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Migration: quand le stigmate change de camp

Temps de lecture : 4 min

Le cas des Européen·nes bloqué·es ou expulsé·es de pays étrangers nous invite à réfléchir au sens profond de la liberté de circulation.

Des touristes français·es attendent leur rapatriement à l'aéroport de Denpasar, en Indonésie, le 28 mars 2020. | Sonny Tumbelaka / AFP
Des touristes français·es attendent leur rapatriement à l'aéroport de Denpasar, en Indonésie, le 28 mars 2020. | Sonny Tumbelaka / AFP

«La Tunisie expulse 30 Italiens». Je n'en n'ai pas cru mes yeux. Généralement, les expulsions se déroulent depuis le sol européen, en défaveur de citoyen·nes africain·es ou originaires d'autres pays dits «du Sud».

Or, depuis le début de la crise déclenchée par l'épidémie de Covid-19, ce sont des Européen·nes, et plus généralement les ressortissant·es de pays dits occidentaux, qui se voient entravé·es dans leurs mouvements migratoires –et leurs appels à l'aide parfois désespérés font l'objet de nombreux commentaires.

Passeport sésame

Au démarrage des mesures de confinement qui se sont répandues à travers le monde, jusqu'à 130.000 Français·es étaient bloqué·es en dehors de leurs frontières.

Avant même qu'elles ne soient mises en place, des touristes italien·nes se sont vu expulser de Tunisie, mais aussi de Mauritanie, pour avoir refusé de se soumettre au confinement préventif que leur imposaient les autorités locales, du fait de leur provenance d'un territoire déjà fortement infecté par le Covid-19 à l'époque.

On imagine aisément l'étonnement de ces touristes en quête d'aventure, déjà prêt·es à arpenter les contrées africaines, de voir leurs aspirations freinées aussi brutalement.

Il est tout aussi facile de se représenter la panique et l'effroi qui ont saisi les Français·es coincé·es dans les aéroports marocains, alors que le royaume annonçait la fermeture de ses frontières. Des scènes «chaotiques» de pleurs et d'incompréhension largement racontées dans les pages de nos journaux.

La citoyenneté européenne garantit un accès à la quasi-intégralité des territoires qui composent cette planète, aussi ne sommes-nous sans doute pas préparé·es psychologiquement à l'idée d'être traité·es comme indésirables à l'étranger ou de faire face à des limites dans notre liberté de circulation.

C'est le privilège de disposer d'un passeport sésame, quand d'autres disposent d'un document qui leur vaut d'interminables procédures et autres probables refus avant même de pouvoir envisager de circuler en dehors de leurs frontières.

«Migrant» contre «touriste»

Bien que la Déclaration universelle des droits de l'homme énonce: «Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un État. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays», certains déplacements sont stigmatisés, et d'autres valorisés.

Ainsi le monde se divise entre deux types d'êtres humains: celles et ceux dont les mobilités leur valent le qualificatif de pauvres «migrant·es», tandis que d'autres sont d'admirables «expatrié·es» ou de vaillant·es «touristes».

La pandémie actuelle nous pose la question du sens que nous donnons à l'idée même de la migration.

L'essence même de l'être humain le pousse à se déplacer pour accéder à une vie meilleure.

Dès l'annonce du confinement en France, nombre de citadin·es –17% des Parisien·nes, par exemple– ont prestement empaqueté leurs bagages pour fuir vers les campagnes. Dans un contexte de danger, il est aisé de mesurer combien la faculté à se mouvoir dans l'espace est précieuse. Malheureusement, ce qui vaut pour certain·es ne semble pas valoir pour tout le monde.

Si l'on ne peut que se réjouir du fait que chacun·e dispose librement de son droit à circuler, je ne peux m'empêcher de dresser un parallèle entre ce réflexe consistant à s'extraire si facilement d'une situation désagréable pour se placer à l'abri et les discours hostiles aux migrant·es qui dominent le débat public français.

Nombreuses sont les personnes qui face à celles et ceux qui quittent leur pays en quête d'une vie meilleure opposent des arguments réprobateurs quant à la validité de leurs motivations.

On a entendu diverses personnalités politiques dresser une distinction entre les bon·nes migrant·es, les réfugié·es qui fuyaient un danger tangible et légitime, et les mauvais·es migrant·es économiques ne se déplaçant que mu·es par l'appât du gain.

Pourtant, les migrations de confort que l'on a observées dernièrement, bien qu'elles ne soient pas transfrontalières, devraient nous interroger quant à notre capacité à reconnaître le fait que l'essence même de l'être humain le pousse à se déplacer pour accéder à une vie meilleure.

Sceau de l'infamie

Plusieurs Français·es bloqué·es à l'étranger ont fait part de leur détresse face au comportement hostile que l'on manifestait à leur égard. «Les gens commencent un peu à nous regarder de travers. On sent que l'ambiance est en train de changer», déplorait un «Français bloqué en Inde», qui ajoutait: «On nous appelle “corona”.» Au Vietnam, un autre regrettait: «Nous sommes complètement rejetés par les locaux, tels des pestiférés.»

C'est une situation terriblement angoissante qui ne peut que susciter la compassion. Aussi la surprise indignée est palpable lorsque le magazine L'Express cite le quotidien sénégalais L'Évidence, dont la une porte un titre accusateur: «La France “coronise” le Sénégal» –même si le développement de l'article porte davantage sur les liens postcoloniaux en Françafrique.

De fait, il est peu courant de voir des Européen·nes frappé·es du sceau de l'infamie migratoire par un pays dont on est habitué à voir les ressortissant·es nourrir des rêves d'Europe. Mais l'expérience de la stigmatisation sans doute la plus commune aux migrant·es de par le monde n'est que rarement rapportée de manière aussi empathique.

Pensons à la détresse de ces milliers de migrant·es qui mettent leur vie en péril en traversant la Méditerranée sur des embarcations de fortune, et à la dureté du traitement qui les attend lors de leur arrivée sur le sol européen.

Pensons à ces bateaux, remplis de passagèr·es exténué·es, souffrant·es, apeuré·es, errant à nos frontières avant d'être brutalement refoulé·es par nos autorités, en dépit des conventions protectrices des droits humains.

Au regard du contexte actuel, nous savons combien leur volonté de partir est essentielle et légitime. Il me semble désormais impossible de ne pas consacrer cette liberté de mouvement, si précieuse pour chaque être humain.

Peut-être est-il temps de réfléchir au sens profond de la liberté de circulation et à l'universalité réelle dont elle devrait faire l'objet?

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