Société

Avoir un enfant ou démissionner, des projets annulés par la crise du Covid-19

Temps de lecture : 8 min

Pour une partie d'entre nous, la période est propice aux réflexions existentielles. Quel virage donner à nos existences?

Après le confinement, reprendre une vie normale ou faire le grand saut? | Doran Erickson via Unsplash
Après le confinement, reprendre une vie normale ou faire le grand saut? | Doran Erickson via Unsplash

Qu'elle prenne fin le 11 mai ou non, qu'elle soit suivie par d'autres ou pas, cette période de confinement restera évidemment dans les mémoires à plus d'un titre. À l'issue de cette expérience aussi intime que collective, nous serons nombreuses et nombreux à avoir tiré des enseignements sur notre façon de gérer l'imprévu, l'incertain, la proximité ou la solitude. De façon plus ou moins consciente et plus ou moins explicite, chacun·e d'entre nous a actuellement l'occasion d'interroger son mode de vie actuel et ses choix futurs.

Ne pas faire d'enfant

«Je crois qu'on allait bientôt faire un enfant», me raconte Alban, 34 ans. Avec Aline, sa compagne depuis huit ans, la vie semblait s'être suffisamment stabilisée pour les convaincre que c'était le bon moment. «Comme on en a toujours eu envie tous les deux, il n'y avait même pas de débat, et même les prénoms étaient choisis», confie cet ingénieur lyonnais. Mais le Covid-19 et la période de confinement ont fait naître des discussions qu'Aline et Alban ne pensaient pas avoir un jour.

«On s'en était déjà dit quelques mots quand les médias ont commencé à mettre en avant le réchauffement climatique et ses conséquences sur la planète, mais là, le coronavirus a créé une sorte de déclic. Presque simultanément, on a fini par se dire que donner la vie n'avait peut-être plus rien d'un cadeau», résume Alban, dont le regard sur l'avenir a soudain eu des effets contraceptifs: «À la vitesse où tout ça avance, les générations futures vont peut-être vivre dans un univers surchauffé, surpeuplé, irrespirable, avec un masque sur le visage 365 jours par an. Ce confinement, ça a été pour nous l'occasion de nous asseoir et de prendre le temps de nous dire les choses. La conclusion, c'est qu'on ne veut pas propulser notre fils ou notre fille dans un monde à la Mad Max.»

«On se dit que l'adoption serait une démarche bien plus responsable.»
Alban, 34 ans

Pas de bébé pour le moment, donc. «Si on ne le fait pas maintenant, il n'y a pas de raison pour qu'on en fasse un plus tard. La situation de la planète ne va pas s'arranger en deux ou trois ans... Je crois qu'au fond de nous, c'est presque un soulagement de nous dire qu'on ne va pas faire un malheureux de plus. On avait envie d'être parents, mais c'est une décision qui n'implique pas que nous.»

Sans avoir particulièrement planché sur ce dossier, Aline et Alban envisagent maintenant de vivre leur désir de parentalité autrement. «On n'a pas encore tranché», précise le trentenaire, «mais on se dit que l'adoption serait une démarche bien plus responsable. C'est une décision qui ne se prend pas à la légère, mais en tout cas ça nous semble cohérent. Cette idée nous réjouit assez, et je dirais même qu'elle nous aide à avancer dans ce confinement: on se dit qu'on porte en nous un projet encore flou, mais noble.»

Ne pas démissionner

On a lu çà et là des témoignages de personnes que le confinement a confortées dans leur désir de tout plaquer pour changer enfin de métier, comme par exemple dans Cheek Magazine. Chez Sabrina*, on peut observer l'effet inverse. Professeure de SVT depuis le début du siècle, elle a peu à peu senti la passion laisser place à la lassitude: «Il n'y a pas de responsable, si ce n'est le poids des années. J'ai senti ma patience s'user peu à peu, voilà tout.»

