Au contraire d'autres artistes de sa génération, artistiquement largué·es (Michel Polnareff) ou revenu·es à des formes plus convenues (Brigitte Fontaine), Christophe est resté jusqu'au bout cet orfèvre du son, cet artisan de la mélodie qui, dès le croisement des années 1960-1970, a fait le choix de s'écarter de la variété établie.
Volontairement ou non, il était de l'aventure Salut les copains, notamment grâce à des mignonneries pop tombées rapidement dans le registre populaire: «Les marionnettes» ou «Aline».
En marge d'une France pompidolo-giscardienne, Christophe prend donc le virage de la décennie 1970 avec courage, privilégiant désormais une musique fondée sur les sources les plus expérimentales et avant-gardistes.
Ainsi, des singles comme «Les mots bleus», «Señorita», «Samouraï» ou «Un peu menteur», jamais dans un désir d'aliénation du public, toujours dans un élan de générosité et de propositions innovantes, signalaient la créativité d'un musicien prêt à tout tester: le fond, aux côtés de différents paroliers (Jean-Michel Jarre ou Boris Bergman, futur complice d'Alain Bashung), comme la forme, au gré des instruments qu'il découvre alors (le synthétiseur ARP Odyssey pour Les Paradis perdus et un clavier Eminent pour Les Mots bleus, par exemple).
«Le Beau bizarre»
Toutes ces innovations, cette façon d'élever la chanson française et de l'amener vers de nouveaux codes esthétiques, Christophe les met alors en place sur un label fondé par Francis Dreyfus, auquel il a lui-même donné un nom: les Disques Motors, en référence à leur passion commune pour les voitures de course.
À l'époque, Christophe cosigne des morceaux pour Léonie, une chanteuse encore méconnue aujourd'hui en dépit de chansons sous haute influence lennonienne, traîne aux côtés d'avant-gardistes de la trempe d'Alain Kan, et s'essaye même à la composition de bande originale: La Route de Salina, un film de Georges Lautner auquel il offre l'indépassable «The Girl From Salina», une composition solaire, tout en clavecins, en symphonies somptueuses et en chœurs célestes.
Cette richesse harmonique, c'est précisément celle que l'on retrouve dans ses albums personnels. Il y a d'abord Les Paradis perdus (1973) et Les Mots bleus (1974), deux disques de haute volée, pas forcément courtisés par le grand public à leur sortie mais acclamés par la critique et élevés aujourd'hui au rang de classiques intemporels. En 1976, il y a également Samouraï, une odyssée à la beauté louche, l'œuvre proto-variété d'un esthète défiant les normes avec style et affirmant un art du storytelling aussi précis que précieux.
On y entend un hommage à John Lennon («Merci John d'être venu»), un autre aux grandes figures du rock («Tant pis si j'en oublie»), des complaintes futuristes («...Paumé») et du rockabilly d'un autre genre («Le cimetière des baleines»), tandis qu'un piano étrange, des envolées de guitares et des ritournelles viennent contrebalancer une complexité et un surréalisme parfois déroutants.
À l'image du triptyque «Pour que demain ta vie soit moins moche»: soit onze minutes stupéfiantes, portées par une instrumentation sinueuse et insaisissable, des changements de rythmes et des structures qui s'inventent au fur et à mesures des secondes. Christophe vient alors d'atteindre un niveau de maîtrise sidérant, qu'il parvient à maintenir jusqu'à la sortie de Le Beau bizarre, en 1978.
Entre-temps, en 1977, le dernier des Bevilacqua rappelle une énième fois que l'on peut faire de la belle et grande musique populaire en mélangeant les codes. «La dolce vita» est un tube, moderne et kitsch, l'hymne romantique d'un musicien en costume blanc dont la voix touche immédiatement au cœur.
Vertiges créatifs
En 2011, Sébastien Tellier prolongeait l'atmosphère charnelle et mélancolique de ce standard, et c'était tout un symbole. On comprenait alors que, malgré des décennies 1980 et 1990 compliquées (seulement deux albums, un nom qui semble tomber dans l'oubli et un style plus convenu), Christophe restait un musicien influent, une source fertile d'inspiration pour plusieurs générations d'artistes. Feu! Chatterton, Juliette Armanet, Philippe Katerine, Son Lux, Camille... Tous et toutes lui doivent un peu de leur folie, de leur poésie et de leur ferveur mélodique.
Tous et toutes, d'ailleurs, ont revisité son répertoire à ses côtés, le temps de deux albums collaboratifs (Christophe Etc., vol. 1 et 2) et envisagés comme une parenthèse (ré)créative avant la sortie du successeur des Vestiges du chaos (2016), sur lequel Christophe travaillait ces dernières semaines. Comme on le savait perfectionniste, maniaque, à la recherche constante des idées les plus pointues que l'époque a en réserve, on ne préfère pas pour le moment se demander si ces démos finiront par sortir un jour.
À la place, on préfère se replonger dans une discographie (l'artiste ayant toujours détesté le mot «carrière») aussi épaisse que la moustache qu'il arborait fièrement, aussi mystérieuse que ses yeux qu'il masquait derrière ses lunettes teintées. Cette discographie, riche de mille nuances, s'étale sur six décennies, elle est celle d'un homme habitué à la déraison, un musicien qui aimait écumer les nuits dans son studio du boulevard du Montparnasse en quête d'une idée, à même de nous séduire: «Je voudrais tellement vous plaire / Mais je ne sais pas comment faire», chantait-il, comme pour rappeler qu'il n'a jamais été de ceux qui abordent la vie avec trop de certitudes.
C'était un amoureux des «mots fous», un «petit gars» capable de se passionner aussi bien pour le dernier Kendrick Lamar que pour les envolées pop d'une jeune artiste bruxelloise (Mathilde Fernandez, qu'il avait en quelque sorte prise sous son aile), un «dandy clodo» capable, en 1978, en pleine effervescence punk, de conclure son album par cette formule lapidaire: «Il faut oser le faire.» Et oui, indéniablement, il fallait oser entamer de tels ébats avec la chanson française la plus progressiste.