Santé

Le coronavirus crée-t-il une forme inédite d'anxiété?

Temps de lecture : 11 min

Si l'angoisse est utile à certaines personnes pour anticiper le danger à venir, elle laisse d'autres dans un état de sidération.

Mettez à distance les flux de messages, les réseaux sociaux et les chaines d'infos: point trop n'en faut. | engin akyurt via Unsplash
 

 
Mettez à distance les flux de messages, les réseaux sociaux et les chaines d'infos: point trop n'en faut. | engin akyurt via Unsplash    

Si vous pensez que cet article est susceptible d'accroître votre anxiété, ne le lisez pas.

Notre monde traverse actuellement une expérience commune sans précédent, bien plus large qu'une fête religieuse, une Coupe du monde de foot ou même un concert de Beyoncé. Alors que nous écrivons ces lignes, plus de 3 milliards d'êtres humains sont confinés, dans l'espoir de freiner les dégâts causés par la pandémie de coronavirus. Pour la première fois, nous avons l'expérience étrange de voir nos quotidiens s'uniformiser. Que nous soyons journaliste à Paris, banquière à Toulouse, étudiant à Stockholm ou serveur à New York, nos journées sont désormais rythmées par les chaînes d'info, les applaudissements au balcon... Et, dans bien des cas, l'anxiété.

Stress généralisé

Posez la question autour de vous, et vous réaliserez que nous sommes nombreux·ses à en ressentir les symptômes: sensation de souffle court, insomnies, cauchemars, crises de larmes, ou encore obsession malsaine pour les fils d'actualité. Par son ampleur, la crise du coronavirus engendre une anxiété massive et internationale, difficile à comparer avec d'autres événements passés. Il s'agit d'«une anxiété toute particulière, parce que c'est la première fois dans l'histoire de l'humanité qu'un événement pareil arrive, donc on n'a pas de référentiel», selon Hélène Romano, psychothérapeuthe et traumatologue. «L'être humain déteste l'inconnu. Quand il y a des guerres, on peut toujours se référer à la guerre d'avant. Mais même pendant la grippe espagnole, nous étions dans un autre contexte, nous n'avions pas les mêmes appareils, ni les mêmes modes de transport.»

Même les attentats, qui ont durement touché la France ces dernières années, n'ont pas créé une anxiété similaire: «Le président dit qu'on est en guerre, certes, mais l'ennemi est totalement invisible. Lorsqu'il y a eu des terroristes on nous a dit pareil, mais il y avait des visages, il y avait une idéologie, il y avait quelque chose derrière. Là c'est un virus invisible, ce qui est du coup beaucoup plus difficile à se représenter.» Lya Auslander, docteure en psychologie sociale, confirme aussi ce sentiment de «stress inédit», même si elle précise que sur le plan neurocérébral, «toute angoisse déclenche les mêmes processus, évidemment en fonction de son intensité et sa durée. Le stimulus est nouveau, et on réagit à ce stimulus-là, mais on réagit avec les mêmes ressources, et peut-être un manque de ressources, de chacun et de chacune».

Pour gérer l'ampleur si particulière de ce stress, plusieurs plateformes téléphoniques ont ouvert en France, afin d'écouter et rassurer les citoyen·nes stressé·es. Olivier Joyard et Florence Willaert, journalistes, ont de leur côté créé le compte Instagram «Corona-Anxieux United», prolongation de leurs échanges privés sur leur angoisse liée au coronavirus. «Ce que je trouve le plus puissant en ce moment avec l'anxiété, c'est qu'elle est partagée par tout le monde, à tous les étages», observe Olivier.

Conçu comme un espace safe, ce nouveau compte Instagram comptabilise plus d'un millier d'abonné·es, et permet aux gens d'échanger sur leur stress sans jugement, poser des questions ou encore partager des astuces pour mieux vivre le confinement. «On a pensé ça comme une sorte d'outil, qui n'est pas un outil médical puisqu'on n'est pas médecins, mais pour gérer collectivement quelque chose qui est assez difficile à exprimer. [...] Ça nous fait du bien de lire les commentaires d'autres gens, de se sentir moins seuls, c'est un peu con mais bon. Pour nous, c'est une forme de thérapie parmi d'autres en ce moment.»

