Aucune maison de disques, aucun producteur n'est en mesure de dire ce qu'il adviendra en matière d'agenda musical dans les prochaines semaines. Parce que la crise sanitaire est incertaine, et que tout dépend d'elle.
Face à ce trou d'air –un euphémisme–, le premier réflexe de bien des structures et des artistes a été de reporter la sortie de leurs albums. La réaction s'observe dans tous les genres musicaux: dans le rap français avec le dernier Soso Maness, chez les mastodontes pop avec Lady Gaga, dans le jazz avec Gregory Porter, mais aussi chez Alicia Keys, Hoshi, Sam Smith, Thomas Dutronc… Aucun style n'y échappe, et peu importe que la distribution soit française ou internationale.
Durant cette période indécise, plusieurs labels prennent un coup financier ou s'apprêtent à le voir arriver. Comme chez Ici d'ailleurs, dirigé par Stéphane Grégoire: «On est un label assez vieux, qui a les moyens de pouvoir reporter le gros de l'activité de quelques mois. On peut se permettre d'attendre. On fait le dos rond jusqu'à début avril pour voir les évolutions, mais il est possible qu'on doive se mettre en chômage partiel.»
Cette possibilité est envisagée même dans les majors, voire déjà mise en place. «Plus ça durera, plus le travail se réduira, continue Stéphane Grégoire. On le ressent déjà. Est-ce que c'est parce que les gens doivent prendre leurs repères pour rentrer dans un cadre de télétravail? Je ne sais pas, mais on sent tout de même un manque de réactivité.»
«Jusqu'en juin, rien ne bougera»
Alors certes, la musique enregistrée est moins touchée que la musique live. Mais puisque les commerces sont fermés et que le gros de l'activité du pays est mis à mal, les acteurs du secteur observent une baisse significative de leurs droits voisins (qu'ils touchent par exemple lorsqu'une chanson est diffusée dans un centre commercial ou une boîte de nuit).
Clarisse Arnou, du label Yotanka, est inquiète: «On le ressentira plus tard, au deuxième semestre de l'année. C'est le délai de paiement des distributeurs qui veut cela. Alors oui, il y a le temps pour anticiper, mais l'activité ne s'invente pas. Ce sont des concerts qui ne se font pas et des tas de droits qui ne sont pas générés. Oui, les droits télé ou radio vont continuer, mais bien d'autres revenus sont en pause.»
On pourrait penser qu'avec l'explosion du streaming et de la musique dématérialisée en général, l'industrie musicale serait épargnée. Il n'en est rien.
D'abord, les ventes de CD et de vinyles (dites «physiques») représentent encore 37% de ses revenus en France, même si ce chiffre est en baisse. Beaucoup de sorties sont programmées sur ce support, qui représente chez certain·es artistes près de la moitié des ventes.
Et puis il ne suffit pas de balancer l'album sur les plateformes et d'attendre que les gens l'écoutent: tout le cheminement stratégique est chamboulé.
«L'activité ne s'invente pas. Ce sont des concerts qui ne se font pas et des tas de droits qui ne sont pas générés.»
«On a l'album du rappeur ALP qui devait sortir le 17 avril, il va être reporté, confie Antoine Bernou, du label Urban. C'était notre priorité du moment, il y a déjà deux singles qui sont sortis, on était en train de lancer la fabrication des CD, on a pu la stopper juste à temps. Les magasins sont fermés, ça ne sert à rien. On devait organiser un événement pour la sortie de l'album, c'est mort. Pour la première fois, on voulait mettre en place un plan marketing avec écrans publicitaires dans les rues et les boutiques pour l'un des singles, impossible.»
«Le clip devait être tourné prochainement, on voulait y convier des médias, des influenceurs… C'est reporté. Sans clip, on ne peut pas sortir le single. On voulait faire des freestyles sur des médias rap, ça stoppe tout. La promo n'est pas possible non plus. Bref, on va probablement tout décaler pour septembre. Jusqu'au mois de juin, rien ne bougera», constate-t-il amèrement.
Le public d'ALP est pourtant très porté sur le streaming. Mais dans ce cas de figure, cela ne suffit pas: balancer une campagne marketing à cinq chiffres dans des rues vides, c'est un puits sans fond.
Le privilège des grands noms
Les artistes doivent s'adapter, réfléchir parfois seul·es, quand la possibilité leur est offerte. Le nouvel album solo de Rockin' Squat, leader du groupe de rap Assassin, était prévu pour le 20 avril. Il sera finalement reporté d'un mois.
«Un projet comme le nôtre se défend en promo, avec la possibilité de se rendre en télé, en radio, de faire des showcases, des concerts, de rencontrer le public, détaille le rappeur. Ce qu'on vit sur la planète en ce moment est une situation beaucoup trop floue, qui évolue au jour le jour; ce n'est pas du tout le bon moment pour sortir son disque. Cet album, je le travaille avec mon équipe depuis plus de deux ans et demi, je ne peux pas me permettre de le sortir dans les conditions actuelles. Toutes les personnes qui doivent défendre une actualité en ce moment sont par la force des choses dans la même situation que moi et vont devoir décaler leurs projets.»
Le pire scénario est probablement à trouver du côté des albums qui sont sortis juste avant le début du confinement, comme celui de Chapelier Fou, chez Ici d'ailleurs: «Il est sorti fin février, les CD venaient d'être mis en bacs. Les concerts, la promotion, la dynamique sont à plat.»
Stéphane Grégoire ajoute: «On avait des sorties programmées pour le Disquaire Day qui sont reportées en juin, alors que les vinyles sont en fabrication. On espère bénéficier de délais de paiement, mais ça rend les choses compliquées en matière de finances.»
