Santé / Société

Mon père est en Ehpad et il me dit que tout va bien. Il se fout de moi ou quoi?

Temps de lecture : 3 min

[BLOG You Will Never Hate Alone] À écouter mon père, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Je m'interroge: est-il arrivé à cet âge où il a assez de recul pour relativiser ce qui nous arrive?

Pourvu que cela dure... | Alex Boyd via Unplash
Pourvu que cela dure... | Alex Boyd via Unplash

Depuis quelques années maintenant, mon père vit dans une maison de retraite médicalisée, aux environs de Paris. Il s'y trouve parfaitement heureux. Avant l'apparition du coronavirus, il avait l'habitude de sortir tous les jours ou presque. Il achetait son journal et le lisait à l'un des cafés situés en centre-ville puis il se rendait à la médiathèque emprunter des livres et en profitait pour m'écrire quelques mails baroques où, entre deux réflexions sur l'actualité, il me donnait de ses nouvelles.

Depuis trois semaines maintenant, il est confiné au troisième étage de sa résidence. Il n'a plus le droit de sortir ni de recevoir des visites, pas plus que de descendre à l'accueil et doit se contenter d'arpenter le couloir de son étage quand il lui vient l'envie de se dégourdir les jambes. Le reste du temps, il le passe dans sa chambre, un espace rudimentaire où hormis son lit, un bureau miniature, une table de chevet, il n'existe rien d'autre pour exciter l'imagination.

Il ne prend plus ses repas comme avant dans le réfectoire avec les autres pensionnaires; désormais ils lui sont livrés directement dans sa chambre. De temps en temps, une aide-soignante pourvue d'un masque vient prendre de ses nouvelles et lui donner ses médicaments. C'est tout. Il passe ses journées à lire, à regarder la télévision et à rejouer des parties d'échecs disputées par des grands maîtres dont il suit l'actualité via un magazine spécialisé.

Mon père n'a jamais eu vraiment d'amis et a toujours montré un goût certain pour la solitude –je ne suis pas son fils pour rien. Il peut très bien rester une journée entière à lire ou à décrypter une partie d'échecs sans jamais ressentir le poids de l'ennui. Il vit dans son monde et n'a pas vraiment besoin de compagnie même s'il aime l'atmosphère des cafés, les conversations avec des inconnus de passage, les petites blagues échangées avec le serveur, la convivialité bon enfant de ce lieu de vie où il s'est toujours senti comme chez lui.

Depuis le début du confinement, je l'appelle deux ou trois fois par semaine. Nous ne sommes pas des grands bavards, nous ne l'avons jamais été et comme nos vies ont cessé d'être par trop accidentelles, nos dialogues se réduisent à l'essentiel:

– Comment tu vas?
– Écoute, ça va, on fait aller.
– Tu ne t'ennuies pas trop?
– Non, je fais avec, ce n'est pas drôle tous les jours mais ce n'est pas la prison non plus
(rires).
– Personne n'est malade dans l'établissement?
– Il ne me semble pas mais on ne nous dit pas tout, non plus. Enfin, nous verrons bien. À chaque jour suffit sa peine.

Au bout de dix minutes, je raccroche et je reste un long moment à m'interroger. Se peut-il que tout aille aussi bien qu'il le prétende? Quand je lis les nouvelles, la situation effroyable dans les Ehpad, le nombre de morts, l'extrême inquiétude des autorités par ailleurs justifiée, j'ai l'impression que mon père se trouve à l'article de la mort, cloué sur son lit, seul dans sa chambre tandis que s'entassent dans le couloir des montagnes de corps dont le tas augmente un peu plus chaque heure.

Parfois, j'en viens à me demander si quand je l'appelle une infirmière n'est pas là à lui pointer un revolver sur la tempe, prête à tirer si d'aventure il me disait la vérité –l'état désespéré dans lequel il se trouve, la maladie qui le ronge, les morts partout, les cadavres jusque sous son propre lit.

À bien y réfléchir, je crois qu'étant un enfant de la guerre –il est né en 1937–, ayant eu à vivre la vie compliquée d'un petit enfant juif fuyant les bombardements et les persécutions –la guerre dans toute son horreur, même si comparé à tant d'autres, son sort fut presque enviable–, il a en lui cette capacité de relativiser ce qui collectivement est en train de nous arriver, cette drôle de tragédie où nous avançons sans certitude, si ce n'est celle d'avoir à demeurer chez nous le temps nécessaire.

Si nous sommes en guerre, alors c'est une guerre bien particulière, une guerre sans avions dans le ciel, sans arrestations, sans soldats, sans obus, sans immeubles en ruine, sans fusillades, sans déportation, sans mouvements de troupes, sans épouvante, si ce n'est celle du décompte macabre qui tous les soirs nous tient en haleine.

Mon père ne doit pas ignorer le danger représenté par le virus, sa grande vulnérabilité au regard de son âge, les drames survenus dans d'autres maisons de retraite comme la sienne mais que peut-il bien y faire? Arrivera ce qui doit arriver. Il mange à sa faim, il a un lit, un toit sous lequel s'abriter, un couloir où se promener, autant de livres qu'il désire; il n'est pas spécialement malade, son esprit fonctionne correctement, sa chambre a un balcon, une télévision, une salle de bains... De quoi me plaindrais-je au juste?

Pourvu que cela dure.

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