Parfois, ils sont ensemble depuis des années et des années. Ils se sont connus lors d'un mariage, pendant leurs études, au cours d'un voyage en Corse. Ils se sont plu, ont formé des désirs de vie en commun, et puis un jour, ils ont franchi le pas: ils se sont décidés à vivre sous le même toit. Ils se sont mariés, pacsés, ont mis leurs économies en commun. Désormais, ils iraient par deux et dans les meilleurs moments comme dans les moins bons, ils resteraient soudés, bien décidés à affronter ensemble les vicissitudes et les bonheurs de la vie.
Chacun avait son métier, ses occupations, son cercle d'amis. Ils se voyaient le matin, se retrouvaient le soir, se racontaient leurs journées et s'ils n'étaient pas trop fatigués, ils faisaient l'amour dans la pénombre de la chambre à coucher. Ils n'avaient pas encore d'enfants, ce serait pour plus tard quand ils seraient bien installés dans la vie.
Ils passaient le week-end ensemble, allaient rendre visite à des amis, débouchaient une bouteille de vin devant leur série préférée. Ils étaient heureux, se disputaient rarement, allaient dans la vie sans se poser de questions, certains de partager des valeurs communes qui fondaient l'essence même de leur couple.
Et puis le Covid-19 est arrivé.
Du jour au lendemain, ils se sont retrouvés à vivre continûment dans le même espace. À partager le salon, la chambre à coucher, la salle de bains, la cuisine, sans pouvoir se soustraire à la présence de l'autre. Au début, ils en ont ri. C'était presque des vacances. Ils prenaient tous leurs repas ensemble, discutaient de l'évolution de l'épidémie, échangeaient leurs craintes comme leurs espoirs. Ils n'étaient pas vraiment inquiets, ils étaient ensemble, rien ne pouvait leur arriver.
Après tout, ils formaient un couple solide, un de ceux que les autres regardaient avec une pointe d'envie et de jalousie comme si leur bonheur avait quelque chose d'outrancier.
C'est au bout de la première semaine de confinement que les premières tensions sont apparues. Sans se l'avouer, ils ont commencé à apercevoir chez l'autre des traits de caractère déplaisants, des petits détails de la vie quotidienne passés inaperçus jusqu'alors, pris qu'ils étaient dans leurs destinées particulières.
Il ne rangeait jamais la vaisselle –c'était systématique; à chaque fois, elle manquait de nettoyer sa baignoire après s'être lavée. Ce n'était rien, juste étrange de prendre conscience de ces manquements après tant d'années de vie en commun. Comme s'ils découvraient chez l'autre des défauts dont ils n'avaient nulle idée.
Ils s'agaçaient.
Il avait du mal à tenir en place, elle restait des heures au balcon à fumer et à contempler les avenues désolées. Il refusait de céder à l'ennui, il fourmillait d'idées, il se lançait dans des recettes compliquées de pâtisseries et à l'occasion barbouillait les murs de la cuisine de mille et une éclaboussures de chocolat. Elle s'est mise à la peinture. Elle a dressé un chevalet au milieu du salon et pendant des heures, elle peaufinait une toile qui ne ressemblait à rien; il ne comprenait pas comment elle pouvait rester tout l'après-midi ainsi.
Il avait tout le temps envie, elle le repoussait, plus tard peut-être.
Tout doucement, ils ont commencé à s'ignorer, à vivre leur confinement en parallèle, à s'éviter. Soudain leur appartement dans lequel ils avaient toujours aimé vivre leur est apparu minuscule comme une prison dont ils seraient prisonniers. Elle chérissait le moment où il allait courir; il restait dans sa chambre à regarder la télé. Ils se parlaient rarement, échangeaient deux, trois paroles, retournaient à leur occupation. Bien vite, les repas en commun sont devenus des corvées. Ils mangeaient en silence, plein de rancœur pour l'autre, et laissaient la vaisselle s'entasser dans l'évier.
Lui se négligeait, ne se rasait plus, passait des journées entières sans se laver. Elle restait des heures sur son téléphone à échanger avec ses amies. Parfois elle riait aux éclats, il la regardait avec mépris comme si c'était de lui dont elle se moquait. Ils ne se comprenaient plus, c'était comme s'ils venaient à peine de se rencontrer et avaient décidé que ce serait une rencontre sans lendemain. Trop de choses les séparaient. Sans même s'en rendre compte, ils étaient devenus étrangers l'un à l'autre.
Les premières disputes ont éclaté. Le son de la télé était trop fort; elle avait oublié de rapporter du café des courses. Des portes ont claqué, des insultes ont fusé, pendant deux jours ils se sont ignorés. Elle a commencé à dormir au salon. Il ne quittait plus la chambre, seulement pour se chercher une bière dans le frigo. L'appartement s'était comme rétréci. Parfois ils se croisaient dans le couloir et se dévisageaient abruptement comme si ce confinement, cette obligation de rester à la maison, était la faute de l'autre.
L'atmosphère est vite devenue irrespirable. Dans la langueur des jours qui finissaient par tous se ressembler, tout est devenu compliqué et sujet à dispute. Les courses, les heures de repas, la responsabilité des tâches ménagères. Une simple réflexion suffisait à allumer l'incendie de leurs rancunes respectives. Ils criaient, s'invectivaient, se reprochaient mille et une attitudes. Ils ne pouvaient aller nulle part, ils restaient là, engourdis dans leurs ressentiments, et rêvaient à la fin du confinement, quand chacun retrouverait sa liberté.
Le coronavirus avait eu raison de leur couple.
Ce serait une leçon à méditer.
Oui, mais laquelle?
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