Le 6 mars, la Russie et l'Arabie saoudite n'ont pas réussi à se mettre d'accord sur une nouvelle baisse de la production de pétrole, déclenchant ainsi un effondrement des prix de l'or noir, semblable à celui qui avait déjà eu lieu en 2014. Cette nouvelle guerre des prix arrive en pleine crise sanitaire, alors que la demande mondiale avait déjà baissé. Ainsi, le baril de Brent s'affichait à 23,80 euros le 30 mars. Cette situation a un impact sur tous les pays producteurs de pétrole.
L'Arabie saoudite voit ainsi le plan de développement «Vision 2030» de Mohammed ben Salmane mis à mal: «Pour se diversifier, les pays dépendants du pétrole doivent investir des sommes importantes dans d'autres secteurs. Pour ces pays, l'argent vient du pétrole, or quand les revenus pétroliers chutent fortement, il y a moins d'argent pour investir dans d'autres secteurs de l'économie», explique Francis Perrin, directeur de recherche à l'IRIS et spécialiste des problématiques énergétiques.
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Des pays plus fragiles que d'autres
Cependant, certains pays, déjà fragilisés, subissent davantage cette chute tarifaire: «Le fait que certains producteurs soient plus vulnérables que d'autres repose sur quelques critères clés», explique le chercheur. Selon lui, le niveau de dépendance au pétrole des pays producteurs, leurs réserves financières, le niveau de pauvreté ainsi que l'existence ou non de sanctions économiques et/ou d'un conflit peut aggraver leur vulnérabilité.
Ainsi, les pays comme l'Iran, le Venezuela, l'Irak, le Nigeria et l'Algérie pourraient se retrouver en manque de liquidités avec des conséquences notamment sur leur système sanitaire: «Il y a un risque que le coronavirus et l'expansion de la pandémie puisse mettre à mal des systèmes de santé de pays pourtant développés. On le voit malheureusement chez nos voisins italiens. Donc on imagine ce que c'est pour les systèmes de santé de pays en développement très dépendants en pétrole ou en gaz. Si le pétrole est une ressource importante de leur économie et qu'elle leur fournit une part importante de leur recette budgétaire et que celles-ci s'effondrent en raison de la chute du prix du pétrole, cela peut affecter l'ensemble des services de l'État», explique Francis Perrin.
Selon Xavier Timbeau, directeur principal de l'OFCE: «On pourrait avoir des scénarios d'effondrements d'États face à la crise sanitaire qui va provoquer beaucoup de défiance de la part de la population. Et une incapacité des infrastructures de certains pays à traiter de façon correcte la crise sanitaire.»
Le Venezuela, un désastre sanitaire
En proie à une crise politique depuis la réélection contestée de Nicolás Maduro en 2018, le Venezuela subit également une crise économique. Le 29 mars, en pleine crise sanitaire, Washington offre 15 millions de dollars pour toute information menant à l'arrestation du dirigeant, inculpé par les États-Unis depuis le 26 mars de «narco-terrorisme». Le système sanitaire du pays est dans un état catastrophique. Selon un article du Washington Post, les Vénézuélien·nes n'ont même pas de quoi se laver les mains: «La situation sanitaire vénézuélienne est gravissime depuis 2014- 2015. Depuis au moins quatre ans, le pays a des problèmes avec des maladies auparavant contrôlées. Et les protocoles de vaccination ne sont pas respectés», explique Paula Vasquez, chargée de recherche au CNRS.
Pour elle, la crise sanitaire liée au coronavirus et la chute du prix du pétrole n'auront pas d'incidence sur une situation qui est déjà dramatique: «Ce n'est pas une crise conjoncturelle, c'est une crise déjà structurelle et si à cela vous ajoutez un problème de pandémie infectieuse, c'est facile de prédire que le pays sera un de ceux qui compteront le plus de morts», poursuit l'autrice de Pays hors service. Le Venezuela de l'utopie au chaos.
«La crise du coronavirus va ravager la population vénézuélienne parce qu'on ne construit pas un système de santé du jour au lendemain.»