Chaque post du compte aborde une thématique différente: les courses, les relations de couple à l'ère de la distanciation sociale ou encore les symptômes d'une crise de panique qui peuvent parfois mimer ceux du Covid-19. Dans les commentaires, les internautes échangent des mots d'encouragement, ou se disent soulagés de voir qu'elles et ils ne sont pas seul·es à ressentir la même chose. Quant à Olivier, il affirme recevoir beaucoup de messages de remerciement en privé.

L'ambivalence des réseaux sociaux

Dans la situation actuelle, les écrans jouent un rôle ambivalent. Ils permettent de recréer un lien humain, crucial lorsque l'on est isolé·e, que ce soit pour se rassurer sur Instagram, prendre des nouvelles de nos proches grâce à WhatsApp, rire avec des inconnu·es sur TikTok... ou se recueillir dans des circonstances éprouvantes. Hélène Romano raconte par exemple les obsèques d'une amie auxquelles personne n'a pu se rendre à cause du confinement: «Le jour où elle a été incinérée, on était tous sur Skype, et on a bu un verre à sa santé. On était tous en lien, chacun chez soi, à penser à elle à ce moment-là.»

Mal utilisés, ces écrans peuvent néanmoins se transformer en «une chambre d'amplification des angoisses des uns et des autres», selon la traumatologue. Alors que tout le monde est restreint dans ses mouvements et ses interactions sociales, les réseaux, encore plus que d'ordinaire, font office de déversoir, et permettent au stress de se répandre aussi vite que le virus lui-même.

Lya Auslander parle ainsi de «phénomène de contagion», qui peut s'avérer dangereux pour des personnes déjà fragilisées. «Lorsqu'on est à haut niveau d'anxiété, l'analyse critique est beaucoup moins fine, c'est-à-dire que le système qui est suractivé, c'est le système émotionnel rapide, et pas le système réfléchi, plus lent. Des informations spectaculaires vont beaucoup plus nous marquer, si leur source nous semble crédible.» Comme nos capacités de vigilance sont diminuées par le stress, nous devenons des proies plus faciles pour les personnes qui répandent des informations anxiogènes (et parfois fausses) sur internet.

C'est pourquoi tou·tes les professionnel·les s'accordent sur un point: pour diminuer le stress, il ne faut surtout pas hésiter à s'éloigner des sources anxiogènes, qu'il s'agisse d'une chaîne d'info, de Twitter ou même d'une conversation WhatsApp remplie de messages paniqués. Un communiqué de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande de «minimiser l'accès aux informations liées au Covid-19 qui vous contrarient ou vous angoissent», ainsi que de ne s'informer qu'une ou deux fois par jour. C'est également le conseil que prodiguent les Corona-Anxieux United: «Avec le compte, on essaye de ne pas ajouter à la confusion ambiante», précise Olivier. Une discipline d'autant plus importante à respecter que nous ne vivons pas tou·tes cette crise avec la même temporalité.

Une crise en décalé

Malgré le caractère global de l'épidémie et du stress qu'elle provoque, il ne faut pas oublier que, depuis le début, nous sommes tou·tes en décalage les un·es par rapport aux autres. Alors que la Chine alertait sur ses nombreux·ses malades en janvier, nous autres Français·es menions encore une vie relativement normale. Alors que les Italien·nes se mettaient à chanter aux balcons, et nous exhortaient à la prudence, nombre d'entre nous continuaient de prendre leurs messages d'alertes à la légère. Puis la situation s'est inversée: alors que le confinement devenait la norme chez nous, des images de parcs américains bondés inondaient nos réseaux sociaux.

Dans cette crise, personne ne semble prendre la mesure des choses au même moment, ce qui explique sans doute pourquoi, plus de trois mois après le début de l'épidémie, on voit encore circuler de nombreux SMS, tweets et posts Facebook commençant par «pour ceux qui douteraient encore...». Vient alors un nouveau stress, occasionné par le fait que les autres ne soient pas au même degré de panique que nous.

