Quitte à se trouver dans une situation surréaliste à cause de la pandémie de Covid-19, à savoir de nombreuses personnes isolées et enfermées chez elles, autant en profiter pour réaliser un jeu graphique collectif inventé par les artistes surréalistes il y a un siècle. C'est ce qu'a suggéré la bédéaste Pénélope Bagieu sur Twitter dès le 15 mars. Pourquoi ne pas agrémenter la réclusion imposée en exécutant à distance un cadavre exquis de circonstance, ce «jeu qui consiste à faire composer une phrase, ou un dessin, par plusieurs personnes sans qu'aucune d'elles ne puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes», comme le définissent André Breton et Paul Éluard dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme?
Oscar Barda, concepteur de jeux vidéo et graphiste web, a ensuite eu l'idée d'ébaucher un immeuble géant où chacun·e dessinerait sa pièce idéale de confinement. Le bédéaste Timothy Hannem a alors élaboré un patron, afin que l'habitation ait une base commune. Et dorénavant le grand ensemble CoronaMaison s'échafaude peu à peu sur un site au nom de domaine amusant: coronamaison.fun.
Les niveaux se succèdent et ne se ressemblent pas. En scrollant avec la souris sur ce site web, bien plus que de descendre d'un étage à un autre, on passe d'un univers à un autre. On aperçoit ici un diplodocus, là un tricératops, là une maisonnée de dinosaures (en peluche), ici un T-rex avec Batman, un dragon, Tarzan, une sirène dans l'attente, une autre qui fait coucou de l'extérieur à travers un hublot, une piscine intérieure avec son plongeoir, un bassin de plongée, une rivière de chocolat à la Roald Dahl, une cascade, un étang, la vague d'Hokusai comme la chambre à coucher de Van Gogh revisitées, un chat ou un chien aux proportions gigantesques, les personnages du Voyage de Chihiro, ceux de Mon voisin Totoro à plusieurs reprises, ou encore de Harry Potter, des moumines, des Pokémon, la maison volante du dessin animé Là-haut de l'autre côté de la fenêtre... Mais aussi, plus prosaïquement, des parents retranchés derrière des sacs de nouilles, riz et Chocapic ainsi que des fils barbelés ou un couple en pleine concoction de tarte Tatin.
«Certains ont eu une lecture très littérale et d'autres beaucoup plus onirique», observe Bénédicte Régimont, à la tête de l'agence d'architecture d'intérieur parisienne Félicie le Dragon et autrice de l'ouvrage Dites-moi comment est votre maison, je vous dirai qui vous êtes (Flammarion, 2007). Souvent, éléments réels et chimériques sont au coude-à-coude. Même si ces logements de confinement sont en apparence variés, «tout ça parle de nous et du rapport que nous entretenons à notre habitat». Et pas seulement à travers l'agencement du mobilier qu'on retrouve dans ces figurations d'abris imaginaires.
Pièce multifonctionnelle
Même si quelques personnes ont ajouté des portes (ou du moins des encadrements) et des pièces, parfois extérieures sous la forme d'un balcon, et ont donc poussé les murs existants du modèle original, la plupart y sont restées fidèles. Majoritairement, on retrouve une sorte de bunker-appartement, avec ou sans fenêtres, dans lequel il ferait bon vivre confiné·e le temps que ça durera. «Cette notion de pièce est très intéressante: il s'agit de pièces multifonctionnelles, comme le contraint l'exercice, où l'on dort, mange, joue avec les enfants...» relève le sociologue Yankel Fijalkow, codirecteur du Centre de recherche sur l'habitat (CRH).
À un étage, un potager intérieur, gorgé de courges appétissantes, a ainsi fait son apparition. À un autre se côtoient un lit double, deux bureaux, un piano ou encore une console de mixage. Ailleurs, des semis jouxtent une douche. Une kitchenette borde à un autre endroit une bibliothèque qui fait aussi office de bureau. Pas un centimètre ne sépare le plan de travail de la cuisine de la housse de couette à un autre niveau. Appareil à raclette, train électrique, matelas au sol et terrarium complètent une studette.
