Trois étoiles à Paris (VIIIe arrondissement) et à Londres au Sketch en 2019, le cuisinier stéphanois vient d'avoir 70 ans. C'est le plus créatif des meilleurs chefs de l'Hexagone.
Pierre Gagnaire. | Jacques Gavard
Sa cuisine pleine de recherches et d'idées imprévues ne ressemble à aucune autre. En cela, il aura marqué son temps comme les Troisgros, Michel Guérard et Alain Ducasse. Son inventivité est exceptionnelle, complexe (sucré-salé), mais unique.
Petit-fils de maréchal-ferrant, fils de restaurateur étoilé au Clos Fleuri à Saint-Priest-en-Jarez, commune limitrophe de Saint-Étienne, pâtissier à 14 ans, commis chez le chocolatier Bernachon à Lyon, formé par le bon restaurateur lyonnais Jean Vignard, un as des terrines et des viandes, promu chef à La Bastide de Tourtour dans le Var, il se met à son compte à Saint-Étienne en 1981 dans un très beau restaurant de cuisine ô combien imaginative qui a décroché trois étoiles en 1993. Il restera là quinze ans jusqu'à la faillite en 1996.
Rien ne s'est passé chez lui comme prévu. À Saint-Étienne rue Georges Teyssier puis rue de la Richelandière, la clientèle de gourmets passionnés n'existait pas et les touristes encore moins. Qui pouvait apprécier le blanc de poularde Culoiseau en vessie ou le tartare de haddock au saumon fumé? Les trois étoiles du magnifique cuisinier, le Rimbaud de la bonne chère, ont été inutiles pour faire venir une escouade de fins becs. C'est le premier échec patent du guide rouge à la veille du XXIe siècle et une leçon dure à encaisser pour l'état-major des inspecteurs: il y a des lieux maudits en France pour la restauration innovante et poétique.
Le bouillon zézétte. | Jacques Gavard
Cela dit, les gourmets les plus fameux, ceux qui allaient chez Ferran Adrià au restaurant El Bulli à Rosas (Espagne) puis au Noma à Copenhague ont fait le voyage à Saint-Étienne chez ce chef époustouflant de talent, «le fou cuisinant» d'après Michel Piot de l'Académie Rabelais, chroniqueur très lu du Figaro tandis que Bernard Pivot, excellente fourchette éduquée chez Paul Bocuse, rédigeait un article très élogieux sur le récital de réjouissances incroyables (le chaud-froid d'huîtres à la betterave, le bouillon d'asperges au homard) dégustées à la table avant-gardiste de Piero, le patronyme qu'il s'est trouvé pour son restaurant italien de Saint-Germain-des-Prés à Paris.
La succession de plats sidérants par leur composition était telle que Pierre Gagnaire s'approchait de chaque client·e et, fraternel, lançait: «Vous suivez? Ça va? Ça vous plaît?» L'homme était un cuisinier inquiet, bien conscient de l'incongruité de ses assiettes stupéfiantes par les intitulés et les mélanges. «Étonne-moi», disait Jean Cocteau à Diaghilev, sublime danseur, et à Saint-Étienne c'était la même interrogation suscitée par le défilé des nourritures signées de ce funambule des saveurs.
La salade de fenouil au parmesan. | Marco Strullu
Le restaurant a donc fermé, une erreur monumentale, et le Stéphanois a décidé de monter à Paris dans le but de reprendre un restaurant italien logé dans l'Hôtel Balzac, à deux pas des Champs-Élysées. L'homme de cœur, d'un grand charme a été aidé par l'homme d'affaires propriétaire du Château Latour, François Pinault, et Jacques Fournier, un des fondateurs de Carrefour, qui lui a prêté 80.000 euros pour créer sa nouvelle société – de la générosité à saluer et de l'admiration pour un seigneur de la restauration française.
