Depuis que nous sommes confinés avec ma compagne, notre chat n'a pas changé d'un iota ses habitudes –tout juste ai-je remarqué qu'il avait rallongé la durée de sa sieste d'une bonne demi-heure. Désormais c'est vers cinq heures de l'après-midi qu'il émerge et nous contemple avec cet air parfaitement ahuri du fêtard qui, se réveillant d'une nuit outrageusement enivrée, a besoin de quelques minutes avant de retrouver ses repères.
Tout juste s'il nous reconnaît.
Puis, une fois ses étirements accomplis et ses moustaches dûment repassées, le voilà qui s'en va réclamer sa part de croquettes comme s'il s'agissait là d'un privilège acquis de haute lutte par ses vénérables aïeux, acquis dont nul ne saurait remettre en question la légitimité, pas même la survenue d'une pandémie, du moins tant qu'elle ne se traduit pas par une rupture dans la chaîne d'approvisionnement de ses croquettes favorites, ce qui fort heureusement, si j'en crois les experts de tout poil, n'est point encore à l'ordre du jour.
De toute évidence, si la situation venait à empirer, je crèverais de faim bien avant lui.
En revanche, l'autre jour, l'ayant surpris dans la salle de bain, occupé à dérouler à l'aide de ses pattes avant un rouleau de papier-toilettes –depuis toujours, l'un de ses passe-temps préférés– j'ai dû lui expliquer que désormais ce genre de divertissement lui était formellement interdit. «In-ter-dit, tu entends? Tu peux jouer avec tout ce que tu veux, le balai, mes chaussettes, le capuchon de mes stylos, les rideaux du salon, ma collection de kippas, mes boîtes de valium, nos provisions de noisettes, le paillasson de l'entrée, le napperon offert par belle-maman, absolument tout ce qui te passe par la tête, mais le PQ, jusqu'à nouvel ordre, tu l'oublies. Le PQ, c'est notre horizon, notre capsule de survie, notre oxygène. Tu as compris?»
Il a paru surpris, a eu un petit miaulement d'étonnement comme s'il trouvait tout à fait saugrenu cette nouvelle disposition –depuis quand un rouleau de PQ était-il devenu si précieux?– puis devant mon air contrarié, il a filé sans demander son reste.
Depuis, il s'est bien retenu de récidiver sauf la nuit dernière où profitant d'un moment d'inattention –sur les coups de 3 heures du matin, j'avais laissé par inadvertance la porte ouverte après m'être soulagé la vessie– il a réglé son compte à un rouleau entier de PQ bêtement oublié sur le rebord des toilettes. J'en ai retrouvé des épluchures jusque dans l'évier de la cuisine.
Quand je lui ai demandé des comptes, il a prétexté ne se souvenir de rien et, désireux de me montrer à quel point il se foutait de moi, sous mes yeux révulsés, avec une application rare, il a commencé à se nettoyer l'arrière-train –comme s'il voulait me prouver qu'on pouvait tout à fait se passer de PQ si seulement on le souhaitait– levant sa patte gauche si haute et la tenant si droite que j'ai cru apercevoir le fantôme de Goebbels saluer un parterre de nazillons énamourés.
À LIRE AUSSI Nos vies ont déraillé
Du coup, pour cette insolence, je l'ai privé de dessert jusqu'à la fin du confinement, annonce qui ne l'a pas empêché de prolonger sa séance de nettoyage avec un aplomb dont je ne l'aurais pas cru capable: une heure après, il continuait à s'astiquer son pelage comme s'il se préparait à participer au concours du chat le plus propre de l'immeuble. Si seulement, ai-je pensé en le regardant s'activer de la sorte, je pouvais procèder au nettoyage de mes mains avec un pareil acharnement, une telle abnégation, les chances de survie du virus seraient réduites à néant.
Sinon, il semble être ravi de nous avoir tous les deux à la maison. Quand il a fini d'être caressé par l'un, il s'en va exiger le même traitement à l'autre. Toute la journée, du moins quand il ne dort pas, il se laisse chouchouter de la sorte. Pour lui, cette période de pandémie, doit être comme un rêve éveillé, une orgie de caresses dont il ne se lasse pas. Tout juste si ce petit enfoiré ne prie pas pour que cet enfermement jamais ne finisse et nous force à rester auprès de lui jusqu'à la fin de nos jours.
Pour nous montrer sa reconnaissance, il redouble d'ardeur lorsque surviennent ses quarts d'heure de folie. L'autre nuit, sans que je m'explique comment il avait pu procéder, il est parvenu à actionner la sonnerie de la minuterie du four si bien que je me suis réveillé en sursaut, le cœur tambourinant, le front perlé de sueur, certain d'avoir oublié mes lasagnes végétariennes qui à cette heure devaient ressembler à un corbillard d'aubergines carbonisées.
J'ai voulu lui dire ma façon de penser mais évidemment le bougre avait disparu je ne sais où; probablement s'était-il planqué derrière mes réserves de riz basmati ou au sommet de ma pyramide de boîtes de haricots. Le lendemain, quand il est réapparu, à l'heure de mon premier lavage de mains, j'étais si concentré sur ma tâche que j'ai oublié de lui en parler. Après, c'était trop tard.
Il a tout ce dont il a jamais rếvé: un couillon de partenaire toujours prompt à lui courir après –désormais la seule activité physique de mon existence– des câlins en veux-tu en voilà, de la bouffe à volonté, des jouets par milliers, une litière d'une propreté redoutable –conséquence de mon désœuvrement– sans oublier son nouveau grattoir confectionné avec un assemblage de cartons contenant nos litres de savons, nos tonneaux de gel hydro-alcoolique et nos barils de pâtes.
Le grand bonheur, quoi.
Pour suivre l'actualité de ce blog, c'est par ici: Facebook-Un Juif en cavale