«J'ai pas une thune, je suis pédé comme un foc et j'ai le FBI sur le dos.» Quiconque a vu le documentaire Tiger King, sur Netflix, aura reconnu le langage fleuri de Joseph Maldonado, aka Joe Exotic, l'homme qui possédait le plus grand nombre de tigres aux États-Unis (plus de 200 bêtes). Coupe mulet péroxydée, moustache de biker et pistolet à la hanche, Joe Exotic est le croisement improbable entre Hulk Hogan, Crocodile Dundee et un militant de la NRA. Sa violence, son mépris des lois et sa propension à n'écouter personne d'autre que lui en font un personnage extra-ordinaire, à la fois puissamment libre, détestable mais aussi touchant de solitude.
L'épisode 5 du documentaire est consacré à sa –brève– incartade en politique. Pour faire parler de son zoo (et surtout de lui), Joe Exotic s'est présenté en 2018 à la primaire du Parti libertarien au poste de gouverneur de l'Oklahoma, élection qu'il a perdue. Dans cette séquence, Joe Exotic entretient l'image du redneck égoïste, grossier et sans foi ni loi, tout en subvertissant cet archétype par son libertinage assumé (il est polyandre et porte un cadenas en guise de prince Albert). Mais qu'est-ce exactement que le libertarianisme? Joe Exotic est-il vraiment représentatif de ses partisan·es? Petite plongée dans ce royaume aussi détonnant que complexe.
Liberté, liberté chérie
Comme son nom l'indique, le libertarianisme a une obsession: la liberté. Les personnes qui sont à l'origine de la pensée libertarienne se font connaître dans les années 1950-1960, avec les économistes Ludwig von Mises et Murray Rothbard, la romancière Ayn Rand puis le philosophe Robert Nozick. «À l'origine, un libertarien est quelqu'un qui rejette l'idée d'utiliser la violence pour imposer sa volonté ou son opinion», explique Sébastien Caré, maître de conférences à l'université de Rennes-1 et auteur du livre Les libertariens aux États-Unis. Sociologie d'un mouvement asocial. «De manière plus générale, un libertarien est quelqu'un qui voudrait être gouverné beaucoup moins qu'il ne l'est aujourd'hui.» L'absence de coercition est donc la principale boussole qui guide le libertarianisme.
Les libertariens défendent une idéologie du laissez-faire (mot qu'ils emploient souvent en français). Ils sont contre l'impôt, contre l'interventionnisme économique, contre les services publics et pour l'isolationnisme sur la scène internationale. La plupart sont favorables aux droits individuels tels que le mariage pour tous, la consommation de cannabis ou l'avortement. Quant à leurs politiques de justice sociale, elles se limitent à diverses formes de charité privée. Deux sensibilités libertariennes se dégagent toutefois: les «anarcho-capitalistes», qui ne reconnaissent à l'État aucune légitimité; et les «minarchistes», qui sont pour un État limité conservant certains pouvoirs régaliens. Soit, pour faire court, Rothbard contre Nozick.
Ayn Rand, qui se situe entre les deux penseurs, reste l'une des figures les plus influentes du libertarianisme. Athée, d'un caractère froid comme la roche, elle défend la liberté au nom d'un égoïsme intransigeant et de ce qu'elle nomme «l'objectivisme», un concept valorisant la rationalité sous toutes ses formes. Son œuvre reine, La Grève (Atlas Shrugged, en anglais), un pavé de 1.200 pages publié en 1957, est parfois cité comme le livre le plus influent aux États-Unis après la Bible. Pendant la crise de 2008, cette histoire de deux industriels luttant pour défendre à tout prix leur droit d'entreprendre a connu un gros regain de succès. Et ce, notamment auprès des sympathisant·es du Tea Party, un des acteurs politiques récents ayant redonné le plus de visibilité aux thèses libertariennes.
Source: freedomandprosperity.org
Agnès Trouillet, autrice d'une thèse sur le Tea Party, a passé plusieurs années auprès de ses militant·es. «Pour le Tea Party, il y a toujours trop de taxes et trop de gouvernement, surtout au niveau fédéral, relève cette enseignante-chercheuse à Paris-III. Les Tea Partiers aiment rappeler que la Constitution a été adoptée pour empêcher une centralisation excessive du pouvoir.» Très actif entre 2009 et 2014, le Tea Party fait référence à la Boston Tea Party, révolte de 1773 contre la couronne britannique, au cours de laquelle des tonneaux remplis de thé ont été jetés à la mer, en protestation contre une hausse des taxes. Deux siècles plus tard, «Tea» devenait «Taxed Enough Already» («déjà assez taxés comme ça»). Libertariens de tous poils et conservateurs y font alors cause commune, unis contre la gestion de la crise de 2008.