La réforme du lycée initiée par Jean-Michel Blanquer ne l'a pas spécialement aidée à se remotiver: «Je ne me retrouve pas du tout dans ce nouveau fonctionnement, qui valorise particulièrement mal ma discipline.» Sabrina a alors nourri des envies de reconversion. «Officiellement, l'Éducation nationale est à nos côtés pour nous aider à changer de carrière, mais en réalité, il faut se débrouiller par soi-même», explique l'enseignante, bien tentée par l'épicerie fine ou l'aromathérapie.

La gestion hasardeuse de la crise du coronavirus par le ministère de l'Éducation aurait pu accélérer les envies de démission de Sabrina, mais c'est le contraire qui s'est produit. «Il y a deux choses bien distinctes. D'abord, j'ai vite réalisé que ma salle de classe et mes élèves me manquaient réellement. C'est vrai que j'ai pu en avoir vraiment assez par moments, mais je crois que c'est surtout l'effet de la fatigue. En réalité, je ne suis plus sûre d'avoir envie d'abandonner l'enseignement, et il est même possible que ça m'ait reboostée.»

«Ce n'est pas le moment de jouer à pile ou face avec sa carrière.»
Sabrina, professeure de SVT

Sabrina assume totalement la deuxième raison pour laquelle elle envisage finalement de ne pas quitter son poste: «Parmi mes proches, il y a de petits commerçants et des travailleurs freelance. Je les vois se ronger les ongles chaque jour un peu plus parce qu'ils ne savent pas comment ils vont tenir financièrement. Moi, j'ai la sécurité de l'emploi, avec un salaire fixe qui tombe à intervalles réguliers, et j'ai soudain réalisé que je n'étais pas prête à mener une vie plus incertaine et moins stable.»

Tout en précisant qu'elle ne veut pas «jouer les analystes de comptoir», Sabrina imagine un monde qui ne sera plus jamais tout à fait le même. «Dans des revues très sérieuses, on peut lire que tout ça n'est qu'un début, que d'autres périodes de confinement sont potentiellement à prévoir, et qu'il n'est pas improbable que les pandémies finissent par devenir monnaie courante. Ce n'est pas le moment de jouer à pile ou face avec sa carrière. C'est peut-être un peu frileux de ma part, mais c'est comme ça.»

L'enseignante devrait-elle s'en vouloir de conserver son emploi pour des motifs pécuniaires? «Absolument pas. Prof de SVT, ce n'est peut-être pas le job numéro 1 de ma liste des boulots de rêve, mais c'est un métier que j'aime bien, et dans lequel je crois ne pas être trop mauvaise. Et puis je ne gagne “que” 2.100 euros par mois, je ne vole personne. Il y a des tas de gens dont le seul objectif professionnel est de faire du fric, qui en gagnent dix fois plus que moi, et à qui on ne fait généralement aucun reproche là-dessus...»

Mettre à jour ses amitiés

Il semblerait que Cicéron ait été le premier à affirmer que c'est dans l'adversité qu'on reconnaît ses ami·es. Le confinement constitue effectivement une façon assez idéale de mettre à l'épreuve des amitiés plus ou moins fraîches. «Comme souvent, on réalise que ce ne sont pas les gens dont on se croit proche qui se montrent le plus attentionnés dans les moments difficiles, confirme Sonja. Je me méfie des jugements à l'emporte-pièce: si une personne ne prend pas de nouvelles de moi, ça peut être parce qu'elle va mal ou qu'elle a réellement mieux à faire. Mais lorsque les gens préfèrent faire les marioles sur TikTok toute la semaine au lieu de demander au moins une fois comment ça va, c'est peut-être qu'ils s'en tamponnent.»

Il y aura vérification au moment du déconfinement, assure la jeune femme. En temps normal, elle se sent très entourée, notamment lors des apéros qu'elle organise plusieurs fois par mois avec collègues, connaissances et ami·es. «Je suis quelqu'un qui évoque la confiance, on se confie facilement à moi, résume Sonja. J'ai soigné des dizaines de peines de cœur, j'ai prêté mon canapé un nombre incalculable de fois, bref, je tâche de me montrer présente pour les gens qui semblent en avoir besoin...»