Au menu du restaurant Pierre Gagnaire
À Paris, sa cuisine s'est simplifiée, on le comprend mieux, et il présente une déclinaison de plats liés à un produit Terre ou Mer. Voici le récital actuel du maestro rue Balzac:
Parfums de terre, cinq plats (147 euros)
- Soufflé de parmesan frais, brunoise de poire et céleri-rave au Mont d'Or
- Tranche de lobe de foie gras de canard à la vapeur, gelée de coing, pannequet de blette aux cormes
- Oignon doux des Cévennes Stanza
- Cannelloni transparent de topinambour, artichauts poivrades, escargots Violine
- Bourse de filet de bœuf français à l'anguille fumée, caramel de calamansi
Le cannelloni de seiche. | Marco Strullu
Tourteau, Saint-Jacques, Oursin, cinq plats (159 euros)
- Corolle de Saint-Jacques grillée, badigeonnée d'un suc de clémentine à l'argouse, voile de lait de coco, Priestley
- Chair de tourteau liée d'une infusion de yuzu frais, racine de capucine
- Grosse noix croustillante, purée d'ortie, lard de Bigorre
- Flan d'oursin au vieux malt, perles du Japon
- Petite crêpe épaisse de blé noir, langues d'oursin
La feuille Abbé Nollet. | Jacques Gavard
Jardin marin, quatre plats (165 euros)
- Consommé d'algues kombu royal, ormeaux, crevettes grises, amandes coquillages, déclinaison de radis
- Barquette végétale de gambas de Palamos, concombre, sirop de carotte au Cava
- Tripes, kokotxas de merluchon, œuf de seiche au piment d'Espelette, Guernica
- Pagre et salicornes en tempura
- Nage de murex, brandade de morue verte
Le lait de peau de pamplemousse. | Marco Strullu
Veau du Limousin, cinq plats (166 euros)
- Côte de veau parfumée d'ajowan, elle est rôtie à la casserole, déglacée à l'absinthe
- Fondue de trévise à l'huile de noisette, feuille de laitue
- Rognon croustillant, achillée, gribiche
- Cuir de tête de veau, frégola, olives Vernède de Camargue, câpres La Nicchia, tétragone
- Endive braisée entière au sansho, amourettes
Les asperges blanches. | Marco Strullu
Sole, anémone de mer, quatre plats (167 euros)
- Sole entière meunière, sèche, désarêtée, les filets en goujonnettes sont badigeonnés de cidre Éric Bordelet
- Cubes de tamarillo, riquette
- Beurre de cuisson traité comme un Kientzheim, navets glaçons
- Anémone de mer, riz noir vénéré, cordifole
La sole au beurre dit Kientzheim. | Marco Strullu
Langoustine, cinq plats (189 euros)
- Cristalline au poivre noir de Tasmanie, lardo con magro
- Grosse langoustine saisie dans un beurre à la réglisse, puntarella et crème de panais
- Bouchée pochée à la vapeur de varech, soupe de lentilles vertes du Puy, Liebig
- Royale au ginseng, quinoa rouge
- Tartare à l'eau-de-vie de prune, gel de pamplemousse rose
Le granité carotte et pamplemousse. | Marco Strullu
La truffe noire melanosporum 2020 (aussi au menu à 595 euros)
- Glace marine, racine de capucine, asperges vertes de Mallemort, puntarella, pamplemousse thaï. Huître Legris au lard de Bigorre, pâte de panais (180 euros)
- Damier de Saint-Jacques d'Erquy, soupe de poireaux. Une pascaline, tartare de thon rouge. Bisque d'oursin (215 euros)
- Tourtière de légumes d'hiver. Gelée de coing, red meat, poivrade. Rémoulade de céleri-rave (176 euros)
- Foie gras de canard à la vapeur, Mont d'Or, haddock, pied de cochon. Bouillon de bœuf au tapioca. Mousseline de choucroute (193 euros)
- Blanquette de veau fermier, rougette, endive, radicchio. Galette de polenta blanche, oignons grelots (236 euros)
- Blanc de poularde de la ferme de Culoiseau en vessie, petit épeautre du pays de Sault, Paris boutons, sauce Albufera. Gratin d'oignon des Cévennes et gras de cuisse au parmesan, pour deux personnes (252 euros)
- Mont Ventoux, royale Richerenches. Cassate citron de Menton, oranges sanguines liées d'un sirop de clémentine, un trait d'huile d'olive de votre choix. Sablé de mâche (68 euros)
Le canard laqué, poivron rouge, feuille de datte, navet au colombo. | Marco Strullu
Profusion de plats jamais savourés nulle part
L'abondance des préparations, la formidable variété des produits (150 en cuisine), des textures, des mariages, les trouvailles culinaires, la métamorphose des matières premières (sublimes gelées) ne peuvent qu'enchanter «l'amateur de cuisine», dirait le professeur de médecine Jean-Philippe Derenne, grand gastronome, et les travaillé·es du palais les plus exigeant·es. Dans le sensationnel menu d'hiver 2020, riche de cinquante produits mis en œuvre, on trouve:
En amuse-bouche, les huîtres laquées, le tourteau, le foie de canard, le sirop de betterave à la morue (insensé!) puis les Saint-Jacques en salpicon au plancton, l'ormeau de plongée, la bisque d'oursin, la tartelette de langues d'oursin, l'escalope de féra du lac Léman pochée, la royale d'asperges, le ris de veau caramélisé, le chevreau d'Andalousie au poivre et miel, la salade de crosnes à la feuille de parmesan, le chou vert, la caillette au bruccio et le grand et fabuleux dessert Pierre Gagnaire, l'exquis soufflé à la vanille ou au chocolat.