Bouleversement de l'habitat bourgeois
Pour le chercheur, que l'on soit disposé·e à se terrer dans une pièce fantasmée (et non une chambre) à soi où tout, ou presque, se trouve à portée de main signe «l'éclatement de l'habitat bourgeois haussmannien, où une pièce égale une fonction». Dans nos esprits et à travers ces dessins, il semble établi que l'on n'a pas besoin de cloisons séparatrices pour se sentir bien chez soi. Même si cela signifie parfois que l'on manque de place et que les choses s'entassent. Un des habitants a ainsi perdu une chaussette et celle qui partage son logement se demande si le ficus, parmi l'amoncellement de plantes vertes, n'était tout compte fait pas de trop...
«Il y a un certain bonheur du désordre qui s'exprime dans tout ça, analyse l'auteur de l'ouvrage Sociologie du logement. On voit le besoin d'investir les murs, de les conquérir: ils sont souvent garnis. Il y a très peu d'espaces neutres et d'espaces Ikea.» De quoi se demander si le confinement ne va pas engendrer, à terme, un usage de l'espace intérieur tel qu'il mènerait à la fin des «appartements Airbnb», au design épuré et passe-partout.
Désordre libertaire consumé
Rien à voir avec l'immeuble ultramoderne de quarante étages du roman I.G.H., de J. G. Ballard, «monument au bon goût, à la cuisine fonctionnelle, à l'ustensile sophistiqué, au matériau dans le vent, au mobilier élégant et jamais tape-à-l'œil». Les résident·es de la CoronaMaison ne sont pas, comme celles et ceux de cet immeuble de grande hauteur romanesque, «emboîtés dans leurs coûteux appartements, avec leur mobilier élégant et leur sensibilité raffinée –sans la moindre chance de s'en tirer».
Pour les Coronhabitant·es confiné·es, «le logement est leur dernier espace de liberté», appuie Yankel Fijalkow. C'est bien pour ça que ces architectes d'intérieur éphémères s'en emparent, miettes au sol et jeux en profusion loin d'être rangés dans des caisses. «Être bien chez soi, ce n'est pas forcément acquérir un certain type de mobilier mais s'approprier son intérieur», complète Bénédicte Régimont.
Les rouleaux de papier toilette empilés semblent avant tout être un trait d'humour, en référence aux stocks de PQ faits en prévision du confinement. Pas de toilettes apparentes et de très rares apparitions de salles d'eau ou de bains. Les radiateurs sont eux aussi invisibles, même la fois où la température, dans une volonté de réalisme, est indiquée. Le chauffage fait pourtant partie du confort à demeure. «Toutes les enquêtes montrent que les gens se chauffent à 20-21°C en ayant l'idée d'être à 19°C, comme les pouvoirs publics le recommandent», glisse le sociologue spécialiste de l'habitat, en référence à un article qu'il a coécrit et qui vient de paraître dans la revue Natures Sciences Sociétés.
En l'absence d'équipements apparents, la chaleur de ces logements idéaux pour traverser le confinement passe par un autre biais, une lumière (souvent diffuse, naturelle, sans luminaires autres que de jolies guirlandes décoratives), une cheminée, un poêle à bois ou même des boissons chaudes –que l'on retrouve très souvent. Peut-être aussi parce qu'une vague de froid accompagnée d'une bise glaciale (on voit même à travers des fenêtres une tempête de neige) a accompagné les débuts du confinement, et l'anxiété qui va avec.
«On a besoin de réconfort, de retrouver une chaleur intérieure, quelque chose qui va nous envelopper et nous mettre dans un cocon», ajoute la décoratrice d'intérieur. «Ma #coronamaison, avec une cheminée, un gros canapé, les chats, un ordi, des boissons chaudes, le tout bien cozy...» décrit @AngiesJunk à propos de sa réalisation.
Chaleur vivante collective
Toutefois, «il y a assez peu de cocooning, d'installations hyper confortables, remarque Yankel Fijalkow. Le sens du confort n'est pas le confort des supermarchés ni d'Ikea, c'est un confort poétique, d'ambiance et du collectif. On constate un surinvestissement des murs, de la décoration, de l'entrée d'animaux, de plantes, de toutes les espèces vivantes extérieures à notre espèce».
Pour le sociologue, cette profusion animalière, le plus souvent domestique (à noter que les chats, quasi omniprésents, semblent les premiers propriétaires et régner sur cette immense CoronaMaison) mais aussi sauvage, et cette invasion organique aux vagues airs de Jumanji, du gazon en guise de moquette au mur végétal, reflète le besoin de recevoir l'altérité en ses murs. Car être des Robinson Crusoé d'appartement ne nous réussit pas. Vendredi nous est indispensable. «Se sentir bien chez soi, c'est pouvoir recevoir. C'est pour ça qu'il y a beaucoup d'images des autres espèces.» Il est ici question de chaleur sociale avant tout. Et c'est ce que les animaux comme les plantes symbolisent.
