Société

Comment le coronavirus bouleverse notre rapport au corps

Temps de lecture : 8 min

Les mesures de distanciation sociale comme les gestes barrière risquent d'ancrer dans la durée une expérience corporelle inédite, intime comme sociale, transformant nos représentations.

Comment interagir avec autrui avec l'incertitude que fait planer un virus mortel? | Geralt via Pixabay
Comment interagir avec autrui avec l'incertitude que fait planer un virus mortel? | Geralt via Pixabay

«Pour se saluer, la bise a été définitivement abolie par décret.» Ce n'est pas une nouvelle injonction réglementaire mais un trait d'esprit de l'humoriste Charline Vanhoenacker, qui, se proclamant de retour du futur (de 2025 très exactement), décrivait le 2 avril sur l'antenne de France Inter la France d'après-Covid. «Si la rentrée littéraire a bien lieu, je serai là, à ne pas vous faire des bisous et à dédicacer en gants Mapa», tweetait également l'autrice Lola Lafon le 9 avril.

Derrière les plaisanteries, un fond de vérité émerge. «L'expérience pandémique est éminemment corporelle, elle interpelle le rapport à son corps à soi et au corps de l'autre, observe Anastasia Meidani, maîtresse de conférences en sociologie et notamment autrice de l'ouvrage Les fabriques du corps. Nous ne pouvons pas faire l'économie du corps: on n'a jamais vu quelqu'un l'oublier comme on le ferait d'un trousseau de clés. Nous vivons car nous corporons.»

Ainsi, par la promotion des gestes barrière comme des mesures de distanciation sociale, la pandémie de Covid-19 modifie d'ores et déjà la perception de nos habituels petits rituels physiques pour se saluer comme nos relations corporelles. Y compris dans les fictions. On regarde des séries ou des films avec une grille de lecture coronavirus, en trouvant que les personnages sont bien trop près les uns des autres, se touchent le visage à outrance, ne se lavent pas suffisamment les mains… On ne parvient pas non plus à plonger dans un livre sans chausser des lunettes Covid. «Page 21 du roman que nous lisons: le protagoniste se lève et s'apprête à serrer la main de son futur grand ami, mais juste à ce moment-là, notre instinct de lecteur prévaut et surgit tel un cri: “Ne le fais pas, respecte la règle de distanciation sociale, nous ne pouvons plus nous toucher!”», mentionne un article du quotidien italien La Repubblica traduit par Courrier international.

«Un avant et un après»

La proximité intime ne se traduit plus par des gestes de rapprochement: on reste à distance pour se prémunir soi comme protéger l'autre. Les normes sont bousculées, de nouveaux repères surgissent. Jusque dans les inconscients. «Dans mon rêve, je marche dans la rue, je croise un type un peu important que je connais vaguement. Je lui dis “bonjour” et je lui serre la main, pour être poli. Puis je fais quelques pas, et là, je réalise qu'il y a le virus, que tous les codes sont inversés, et que le type a dû, en fait, me trouver très grossier», raconte un homme bien élevé à Rue89. Or ces nouvelles représentations pourraient bien perdurer post-confinement, et pas seulement en faisant du port du masque un signe de solidarité collective.

«Ce virus nous oblige à réinventer notre manière d'être humain. Nos liens sont mis à distance. Ce n'est pas la fin du monde, mais la fin d'un monde», estime le chercheur Denis Jeffrey, qui a notamment codirigé l'ouvrage Rites et Identités. «Il y aura un avant et un après Covid, appuie la professeure de psychologie sociale Édith Salès-Wuillemin, qui travaille sur les représentations sociales. À partir du moment où un événement majeur survient, il va avoir une incidence sur la structure et le contenu des représentations individuelles sociales et collectives. Et quand la situation est perçue comme irréversible, il va en atteindre le cœur même.»