Le velouté de brebis. | Marco Strullu
Que signifie cette profusion de plats ciselés, la plupart jamais savourés nulle part? Le sirop de betterave rouge à la morue: une sorte de délire gastronomique, reflet du plaisir de cuisiner du Stéphanois au piano.
«Il fallait que je m'amuse. Ainsi, j'ai donné du sens à ma vie», confie Pierre Gagnaire à Michel Tanguy, chroniqueur à Thuriès Magazine.
Dès l'ouverture de son restaurant parisien, Gagnaire a du succès, il cherche à se différencier de la cuisine bourgeoise partout présente dans les tables étoilées. Il ne voudra jamais reproduire les ritournelles culinaires, les lyonnaiseries à la mode issues du bréviaire Gringoire et Saulnier. Il se cherche une identité culinaire bien à lui, il écoute son instinct et aux plats de tradition bien française, il ajoute des émotions, des garnitures, de la fantaisie en prenant des risques: les asperges vertes à la puntarella et pamplemousse thaï, les huîtres laquées au lard de Bigorre et pâte de panais, le millefeuille caramélisé à la mousseline de gingembre, tiges de rhubarbe et les fruits rouges enrobés d'un sirop de poivron rouge safrané. «On est là sur une autre planète», écrit Gilles Pudlowski dans Le Pudlo Paris, son guide annuel.
La pomme verte au tandoori. | Marco Strullu
Pierre Gagnaire incarne l'artiste solitaire, un merveilleux ciseleur de compositions médusantes, féru de goûts étranges, de plats miniatures en bouchée. C'est le sorcier, dirait la grande Colette, qui n'en finit pas de vous alpaguer, de vous interpeller, de vous déranger dans vos certitudes de mangeur ou de mangeuse aux souvenirs permanents. Il faut se laisser porter par cet «asticoteur en chef de la cuisine française» (Michelin 2020).
Et ça marche. Dans cette salle à manger de boiseries blondes dotée d'une mezzanine et d'un salon pour douze à vingt couverts, Pierre Gagnaire accueille 16.000 fidèles par an, comme La Tour d'Argent. Et avec le temps, un quart de siècle, il s'est forgé une clientèle internationale de mangeurs en quête d'expériences gastronomiques un brin révolutionnaires comme le furent la musique de Stravinsky et les peintres cubistes.
La salle du restaurant Pierre Gagnaire. | Thomas Duval
Celles et ceux qui le suivent depuis Saint-Étienne ont une vision esthétique de l'acte de se nourrir, veulent des chocs, des déviations, des métamorphoses: du pot-au-feu de gîte au chou vert, du bouillon de lie du Châteauneuf du Pape et le biscuit soufflé au chocolat au Bas-Armagnac plus une crème Guanaja.
Le Gault & Millau 2020 explique bien ce choc émotionnel: «Est-ce que l'on vient chez Pierre Gagnaire pour manger? La réponse est oui si l'on engage ce besoin vital de l'espèce humaine de goûter, de distinguer, d'apprécier, de faire fonctionner sa sensualité. Alors vous prendrez un plaisir indescriptible grâce aux cinq assiettes rituelles qui vous dépayseront comme dans un rêve de festin baroque.»
