion psychique du personnage.

Les fantômes qui apparaissent dans l'Overlook incarnent les pulsions qui hantent Jack et mettent en danger sa femme et son fils. Les jumelles qui veulent emmener Danny jouer avec elles pour toujours signifient son désir de se délester du fardeau de la paternité, la femme accorte de la chambre 237 incarne sa pulsion érotique, étroitement mêlée à une pulsion de mort, puisqu'à peine enlacée, elle se transforme en cadavre. Quant à Delbert Grady, rencontré dans les toilettes rouge vif du bar, il a réalisé le désir le plus profond de Jack en massacrant sa famille. Au bout du compte, Jack, statufié dans le réseau circulaire du labyrinthe, reste dans la bulle de l'Overlook. Sa réapparition finale, sur une photo de 1921, donne à penser qu'il a toujours habité l'Overlook et que l'hôtel est sa résidence assignée dans l'au-delà.

Cette fin magistrale qui suggère un confinement éternel aux Enfers donne une nuance sinistre à ce commentaire pourtant chaleureux de Sydney Pollack à propos de son ami Kubrick: «Les gens disaient qu'il souffrait de phobies et ne voulait pas se déplacer. La vérité est qu'il vivait dans un paradis –il n'avait aucune raison de vouloir bouger. C'était une sorte de ciel.» Un ciel dont Shining explore sans doute le revers.

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