Même dans une telle impasse, quelques labels ont décidé de limiter les reports et de continuer à sortir des albums en cette période de confinement –y compris ceux de stars internationales comme The Weeknd ou Childish Gambino, qui bénéficient d'une fanbase très importante.
«Les noms bien identifiés, les stars, peuvent sortir un album. Il y a tout de même un besoin de réconfort par la musique. L'appétit de nouveauté est remplacé par le besoin de refuge dans des artistes que l'on connaît déjà», assure Sophian Fanen, journaliste aux Jours et auteur de Boulevard du stream - Du MP3 à Deezer, la musique libérée.
D'autres ont des processus de sortie déjà bien enclenchés et ne peuvent plus vraiment reculer: les clips sont tournés, des articles doivent paraître, les singles sont prêts à être diffusés sur le web… La sortie numérique se fait, seule la partie physique est reportée.
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Streaming en légère baisse
Le rap est un genre un peu à part dans l'industrie musicale. Il est l'un des moteurs du streaming en France, la musique dématérialisée par excellence, et celui qui touche le public le plus jeune. Alors certains labels vont jusqu'à miser sur la période du confinement pour balancer de nouveaux sons et maintenir une activité.
Cette stratégie peut paraître cynique, mais on parle de structures moyennes chez qui l'impact économique de la crise peut être lourd. Garder une actu, c'est aussi garder des emplois et des fonds de roulement.
Continuer s'avère parfois vital financièrement, aussi certains acteurs du milieu aimeraient-ils croire que la population écoute davantage de musique en streaming en période de confinement.
La réalité est en fait plus complexe. Même si les chiffres ne sont pas encore officiels et que le recul n'est pas assez important, on note tout de même une baisse du volume d'écoutes global sur les plateformes comme Deezer et Spotify.
En Italie, les écoutes du top 200 de Spotify ont chuté de 23,3% entre le 3 et le 17 mars. En Espagne, on est plus proche des 13%. En France, le recul n'était que de 2,4%, mais le pays n'était pas encore confiné à ces dates.
«Tous les jours ressemblent à un dimanche, et les acteurs de l'industrie musicale aimeraient les transformer en samedi ou en mercredi.»
Le phénomène est en fait logique. «L'écoute de streaming est ritualisée, c'est toujours la même sur la semaine, en fonction du jour, explique Sophian Fanen. On écoute peu la musique à la maison, plutôt pour habiller des moment de la journée, notamment le mouvement en transport vers le travail. Les pics d'écoute sont là. Celui du retour au domicile s'éternise parce que des gens vont faire du sport, par exemple. Alors que le week-end, ils pratiquent plutôt des sports collectifs, donc sans musique. Une journée type ressemble beaucoup à une journée d'écoute de radio, avec des volumes différents en fonction des jours de la semaine. Le samedi et le dimanche, on est occupés par d'autres choses: la vie de famille, les courses, le bricolage, la rando, le jardinage…»
«En ce moment, tous les jours ressemblent à un dimanche, et les acteurs de l'industrie musicale aimeraient les transformer en samedi ou en mercredi», conclut le spécialiste.
Ajoutez à cela les commerces qui ferment, le fait que les gens soient préoccupés par l'actualité et portent leur attention dessus, et vous obtenez une baisse globale des écoutes qui tranche avec la vision qu'une partie de l'industrie musicale pouvait avoir du confinement.
Anticiper l'embouteillage
Si pour le moment aucun album de premier plan n'est annulé, la probabilité de voir des projets être privés de sortie officielle est bien là. Car à force de reporter, on crée un embouteillage dans l'actualité.
La musique live vit la même chose avec les reports de concerts, et comme les salles de spectacles ne sont pas extensibles à souhait, le temps d'écoute d'un auditeur ou d'une auditrice ne l'est pas non plus.
Lorsque du retard aura été accumulé et que l'activité musicale reprendra, il va falloir jouer des coudes. C'est déjà le cas, d'ailleurs. Clarisse Arnou s'interroge: «Est-ce que l'ordre chronologique des sorties sera repris, en privilégiant ceux qui devaient être commercialisés au tout début de la crise? Est-ce que les gros vendeurs passeront en priorité? On ne sait pas comment les distributeurs, les magasins ou les plateformes de streaming géreront cela.»
Chez Deezer, la responsable éditoriale Rachel Cartier se veut rassurante: «On anticipe l'embouteillage au maximum. Il y en a toujours un en septembre, on gère des quantités astronomiques de contenus par jour, on a donc déjà une certaine agilité. Ce qui est certain, c'est que si tout sort la même semaine, ça va être très compliqué pour les entrées en playlists, on ne peut pas avoir cinq artistes en première position. On demandera aussi aux labels d'anticiper et de ne pas nous dire: “Bonjour, on a ça qui sort dans trois jours.”»
Si la priorité devait être donnée à certains contenus, et pourquoi pas à certains poids lourds, la difficulté consisterait pour les artistes à rentrer dans des playlists radios déjà totalement surchargées. Beaucoup de projets ne bénéficieraient pas de l'exposition espérée.
Pour Deezer, l'enjeu est différent: «Il n'y aura pas plus de priorisation que d'habitude, dans la mesure où l'avantage qu'on a par rapport à une radio, c'est d'avoir une grande quantité de playlists différentes. Même durant les semaines chargées, on parvient à donner de la visibilité à toutes sortes de projets. On a l'envie de soutenir, de base, et on a suffisamment de moyens et de connaissances pour le faire.» Reste à mettre ce vœu pieu en pratique. À ce jour, personne ne peut émettre de certitudes sur la suite des évènements.