Attente consignée

Bien sûr, il est possible que cette crise pandémique ne provoque qu'un bouleversement temporaire de notre vécu corporel. Que, post-confinement et crise sanitaire, l'on retourne à nos petites habitudes sans que nos corps n'en retirent aucun enseignement nouveau, sauf, pendant un temps, le plaisir simple d'être mouvants. «Les premiers moments où l'on pourra se déplacer sans problème, je pense que ce seront des moments d'éblouissement, d'émerveillement, de renaissance, évoque ainsi David Le Breton, sociologue spécialiste du corps pour Usbek&Rica. Je pense que, pendant des semaines et des mois, chacun de nous se sentira infiniment plus vivant que dans les mois précédents, parce que ce sera comme une sortie de prison.»

«C'est une situation passagère où l'on s'adapte avant d'avoir d'autres informations et en espérant que la situation revienne “à la normale”.»
Patrick Rateau, professeur en psychologie sociale

En attendant le déconfinement (que l'on pourrait s'amuser à prénommer Godot), on adopterait donc de nouvelles pratiques de bonne grâce uniquement parce que l'on a dans l'idée que c'est une nécessité momentanée. C'est ce qu'indiquait dès le 6 mars à France Info le professeur en psychologie sociale Patrick Rateau, qui a codirigé l'ouvrage collectif Les peurs collectives. Perspectives psychosociales: «Pour le moment, les gens appliquent un certain nombre de consignes comme ne plus se serrer la main, ne plus se faire la bise, se laver les mains plus souvent, etc. Mais c'est une situation passagère où l'on s'adapte avant d'avoir d'autres informations et en espérant que la situation revienne “à la normale”.»

Carence tactile

C'est aussi ce qu'explique le philosophe Bernard Andrieu, notamment auteur de l'ouvrage Sentir son corps vivant. Émersiologie 1. «On se retient de toucher. Mais ça ne peut pas faire disparaître l'expérience tactile du point de vue sociétal.» Pour lui, elle est trop profondément ancrée en nous pour que le Covid-19 conduise à une reconfiguration totale de nos schémas corporels. Pas de risque de devenir collectivement haptophobes, c'est-à-dire d'avoir tou·tes peur de se toucher, soi comme autrui. «Est-ce que le corps humain peut se passer de contact physique? Ma thèse, ce serait que non.» Édith Salès-Wuillemin, qui a conduit des recherches sur la représentation de l'hygiène, estime aussi que, une fois que l'on sentira collectivement que la menace est derrière nous, les gestes barrière ne se feront plus aussi systématiques ni peut-être aussi altruistes.

Le besoin de réconfort social et tactile, présentement non satisfait, y compris en cas de deuil, sera plus fort que tout. Car, partout, la carence tactile est palpable. «Je me demande dans quel état on va être si on ne peut pas toucher quelqu'un pendant quarante ou cinquante jours», s'interrogeait le 17 mars Christine, graphiste freelance, qui relatait sa vie de confinée à Rue89. Dans la même veine, à la question «Quel est votre programme pour la France?» dans le questionnaire d'À-peu-Proust de Libération, la journaliste Eva Bester répondait: «Ouh là, la France, j'aimerais d'abord lui faire un câlin.»

Décompensation à risque

«J'ai contacté Samuel Étienne [le présentateur de «Questions pour un champion»], il signale que la production essaie de couper au montage un maximum de bisous, annonçait Dorothée Barba le 23 mars sur France Inter à propos des aménagements confinés des émissions télévisées. Permettez-moi de dire que c'est très dommage! Au contraire, montrez-nous des bises sonores, des tapes sur l'épaules, des étreintes!» Bernard Andrieu est du même avis. Épurer les images, expurger les émissions enregistrées avant l'application générale des mesures barrière de leurs scènes d'embrassades, «c'est oublier la notion de catharsis, la nécessité de purger les passions que l'on ne peut pas vivre».