Avec Pierre Gagnaire, le récital change d'allure, de propos, vous pénétrez dans un univers différent –c'est la volupté culinaire imprévue.
Le soufflé au chocolat. | Marco Strullu
Et quelle fécondité! Le Stéphanois bien acclimaté à Paris, globe-trotter de la restauration, élabore vingt-quatre cartes par an à travers le globe, il est titulaire de seize étoiles et conçoit des menus pour le Fouquet's à Paris, pour Piero, son restaurant Aux Airelles à Courchevel, un palace, pour le restaurant de Bernard Magrez à Bordeaux (deux étoiles), pour des tables de Nîmes, de Hong Kong, de Séoul –et au Sketch à Londres, triple étoilé (chapeau). Il a réussi un lieu multiple avec de l'art, de la musique et une clientèle mélangée, pas seulement la gentry des rich and famous.
La bisque de homard. | Marco Strullu
Pour le grand cuisinier blessé dans son âme et sa chair à Saint-Étienne, contraint de déposer le bilan (rarissime pour un chef étoilé), la revanche sur le destin fâcheux et injuste a été la victoire personnelle d'un chef de génie, aujourd'hui partout reconnu et fêté. En 2015, Pierre Gagnaire a été sacré Meilleur chef du monde.
Restaurant Pierre Gagnaire
6 rue Balzac 75008 Paris. Tél.: 01 58 36 12 50. Menu au déjeuner à 98 euros. Carte de 147 à 189 euros. Menu fromager à 70 euros. Desserts à 50 et 70 euros. Fermé samedi et dimanche.
Le Fouquet's
99 avenue des Champs-Élysées 75008 Paris. Tél.: 01 40 69 60 50. Menu Pierre Gagnaire au dîner à 86 euros. Carte de 70 à 140 euros élaborée avec le concours du chef d'expérience Bruno Guéret. Terrasse couverte. Service continu, voiturier. Pas de fermeture. Aussi à Cannes, au Majestic.
Gaya
6 rue de Saint-Simon 75007 Paris. Tél.: 01 45 44 73 73.
Pierre Gagnaire a modernisé l'enseigne grâce à un ensemble de préparations marines bien troussées par le chef Nicolas Fontaine: le pâté en croûte de viandes blanches, les œufs cocottes langoustines et truffe noire Mélo, le carpaccio de dorade mousseline de pommes de terre iodée, la bisque d'oursins et coquillages, le pavé de bar poché à l'huile d'olive, le croquant glacé marron au rhum. Au bar, tapas et assiettes goûteuses. Menus au déjeuner de 33 à 49 euros. Carte de 65 à 125 euros. Fermé dimanche et lundi.
Piero TT
44 rue du Bac 75007 Paris. Tél.: 01 43 20 00 40.
C'est une trattoria plaisante, tables bien réparties au rez-de-chaussée et à l'étage. Cucina de la mamma signée d'Ivan Ferrara, sicilien passé par la rue Balzac et l'Enoteca Pinchiorri, trois étoiles à Florence. Parfait vitello tonnato, spaghetti frais à la guitare, poutargue et citron, risotto admirable au safran, noisettes et gorgonzola, le thon rouge laqué arancini à l'encre et les tagliatelles fraîches bolognaise. Tiramisu délicat et café du Guatemala, le meilleur de Paris. Vins blancs bien choisis. Mérite l'étoile. Carte de 35 à 90 euros. Fermé dimanche et lundi.
La Grande Maison de Bernard Magrez
10 rue Labottière 33000 Bordeaux. Tél.: 05 35 38 16 16.
Pierre Gagnaire a succédé à Joël Robuchon dans ce somptueux hôtel de quelques chambres aux deux salles à manger lumineuses jouxtant un salon bibliothèque où l'on prend le café. En cuisine, Jean-Denis Le Bras, épigone du maestro stéphanois et parisien, propose une remarquable carte Terre Mer en hommage au terroir bordelais. Des coquillages en velouté et caviar de Gironde, le homard bleu en aiguillettes comme Alain Passard. Des goûts justes, un style accompli pour le plaisir des papilles. Menu au déjeuner à 60 ou 85 euros, servi du mercredi au vendredi, 145 et 195 euros. Fermé dimanche, lundi et mardi. Limousine.