Des profils socio-économiques variés
Qui sont donc les libertariens aujourd'hui? Selon un sondage pour le Cato Institute, environ 15% de l'électorat américain s'identifient comme tels. Mais cette sensibilité ne se traduit pas vraiment sur le terrain, les querelles de chapelle rongeant cette force politique de l'intérieur: «Le mouvement libertarien se présente comme une église sans, ou avec très peu de fidèles», commente Sébastien Caré. Peu présents dans les grands médias, les libertariens ont quand même une revue renommée, Reason, ainsi que des think tanks et des lobbies plus ou moins radicaux: le Cato Institute, le Mises Institute, FreedomWorks et Americans for Prosperity, notamment. Ces deux derniers lobbies ont été fondés par les frères Koch, des milliardaires magnats du pétrole qui financent aussi la droite radicale.
S'il existe peu de mouvements politiques dont les sympathisant·es soient homogènes d'un point de vue socio-économique, le courant libertarien se montre particulièrement éclectique. Les intellectuel·les new-yorkais·es des origines se retrouvent en phase avec des idées défendues plus prosaïquement par des Américain·es peu éduqué·es. Sébastien Caré définit ainsi cinq grands groupes de libertariens:
- Les libertariens conservateurs
- Les disciples d'Ayn Rand
- Les preppies (institutionnel·les, journalistes)
- Les hippies libertaires
- Les cyber-libertariens.
Toutes ces personnes pouvant provenir elles-mêmes de milieux différents et avoir aussi des divergences entre elles...
«Vous trouverez toujours des chevauchements entre les différentes idéologies et croyances à l'intérieur d'un même profil socio-économique.»
Joe Exotic se qualifie, lui, comme un redneck, terme qui définit les Américain·es blanc·hes et pauvres des zones rurales (littéralement, ayant le cou rougi par le travail agricole). Où se situerait-il sur ce spectre? Si l'on s'en tient à la classification de Sébastien Caré, il serait quelque part entre les randiens (pour l'égoïsme), les hippies (pour l'hédonisme) et les cyber-libertariens (pour sa passion d'un internet libre). Mais sa violence revendiquée fait aussi de lui un anti-libertarien. C'est peut-être d'ailleurs une des raisons pour lesquelles il n'est arrivé que troisième à la primaire de l'Oklahoma, avec moins de 1.000 voix. L'un des ses opposants, apppartenant lui aussi au Parti libertarien, revient sur cette campagne.
Si tous les libertariens ne sont pas des rednecks, tous les rednecks ne sont pas non plus libertariens. «Certes, les rednecks que j'ai côtoyés ont plutôt tendance à vouloir qu'on les laisse tranquilles, témoigne Agnès Trouillet. Mais vous trouverez toujours des chevauchements entre les différentes idéologies et croyances à l'intérieur d'un même profil socio-économique.» Dans une catégorie de population volontiers conservatrice, comme l'Oklahoma, les libertariens modérés sont parfois jugés trop laxistes: sur certains sujets, le bon vieux Parti républicain se montre plus rassurant.
Libertarianisme et conservatisme
Depuis ses débuts, le libertarianisme a maille à partir avec le conservatisme. En bonne entente sur les sujets économiques, libertariens et conservateurs sont en profond désaccord sur deux thèmes principaux: la politique étrangère et les droits individuels. En 1968, l'économiste Friedrich Hayek, proche des libertariens modérés, publiait l'article «Pourquoi je ne suis pas conservateur», actant l'irréductibilité de cette querelle –une parmi tant d'autres. Contre la peur du changement, Hayek prône plutôt les valeurs d'audace et de confiance. Son idéal? «La croissance libre et l'évolution spontanée.»
Aujourd'hui encore, les libertariens sont traversés en interne par ce débat. Dans cette petite galaxie, chacun·e tente de tirer la couverture à soi pour démontrer que le libertarianisme est par essence conservateur ou progressiste. Gary Johnson, le candidat du Parti libertarien à la dernière présidentielle, est ainsi critiqué par des intellectuel·les et des sympathisant·es libertarien·nes pour ses prises de position favorables au cannabis. Une figure célèbre de ces «paléo-libertariens» revêches est Hans-Hermann Hoppe, un disciple de von Mises qui peine à cacher sa préférence pour le modèle du mâle blanc hétérosexuel barricadé dans sa belle propriété bien tondue.
La question du mariage pour tous et des politiques anti-discrimination cristallisent ses critiques depuis plusieurs années. Dans ses interventions, Hans-Hermann Hoppe tente vaillamment de se distancier de l'extrême droite américaine (alt-right). Mais il défend en réalité un modèle communautariste à certains égards encore plus intolérant que le monde rêvé des suprémacistes. Pour s'en convaincre, on peut visionner cette conférence de 2017, où il plaide pour une auto-gestion à petite échelle, entre personnes partageant strictement les mêmes «codes culturels».