Selon Hélène Romano, ce décalage «déstabilise beaucoup, sur la dimension psychique. Ce qui aide l'être humain à tenir, c'est une forme de cohérence et de continuité. Le fait que l'humanité ne réagisse pas en même temps d'un même son de cloche, d'une même décision, ça crée de la dissonance. Et dès qu'il y a de la dissonance, c'est psychiquement compliqué». C'est aussi le cas au niveau politique, avec des gouvernements européens ou des élu·es au niveau local qui ne prennent pas les mêmes décisions. La traumatologue prend l'exemple du couvre-feu, appliqué seulement dans certaines villes françaises: «Il aurait été psychiquement plus confortable pour la population que tous les maires se mettent d'accord. Parce que ce n'est pas cohérent pour un individu qui est chez lui de se demander pourquoi il y a un couvre-feu dans la ville d'à côté et pas chez lui. L'incohérence, en situation de stress, est très déstructurante.»

D'ailleurs, pas besoin d'aller aux États-Unis ou dans les hautes sphères du pouvoir pour chercher des comportements dissonants: ce décalage, on le retrouve parfois entre personnes habitant dans le même quartier, voire le même immeuble. Au tout début de la crise, il n'était pas rare pour les premièr·es inquièt·es de s'identifier à Cassandre, cette figure mythologique qui a le don de voir l'avenir, mais dont le reste du monde ignore les prédictions. Olivier, qui a commencé à limiter ses interactions sociales dès février, dit que certain·es de ses proches ne l'ont initialement pas pris au sérieux: «J'ai l'impression d'avoir un peu tout anticipé avec beaucoup d'avance à chaque fois. J'ai été un peu moqué par des proches et des amis, et j'ai finalement reçu des messages d'excuses après.»

Re-traumatisme

Le problème, quand personne ne s'inquiète au même moment, c'est la répétition, décuplée par les nouvelles technologies. Chaque journée, de nouvelles personnes font part de leur stress, venant s'ajouter aux dizaines de milliers de messages angoissés qui circulent depuis de nombreuses semaines. Une redondance très lourde psychologiquement, puisqu'elle peut occasionner un re-traumatisme perpétuel pour les personnes qui se sont inquiétées en premier. Olivier en a fait les frais: «Quand on est anxieux de nature, non seulement on prend la vague plus tôt que les autres, mais en plus j'ai presque l'impression qu'ensuite, on doit gérer l'inquiétude des autres. C'est une charge, parce que comme ça fait un mois que je dis aux gens qu'il ne faut pas s'embrasser, qu'il faut sortir le moins possible, maintenant c'est plutôt à moi qu'ils parlent pour savoir ce qu'il faut faire. C'est très difficile de gérer ça.»

Selon Lya Auslander, il faut faire preuve de compassion envers ces personnes qui s'épanchent avec inquiétude sur les réseaux sociaux ou dans nos messageries. «Ils voient les bénéfices de leur alerte, le fait de faire prendre conscience à d'autres qu'il faut se protéger, etc., mais ils n'ont aucune idée de l'impact pour celles et ceux qui ont déjà vécu un traumatisme et qui seront re-traumatisés par le simple fait de voir ces images ou d'entendre ces messages ou ces voix désespérées.»

«Si les personnes [qui sont dans le déni] respectaient les règles, elles s'effondreraient. C'est trop anxiogène.»
Hélène Romano, psychothérapeuthe et traumatologue

Dans ces cas-là, Hélène Romano recommande malgré tout d'appliquer la même règle que pour les chaînes d'informations: mettre de la distance. «Quand vous êtes en forme et que vous avez un ami déprimé, vous allez trouver les ressources pour l'écouter. Mais quand on est soi-même déprimé, fatigué, on n'est plus opérationnel. S'il y a des gens qui sont trop anxiogènes pour nous, on évite de les appeler, on se protège.»