«Ce sont des êtres vivants auxquels nous sommes attachés, qui font partie de la famille et nous font du bien. Nous sommes des animaux sociaux et nous avons besoin de contacts physiques», abonde Bénédicte Régimont, qui voit dans la compagnie dessinée animale comme végétale un moyen de conserver une tactilité malgré l'application des gestes barrière –un personnage, entre chat et être humain, porte ainsi un masque. Sans compter les bienfaits de la ronronthérapie ou ceux procurés par le soin apporté aux plantes, que l'on voit croître, qui nous reconnectent à la nature et nous réinscrivent dans le cycle naturel des saisons. «J'ai fini mon étage de la #Coronamaison et c'est totalement mon appartement mais avec + de plantes + de livres et surtout mon gros toutou et mon chat qui me manquent beaucoup trop», plante ainsi @Tamagauchiste à propos de sa création.
Activité physique domiciliée
Pas surprenant non plus que l'on retrouve un vélo d'appartement à un étage de la CoronaMaison ni visualise, à d'autres, un habitant en train de suivre une session sportive face à sa télévision et une sur son tapis de course. Pour le chercheur en sciences sociales, c'est une autre manière de faire entrer l'espace public à l'intérieur, condition pour que le logement ne soit pas transformé en geôle. IRL, il a survolé les premières réponses d'un questionnaire lancé par le CRH sur les usages du logement pendant le confinement et il apparaît que le sport à domicile est en considérable augmentation.
«On ne va plus rougir d'avoir un vélo à domicile, ce que l'on considérait comme un truc de papi. Au fond, un logement peut-il exister sans l'espace public, sans de la ville, de l'espace de rencontre?» Il semblerait que non. Cela fait partie des commodités, au même titre que la vue à travers les fenêtres sur l'extérieur, qu'elles donnent sur une chaîne de montagnes, des falaises, la plage, un phare... ou, plus rêveusement, un balai de montgolfières, un autre de poissons, des fonds marins et, depuis une station spatiale, la Terre voire l'anneau de Saturne.
Bulle réceptrice
Se sentir bien chez soi, en temps normal et durant le confinement, c'est certes socialiser mais aussi rester dans sa bulle, comme en apesanteur. D'ailleurs, mentionne Bénédicte Régimont, l'escalier à gauche venant de l'étage inférieur, présent dans la maquette initiale, est parfois condamné et disparaît sans autre forme de procès, une fois carrément bétonné, plus souvent utilisé comme espace de rangement, cuisine aménagée ou accès à la cave à vin et non potentiel lien avec son voisinage.
Quant à l'escalier qui monte à l'étage supérieur, parfois transformé en toboggan, échelle, monte-charge, corde à nœuds, filet et même en succession de tiroirs, il n'est que très rarement utilisé comme vecteur de lien entre niveaux. «C'est un immeuble commun mais ce sont des pièces collées les unes sur les autres et donc une vision de la société très cloisonnée, insiste Yankel Fijalkow. On est dans le chez-soi, dans l'isolat.» Confinement oblige. Seule la musique semble pouvoir passer d'un étage à un autre.
C'est aussi pour cela que, d'après l'architecte d'intérieur, l'on aperçoit de nombreux livres, rangés dans des bibliothèques ou dans lesquels les résident·es sont plongé·es. «Lire, c'est la seule activité que l'on fait seul. Le livre revient à accepter le confinement, ce repli sur soi et les réponses qu'on peut y apporter.»
Pas étonnant qu'à deux étages distincts soient dessinées une femme si grande qu'elle remplit presque tout l'espace en position fœtale et un autre habitant géant, assis en boule et rivé à un smartphone, comptant les jours, telles deux versions de l'Alice de Lewis Carroll ayant ingurgité le petit flacon «bois-moi». «On revient à ce qu'est l'habitat: un supra-corps.» Qu'il s'agit de reconnaître comme sien et d'ouvrir aux autres malgré les mesures actuelles de distanciation sociale, et pas seulement de décorer pour le rendre Instagram-compatible.