Ce qui est désormais ressenti comme une impréparation de l'État et une navigation à vue de nos gouvernants, pris dans la tourmente sanitaire, marque une nouvelle étape dans la crise qui a déployé ses effets depuis plus d'une décennie. Si, évidemment, s'imprègne dans le sens commun l'idée que l'ampleur de cette crise sanitaire est aussi en grande partie due aux restrictions budgétaires à l'hôpital public et à une néfaste technocratisation du secteur hospitalier, il faut mesurer les autres impacts de cet épisode inédit pour comprendre de quoi demain peut être fait.
Pour une fois, les élites du pouvoir française ne se réfèrent pas à l'Allemagne comme modèle pour résoudre la crise sanitaire liée au Covid-19. Et pour cause. Un demi-million d'Allemand·es sont testé·es chaque semaine et les masques sont généralisés tandis qu'en France... le pays est totalement à l'arrêt, largement dépourvu en matériels sanitaires dédiés (masques, respirateurs). En un sens, la politique sanitaire allemande a été pensée pour préserver sa force de travail, donc son appareil productif tandis que la nôtre a visé quasi-exclusivement des objectifs comptables, dénoncés très récemment encore dans la rue par les soignant·es. Pour paraphraser Romain Gary qui notait aussi tristement que malicieusement que la France de 1940 avait été bien préparée à la guerre de 1914, tout porte à croire que nous avons été aussi bien préparé·es ces dernières années que pour la grippe espagnole de 1920. On ne peut réclamer à cor et à cris des économies budgétaires sans subir de conséquences dans certains secteurs sensibles comme la santé.
Le confinement de dizaines de millions de personnes ressemble à l'assignation à résidence d'un peuple dans son ensemble sinon à sa mise en résidence surveillée, en tout cas à un état d'exception qui, s'inscrivant déjà dans le droit risque surtout d'imprégner le sens commun, c'est-à-dire les esprits sur un plus long terme. Espéré comme total, ce confinement ressemble dans nos rues à un état de siège et a déjà consenti des incartades à sa propre règle: le secteur aéronautique ne compte pas prendre du retard sur ses concurrents tandis que le transport aérien est quasiment à l'arrêt, nombre d'entreprises font travailler leurs salarié·es, dont évidemment la grande distribution, dont les caissières sont devenues emblématiques des salarié·es qui prennent le plus de risque. De façon chaotique, les concessions se multiplient dans certains secteurs productifs, au mépris de la protection la plus élémentaire des salarié·es.
Toute mesure coercitive visant à s'appliquer à 66 millions de personnes suscite donc des exceptions de fait, soit s'imposant d'elles-mêmes soit consenties. On a vu comment l'État avait cédé dans le domaine économique. Le journal Marianne révélait que, de facto, le gouvernement avait choisi de faire l'impasse sur le confinement de certains quartiers dits sensibles. Ces territoires perdus de la politique (de santé notamment), souvent déjà privés de médecins généralistes, de cabinets infirmiers et, évidemment, de médecins spécialistes, sont désormais de surcroît exemptés de confinement. On devine que la soupape de sécurité est enclenchée pour éviter un éventuel embrasement de tel ou tel quartier. Il est cependant aisé de comprendre que l'État n'a ni les moyens ni la volonté d'imposer un confinement général à certaines communes ou certains quartiers. D'abord parce que, humainement, six semaines passées cloitrées dans de petits appartements est, pour certaines familles, invivable, ensuite parce qu'à l'évidence le poumon financier de l'économie parallèle, s'il se bloque, risque d'entraîner bien d'autres désagréments.
Consentement ou coercition?
Le risque d'inscription de l'état d'exception dans le droit sur le long terme est important et, comme dit plus haut, l'acceptation de son esprit dans le sens commun ne l'est pas moins. Selon l'Ifop, 87% des Français·es affirmaient, au début du confinement, vouloir en durcir les règles.
Dans ces périodes, l'appel au civisme est parfois interprété comme un appel à la dénonciation pure et simple. Commissariats et mairies reçoivent courriels ou appels de dénonciation, parfois assortis d'une demande de prime pour les bons services rendus. Pris jadis d'un véritable génie littéraire en la matière, une partie du peuple français fait en 2020 un usage immodéré du téléphone. Une bien curieuse campagne qui a d'abord visé les adeptes du jogging l'y a incité. Elle a frisé quelques jours durant l'obsession collective à l'initiative de plusieurs chaînes de télévision. Les dénonciations concernent des voisins qui «sortent trop», «se réunissent à plusieurs» chez eux, des joggeurs, des promeneurs de chiens trop fréquemment dehors. On constate aussi des demandes de départ de leur immeuble de soignant·es;
ou de gays, suspectés de véhiculer le Covid-19!
De fait, une majorité de Français·es déclare vouloir davantage de coercition et de dureté envers les contrevenant·es au confinement. Elle devance de facto toutes les éventuelles propositions de confinement plus dures. La question des liberté publiques va nécessairement se poser à un moment. Même si l'appétit répressif des Français·es ne semble pas prêt d'être assouvi...
Césarisme sanitaire
Le régime politique de la France, celui de l'Union européenne auquel il est intégré, sont une fois de plus atteints. La légitimité du régime, fragilité jusqu'à maintenant par bientôt douze années de conséquences des crises de 2008 et 2009, l'est encore davantage par la crise sanitaire que nous traversons. La pandémie place l'ensemble de la population dans une position d'insécurité sanitaire évidente même si, évidemment, elle est inégale selon les individus. Si l'appel à des mesures drastiques contre les contrevenant·es est massif dans la population, la confiance en le régime est, une fois de plus, sérieusement attaquée. Pour y répondre, le pouvoir recourt à une forme de césarisme sanitaire.
«L'Union nationale» est invoquée, parfois également «l'Union sacrée» –empruntée à 1914. Un commentateur a comparé la visite du président Macron aux infirmières à celle de Clemenceau aux Poilus des tranchées. Il s'agit, rappelons-le, d'une pandémie, d'un événement sanitaire majeur. Il ne s'agit pas d'une guerre. Les infirmières ne sont pas des soldats. Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, a rappelé que ce vocabulaire guerrier était inapproprié. Cependant, aussi inapproprié soit-il, le vocabulaire guerrier fait mouche auprès d'une partie de la population et est en partie responsable du prurit délateur de celle-ci.
La récession à venir
L'inévitable récession consécutive à la crise sanitaire et au confinement va être, cette fois, le produit d'un affaissement réel de l'économie réelle. Dans quelles proportions? Difficile à dire mais très certainement plus importantes qu'en 2008. Inévitable accélérateur de la crise de régime qui s'est développée depuis un peu plus d'une décennie. Et ce, d'autant plus que, les taux d'endettement étant déjà élevé tant pour l'État (et la puissance publique en général) que, pour les ménages, seule la planche à billets peut servir. Or, cette dernière solution risque de créer une crise politique majeure au sein de la zone euro.
Comment réagiront de surcroît les Français·es? Sur le plan de leur vision du monde, incarnée dans des pratiques concrètes, la tension est extrême. Entre les expériences locales de solidarité les plus éclatantes mais aussi une accentuation des demandes autoritaires et, évidemment, de leur offre. Entre le panier repas déposé à une personne âgée et la lettre de dénonciation d'un voisin sortant trop souvent, la France a du mal à choisir. La seule réponse venue d'en haut est un césarisme sanitaire, dont on comprend qu'il n'a encore aucune alternative. Il légitime une nouvelle forme de révolution passive doublée pour notre pays comme pour d'autres d'un stress-test démocratique.