Attention, cet article comporte des spoilers.
Depuis le 20 mars, et en l'espace de dix jours, plus de 34 millions d'Américain·es ont été captivé·es par les aventures de Joe Exotic et consorts, adeptes des «gros chats» et personnages hauts en couleurs. Cette docu-série se place à mi-chemin entre la télé-réalité un peu trash et le documentaire de true crime. Le Royaume des Fauves (Tiger King en version originale), réalisé par Rebecca Chaiklin et Eric Goode sur une période de cinq ans, est une véritable pépite en période de confinement.
On se laisse volontiers embrigader dans le quotidien de Joe Exotic, propriétaire peroxydé et piercé d'une ménagerie en plein Oklahoma, parfois attachant mais surtout exaspérant dans ses dérives et délires, régnant sur un royaume fait d'employé·es exploité·es, de jeunes hommes manipulés et de félins privés de liberté. Pourtant, s'il est le héros du documentaire, il n'est qu'un des membres d'une galerie d'affreux personnages, dont on se demande encore lequel on pourrait sauver.
L'orgueil du tigre
Mégalomane assumé, Joe Exotic Schreibvogel aime se mettre en scène et se complaît dans l'adoration qu'il suscite. Dans les deux premiers épisodes, on peut lire la dévotion, mais aussi une réelle admiration dans les yeux de ses employé·es. Chacun·e loue la détermination de Joe pour tenir la barque malgré les attaques des personnes qui défendent les animaux contre son établissement, attaques menées par sa némésis, Carole Baskin (fondatrice du sanctuaire Big Cat Rescue). Le personnage étant bon vendeur, la boutique de souvenirs de son zoo s'agrémente de t-shirts, slips et autres accessoires à son effigie, sans oublier ses albums de country. Cependant, l'orgueil n'a pas de répit et Joe recherche toujours de nouveaux moyens de briller. Ses vidéos sur internet ne suffisent plus. Heureusement pour lui, un producteur messianique le proclame «Tiger King» et lui construit un trône pour asseoir sa puissance.
Après une candidature expresse aux élections de 2016, l'ami des gros chats investit plus durablement dans sa campagne de 2018 afin de devenir gouverneur d'Oklahoma en se ralliant aux libertarien·nes. Sa vanité s'exprime alors sous forme de défilés sur des chars ou des limousines et dans des distributions de préservatifs à son image –qui finiront d'enfoncer le clou de sa déroute financière. Ce génie de la communication fait un dernier coup d'éclat: il fuit en libérant quelques bêtes sauvages au passage. Moins un point pour l'originalité (du déjà vu) mais plus un pour l'audace.
Qui veut gagner des millions?
Deuxième vice et pas des moindres dans cette série: la cupidité dont se rend coupable la quasi totalité du casting. Joe Exotic, Carole Baskin, Doc Antle (fondateur du zoo T.I.G.E.R.S.), Jeff Lowe (homme d'affaires qui a investi dans le zoo de Joe), Tim Stark (gérant de son propre zoo), tous ces gens vivent et prospèrent de l'exploitation d'animaux sauvages.
Si certain·es se targuent de les respecter et même de les sauver, la plupart les achète dans le seul but de s'enrichir. Ces animaux exotiques sont enfermés dans des cages, promenés en laisse, exhibés à travers le pays (et même au Congrès des États-Unis), fouettés, reproduits et euthanasiés. D'après les services américains de la faune sauvage, il y aurait plus de tigres dans des cages américaines que de tigres en liberté dans le monde entier. Soit plus de 5.000 «gros chats» (big cats comme ils les appellent), dont seulement 6% se trouveraient dans des zoos. Les autres sont gardés chez des particulièr·es ou dans des établissements dépourvus de licence fédérale.
Cette cupidité peut aussi s'avérer fatale. D'après les allégations de Joe (mises en scène dans sa chanson «Here Kitty Kitty») et d'autres protagonistes, Carole Baskin, grande défenseuse des félins, aurait tué son deuxième mari, millionnaire, pour mettre la main sur sa fortune.
«Apprendre à connaître nos livreurs.»
Des allégations que la principale intéressée réfute avant de donner, dans un épisode, l'avertissment suivant: «Si quelqu'un voulait te tuer, il devrait sûrement mettre de l'huile de sardine sur tes chaussures.»
Implants mammaires et polygamie
Parmi les personnages de Tiger King, Bhagavan Antle incarne le maître à penser pour tout·e apprenti·e gérant·e de zoo et le gourou manipulateur qui règne sans partage sur le royaume de la luxure. Avec ses félins et ses inspirations hippies revisitées (on ne mange pas de viande, mais on met des tigres en cage), il attire à lui des jeunes femmes venues de partout. Payées une misère, renommées et vêtues de tenues affriolantes, elles semblent être sous l'influence du Doc. Si ce dernier parle de ses épouses au pluriel, il mentionne également plusieurs petites amies. Comme dans une secte, avoir des relations sexuelles avec le grand manitou permet de s'élever dans cette sphère très hiérarchisée et d'acquérir des privilèges. Ces jeunes femmes sont pour beaucoup privées de leur temps et de leur liberté de mouvement. Certaines en viennent même à modifier leur apparence physique en acceptant notamment des implants mammaires censés revigorer leur capacité de travail.
Autre polygame assumé, notre cher Joe, que l'on voit même célébrer son mariage avec John et Travis dans les premiers épisodes.
Bhagavan Antle au festival Renaissance dans le Massachusetts (États-Unis) en octobre 2005. | Andy Carvin via Wikimedia
Paresser comme un (gros) chat
Si la vie dans les zoos et sanctuaires semble éreintante pour les soignant·es, le rythme paraît moins soutenu une fois les échelons gravis. Carole dispose d'une armée de volontaires et d'un époux (littéralement) tenu en laisse pour l'assister. Quant à Joe il a, pour faire fonctionner son zoo, une fidèle équipe récupérée en déshérence, nourrie de viande Walmart périmée et accro aux armes. Ces Américain·es dans la pure tradition redneck ont fait tout leur possible pour soigner au mieux les animaux et répondre aux exubérances de Mr Exotic. Y compris Kelci Saffery, une jeune femme mutilée par un des gros chats du zoo.
La haine entre Joe Exotic et Carole Baskin semble bien ancrée. On se demande si cette rancœur n'est pas basée sur une pointe de jalousie. Tous deux se réclament des titres de meilleur zoo ou sanctuaire et aiment à faire la promotion de leurs établissements. Ces meilleur·es ennemi·es se révèleraient finalement plus semblables qu'on ne le pense.
Si l'on se prend forcément d'affection pour ces personnes –somme toute réelles–, difficile d'en sauver une plus qu'une autre. Plus intelligente qu'il n'y paraît, cette série aura au moins eu deux avantages: nous faire sortir l'espace de sept épisodes de notre torpeur face au chaos ambiant et sensibiliser, notamment le public américain, au sort de ces pauvres animaux.
Ces fauves restent les grands perdants de l'émission.