«L'ennui du corps d'autrui [...] va provoquer des nouveaux comportements à risque, comme la baise sans préservatif durant l'épidémie du sida.»
Denis Jeffrey, chercheur

Le philosophe du corps craint même que l'absence prolongée de contact génère un manque tel qu'une fois déconfiné·es nous assistions à un «phénomène de décompensation»: «Au-delà des aspects festifs, des foules, il risque d'y avoir une sorte de libération tactile pulsionnelle, une recherche absolue du contact.» L'expérience haptique sera d'autant plus valorisée qu'elle a dû être mise, un temps (long), de côté. Denis Jeffrey, le spécialiste des rituels, notamment à risque, va encore plus loin, d'autant qu'il perçoit la pandémie comme un mal qui va se chroniciser. «Les plus inconscients vont braver le virus. Des ordalies vont se multiplier: toucher la mort pour se donner de la puissance, de la valeur, du sens à la vie. L'ennui du corps d'autrui, de sa chaleur, des touchers va provoquer de nouveaux comportements à risque, comme la baise sans préservatif durant l'épidémie du sida.»

Intouchables institutionnalisé·es

La pandémie ne devrait donc pas nous ôter le goût (culturel) du toucher. Mais elle pourra y accoler une notion de risque, accepté, parfois même souhaité, ou bien carrément imposé, comme pour la population d'ores et déjà contrainte de continuer à travailler sans protection adaptée. Anastasia Meidani craint que l'on entre dans l'ère de «la risquologie» en cataloguant les corps avec une grille de lecture principalement biomédicale. Et ce d'autant plus que l'État y met du sien avec l'évocation de tests sérologiques comme la mise en place de l'application StopCovid, qui tracera numériquement les malades. «On est dans la hiérarchie des corps. Il y aura ceux méritants et d'autres taxés de fragiles et pas suffisamment méritants pour le déconfinement», accuse la sociologue spécialiste de l'expérience corporelle, qui a également codirigé avec Jean-Yves Bousigue l'ouvrage collectif Vivre la mort.

Elle décrie en outre la distinction «honteuse» entre les morts à l'hôpital et les morts en Ehpad, comme si les seconds avaient une valeur moindre –manifestation de l'âgisme. «On va institutionnaliser des classes de toucher et procéder à un zonage tactile, il y aura ceux qui pourront se toucher entre eux et les intouchables, qui seront isolés», critique également Bernard Andrieu. On procède ainsi à une «partition sociale» entre les catégories qui sont vulnérables (les personnes âgées, celles qui sont malades, polypathologiques ou avec des comorbidités) et celles qui ne le sont pas (car jeunes et en bonne santé), glisse Édith Salès-Wuillemin, également autrice de l'ouvrage La catégorisation et les stéréotypes en psychologie sociale. Et il faudra toujours interpréter la signification des gestes barrière «en relation avec cette trame de fond que sont les relations entre groupes»: est-ce que cette personne ne vient pas vers moi parce qu'elle cherche à se protéger et me perçoit donc à l'aune du danger ou bien pour me protéger parce que je suis fragile à ses yeux? est-ce un geste protecteur ou, à l'inverse, de rejet discriminatoire?

Ce n'est donc pas juste notre rapport physique aux corps qui va se trouver modifié. «C'est l'être-ensemble qui se joue là», insiste Anastasia Meidani. «Nos relations ne seront plus jamais semblables à celles d'autrefois. Nous ne serons plus les mêmes avec autrui. Et les autres ne seront plus les mêmes avec nous, déplore Denis Jeffrey. On ne pourra pas, avant longtemps, être avec autrui sans penser qu'il pourrait être porteur du virus mortel. Nos voisins, nos enfants, nos amis, nos collègues, nos concitoyens vont représenter un risque létal. Il faudra apprendre à vivre avec cette méfiance. Cet événement est quelque chose de plus important que 1989 et 2001: après le mur et les tours, c'est l'effondrement des ponts entre les humains. Il y aura plutôt des portes, c'est-à-dire du soupçon, de la médisance.» Traumatisme collectif risqué, qui sera longuement vécu dans la chair de tout·e un·e chacun·e. À moins qu'une autre orchestration étatique ne voie le jour, comme l'appelait de ses vœux l'écrivain israélien David Grossman dans une tribune publiée le 24 mars dans Libération: «Peut-être que la tendresse deviendra soudain, pendant quelque temps, une consigne inscrite dans la loi.»

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