Comme toute période de crise, celle-ci met en exergue les inégalités, non seulement sociales, mais aussi psychiques. En fait, tout le monde n'est pas équipé de la même manière pour faire face à une situation de stress très élevé. Si certain·es, grâce à leur nature anxieuse, ont eu «l'avantage» de se protéger plus tôt, d'autres résistent encore farouchement aux injonctions de prudence; et continuent de vivre «normalement» en se disant que rien ne leur arrivera. Selon Hélène Romano, ce déni est un puissant mécanisme de défense: «Ces personnes, si elles respectaient les règles, elles s'effondreraient. C'est trop anxiogène pour elles.»

Inégalités face au stress

Lya Auslander explique que pour certaines personnes, l'anxiété est un déclencheur de préparation, ce qui va les pousser à anticiper la vague. Mais pour d'autres, l'anxiété peut provoquer une sidération. La psychologue, qui a beaucoup travaillé sur les risques collectifs, prend l'exemple d'un séisme: «À partir du moment où vous avez le premier signal qu'un séisme à quelques centaines de kilomètres va arriver jusqu'à vous, vous avez 3 à 4 secondes. Ces quelques secondes, pour quelqu'un qui n'a pas l'expérience des séismes, ce n'est rien. Mais pour quelqu'un qui a déjà préparé son sac, qui connaît le signal, qui a déjà répété la sortie de l'immeuble, préparé les enfants, etc., c'est un temps qui peut sauver une vie. On est toujours inégaux face au cataclysme. Et ceux qui sont fragiles en temps normal seront d'autant plus fragiles.» D'où l'importance selon elle de redoubler de solidarité et d'inclure, dans les mesures de protection, les personnes les plus vulnérables de notre société: les femmes et enfants victimes de violence, les personnes sans-abri ou en situation de handicap, notamment.

D'autant plus que notre pays est, selon Lya Auslander, moins équipé pour gérer un tel niveau d'anxiété: «Nous avons en France des générations qui n'ont jamais connu, à part les attentats, de vraies périodes de catastrophe. Les rares survivants de la Seconde Guerre mondiale et des camps de concentration sont maintenant très âgés. Les adultes qui ont une expérience directe, vécue d'une catastrophe collective, et qui peuvent la transmettre, ce qu'on appelle la culture du risque, sont très peu nombreux. Nous sommes une société qui redécouvre qu'il y a des cataclysmes.» Après tout, il ne faut pas oublier le rôle parfois vital de l'anxiété, «qui a permis des confinements précoces et des confinements totaux qui ont contribué à réduire le risque individuel et collectif de contamination», selon la psychologue sociale. Pour Olivier, la globalisation actuelle du stress pourrait même avoir un effet positif: «L'anxiété, c'est quelque chose qu'en général on ne partage pas, qui est difficile à mettre en commun en tout cas. Là, c'est le moment de remettre du collectif dans cette sensation-là, de trouver un sens de communauté.»

«L'idée, c'est de ne pas avoir peur de l'anxiété: elle est adaptée, explique Hélène Romano. C'est normal d'avoir peur, et c'est quelque chose de plutôt positif. Il ne faut pas être dans le déni de la crainte, il faut l'accueillir, l'accepter, l'apprivoiser. Elle est inévitable, mais la peur ne va pas nous tuer.» S'il y en a pour qui l'anxiété risque de laisser une trace, ce sont néanmoins les jeunes générations qui, selon la psychothérapeuthe, ont été très éprouvées ces dernières années, surtout à Paris. «Je peux vous assurer qu'il y a déjà un taux d'anxiété élevé chez les enfants qui ont connu le Bataclan, les dégâts des black blocs... Dans certaines villes comme Paris ou Nice, on va voir grandir une génération d'enfants particulièrement anxieux.» En attendant, la seule chose à faire, selon Hélène Romano, est de temporaliser: «Projetez-vous dans le temps, pensez à ce que vous avez envie de faire pour l'après. On ne va pas être confinés à vie, ce sont juste six semaines. Il faut vous dire qu'il y aura une fin.»

La docteure en psychologie sociale Lya Auslander recueille des témoignages sur l'anxiété liée au coronavirus pour ses recherches. Pour participer, vous pouvez la contacter à l'adresse mail [email protected].

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