Confinée en solo, Sonja dit mal vivre cette solitude à laquelle elle n'est absolument pas habituée. «C'est encore plus dur de constater qu'une partie de ceux que j'ai pu aider pendant toutes ces années ne se soucient pas de comment moi je vais. Je n'ai jamais pris soin de quelqu'un dans le but qu'il me renvoie la balle tôt ou tard, mais le fait que l'empathie et l'écoute aillent toujours dans le même sens finit par me révolter.»

«Boire des verres avec des gens qui se foutent de savoir si je vais bien, c'est terminé.»
Sonja, confinée seule

Quand il sera de nouveau possible d'aller boire des verres le vendredi soir en toute sécurité, Sonja compte bien faire un peu de tri. «Il n'y aura pas d'esclandre, car tout le monde vit actuellement une période difficile, quel que soit le degré de difficulté. Mais il faudra tout de même se dire les choses. Si je n'intéresse les gens que lorsque je bois des bières avec eux en face à face, alors ce ne sont pas des amis. Et je crois qu'il est temps de le leur faire comprendre.»

Après ce confinement, Sonja pourrait bien se transformer en Marie Kondo de l'amitié et opérer un tri radical dans ses cercles amicaux. «Je reconnais que c'est un peu triste, mais il m'a fallu cinq semaines d'isolement pour comprendre que je mélangeais parfois amitié et convivialité. Je crois que j'aspire à un peu plus de sincérité et de soutien mutuel. Boire des verres avec des gens qui se foutent de savoir si je vais bien, c'est terminé.» Mais tout ceci attendra que la vie soit redevenue à peu près normale: «Ce n'est franchement pas le moment de faire du drama. Je continue à prendre des nouvelles d'un peu tout le monde, pour l'instant c'est l'essentiel. On se prendra la tête plus tard.»

Pourquoi changer?

Laurent, 44 ans, ne comprend sincèrement pas l'intérêt de se remettre en question. «C'est juste une crise sanitaire. Ce n'est pas parce que Macron nous invite à nous réinventer qu'il faut forcément l'écouter. On a l'impression que tout le monde devrait profiter du confinement pour faire son analyse et changer sa vie. Moi, j'attends juste que tout ça soit terminé pour retourner au boulot, retrouver mes potes, reprendre la même vie qu'avant. C'est pour ça qu'on est confiné, non?»

Cadre commercial, Laurent prépare son après de façon très pragmatique: «Professionnellement, on sait que cette crise va laisser du monde sur le carreau, que l'économie va avoir du mal à se relever de tout ça. C'est ce qui m'importe. Je n'ai pas le temps de me regarder le nombril.» S'il reconnaît que sa femme est en charge de la majorité des tâches liées à la vie domestique et aux enfants, rien ne semble le choquer dans cette organisation qu'il juge équilibrée: «Ça a toujours marché comme ça, et elle ne s'en plaint pas. Pourquoi on changerait ce qui fonctionne? Chacun de nous fait ce qu'il sait faire, point final.»

Dans un grand entretien publié le 12 avril par Usbek & Rica, la philosophe Camille Froidevaux-Metterie affirmait «qu'en récupérant leur conjoint, un certain nombre de femmes ont aussi récupéré un enfant supplémentaire ou, au mieux, un partenaire velléitaire.» Plus loin, elle imagine que dans certains foyers, il doit y avoir «des prises de conscience masculines» liées à la charge mentale. Du côté de Laurent, même de longues semaines de confinement n'auront apparemment pas réussi à créer la moindre étincelle. Si changer le monde ne peut se faire que collectivement, il semble hélas que beaucoup n'y soient pas disposé·es.

*Le prénom a été changé.

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