Une conversion politique difficile
Malgré un indiscutable pouvoir de séduction chez des millions d'Américain·es, le libertarisme n'a jamais vraiment su s'imposer politiquement. Et ce, en raison notamment du poids politique des conservateurs dans le pays. «Au sein du Tea Party, les libertariens progressistes ont peu à peu été marginalisés», souligne Agnès Trouillet. Très en verve sur des thèmes sensibles comme l'immigration, le terrorisme ou l'avortement, les conservateurs sociaux ne cessent d'accroître leur influence dans l'électorat républicain: «Depuis une dizaine d'années, la droite religieuse opère une vraie remontée politique. Elle a pu profiter de la nébuleuse Tea Party pour se structurer et opérer à différentes échelles. Le vote des évangéliques a beaucoup compté dans l'élection de Donald Trump.»
Un autre frein est plus inhérent à l'esprit même du libertarianisme. «L'utopie libertarienne vise au fond un dépérissement du politique, à la fois comme fin et comme moyen», explique Sébastien Caré. Les libertariens goûtent peu les charmes de la politique politicienne, faite d'alliances stratégiques et de renoncements idéologiques. «En cherchant sans cesse une cohérence théorique, ils s'interdisent tout compromis politique.» Un autre économiste néoclassique influent, Milton Friedman, prix Nobel d'économie comme Hayek, a régulièrement critiqué leur «intolérance». Pas de quoi traumatiser les libertariens, qui jugent de toute façon d'un mauvais œil ces économistes mondains grenouillant dans les sphères du pouvoir.
Les libertariens pâtissent enfin du système électoral américain bipartite, qui les condamne à la marginalité. Certains libertariens célèbres, comme Ron Paul et son fils Rand, ont préféré concourir sous la bannière républicaine pour s'assurer d'être élus (le premier a longtemps été congressman, le second est sénateur). Mais il arrive tout de même que les libertariens jouent un rôle d'arbitre. «En 2006, un libertarien du Montana qui avait maintenu sa candidature a fait perdre l'élection au camp républicain, faisant ainsi basculer le Sénat côté démocrate», se souvient Sébastien Caré. Le Parti libertarien, qui fait parfois des scores honorables à un niveau local, a encore du mal à s'imposer nationalement. En 2016, Gary Johnson, ancien gouverneur du Nouveau-Mexique, n'a pas dépassé les 3,3% à la présidentielle.
Joe Exotic et Donald Trump sont-ils libertariens?
Difficiles à cerner dans leur profil et peu structurés politiquement, les libertariens peuplent finalement davantage l'imaginaire collectif que la scène politique des États-Unis. Joe Exotic n'a d'ailleurs pas pris sa candidature au sérieux longtemps. D'après Joshua Dial, son ex-directeur de campagne, «c'était un coup de pub. Il n'avait aucune idée de ce qu'est le libertarianisme. Il n'en a toujours aucune idée, d'ailleurs». Reste que, sur sa camionnette filmée par les caméras de Netflix, Joe Exotic avait bien inscrit un programme libertarien: «Pour: l'avortement, le Second amendement [port d'armes], la réforme des prisons, la marijuana. Contre: la règlementation de l'agriculture, les rémunérations à vie des politiciens et le cyberharcèlement.»
À un journaliste qui lui demande si «les États-Unis sont prêts à élire un président redneck, armé, à coupe mulet, dompteur de tigres, gay et polygame», Joe Exotic répond, très pro: «Je pense que oui. Je suis éloquent, beau, j'adore faire la fête.» En l'entendant fanfaronner à la télévision et clamer dans ses clips de campagne qu'il représente «le peuple américain», on aurait presque l'impression d'avoir affaire à un Donald Trump bis, dans une version plus pauvre et plus maigrichonne. L'actuel président américain serait-il par hasard libertarien, lui aussi?
«Trump est un homme d'affaires qui n'a pour ainsi dire aucun principe, contrairement aux libertariens, attachés à des valeurs.»
Interrogés sur ce point, le chercheur et la chercheuse répondent par la négative. «Trump n'est ni minarchiste, ni anarcho-capitaliste, c'est un homme sans idéologie, estime Sébastien Caré. Même si certains libertariens, comme l'économiste Walter Block, l'ont soutenu en 2016, la plupart le détestent. Il y en a même qui ont appelé à voter Hillary Clinton. Son protectionnisme économique, contraire à l'idéologie du laissez-faire, est une hérésie pour eux.» «Son isolationnisme diplomatique peut plaire aux libertariens, concède Agnès Trouillet. Mais il a opéré des volte-face sur des questions comme l'avortement, pour remercier l'électorat conservateur. Trump est un homme d'affaires qui n'a pour ainsi dire aucun principe, contrairement aux libertariens, attachés à des valeurs.»
Le «roi des tigres» Joe Exotic a beau parler comme un écolier mégalomane et arborer une tignasse d'un blond insolent, la comparaison avec Trump s'arrête ici. Sans être très représentatif des militant·es libertarien·nes aux États-Unis, il correspond malgré tout à ce que Walter Block considérait comme le devoir sacré du libertarianisme, dans son livre-programme publié en 1976: Défendre les indéfendables. Proxénètes, vendeurs d'héroïne, prostituées, maître-chanteur, faux-monnayeurs et autres boucs-émissaire de notre société... Bref, un biopic de Joe Exotic avant l'heure, en quelque sorte.