En raison de la corruption et d'un manque d'entretien des infrastructures, mais également des sanctions économiques, le nombre de barils produits par jour a chuté: «Quand Chavez était au pouvoir, le Venezuela produisait 3 millions et demi de barils par jour. Aujourd'hui c'est 650.000, affirme Paula Vasquez. Si, en plus, le prix chute, cela veut dire que le Venezuela doit faire cadeau de son pétrole.» Selon elle, le principal problème du pays date de février, lorsque le géant pétrolier russe Rosneft, en charge de commercialiser l'or noir vénézuélien, est lui aussi tombé sous le coup des sanctions américaines.
Mais le Venezuela à d'autres sources de financement: l'or, les minerais, la spéculation financière frauduleuse. «On ne peut donc pas dire que la crise du coronavirus va ravager la population vénézuélienne parce que le pétrole a chuté. Elle va la ravager surtout parce qu'on ne construit pas un système de santé du jour au lendemain et la population va en subir les conséquences», affirme Paula Vasquez. Pour contrer l'expansion du virus, Maduro a instauré le 17 mars une quarantaine totale sur tout le pays, en déployant les forces de l'ordre et l'armée.
Dans l'impossibilité d'exprimer leur colère pour cause de pays tenu d'une main de fer, les Vénézuélien·nes émigrent: «On estime au niveau des Nations unies que depuis 2015, à peu près 5 millions de Vénézuéliens auraient quitté leur pays. C'est énorme!», affirme Francis Perrin. «La question à se poser, c'est plutôt ce qu'il va se passer avec les millions de Vénézuéliens qui sont en Colombie, en Équateur et au Pérou et qui sont considérés comme persona non grata, car vus comme porteurs de virus –comme tous les étrangers un peu partout en ce moment– et auxquels aucun État ne va donner de documents [d'identité, ndlr]», explique Paula Vasquez.
L'Iran prend des risques
En Iran, le secteur des hydrocarbures représente 80% des exportations. Cependant, selon Esfandyar Batmanghelidj, fondateur de Bourse and Bazaar, un média traitant de l'actualité économique en lien avec l'Iran, la chute du prix du pétrole y aura peu d'incidence. Les autorités avaient déjà prévu une baisse de leur vente en raison des sanctions économiques imposées par Donald Trump: «La proportion du pétrole dans le budget du gouvernement était significativement bas cette année. Les autorités savaient qu'elles n'allaient pas vendre beaucoup sur les marchés, elles étaient donc d'une certaine manière déjà préparées», explique-t-il.
Mais l'Iran est également l'un des pays les plus touchés par le Covid 19. Selon les chiffres officiels plus de 38.000 personnes seraient positives et 2.640 en seraient mortes. Des données très certainement en-deçà de la réalité. Les autorités ont tardé à prendre des mesures et, jusqu'à présent, bien qu'elles se joignent aux médecins pour demander à la population de rester chez elle, elles n'ont ordonné aucune restriction, ni confinement: «Beaucoup d'Iraniens dépendent de leur salaire quotidien pour vivre, les ouvriers, les commerçants, les livreurs… Étant donnée la situation en novembre avec les protestations, je ne pense pas que le gouvernent prendra une décision qui risquerait de mettre les gens sous pression économique et augmenterait ainsi leur colère», explique Esfandyar Batmanghelidj.
Des Iranien·nes au grand bazar de Téhéran en pleine crise du Covid-19 le 18 mars 2020. Le pays, qui n'est pas confiné, est l'un des premiers frappés par la pandémie. | AFP
Ainsi, le régime iranien se retrouve face à un dilemme: il peut forcer sa population à rester confinée en utilisant la manière forte, risquant encore plus de perdre sa légitimé alors que la population est asphyxiée par les sanctions et l'inflation. Ou il peut repousser le plus longtemps possible cette option, en prenant le risque de voir le virus se propager.
L'Algérie un an après le Hirak
En Algérie, alors que le projet de finances 2020 avait basé le prix de référence à 60 dollars [54,22 euros] le baril, la chute des prix entraîne un manque à gagner conséquent pour le pays dont 90% des recettes extérieures proviennent de l'exportation d'hydrocarbures. Et ce, alors que l'Algérie vient de célébrer la première année du mouvement de contestation Hirak.
Face à la crise sanitaire liée au coronavirus, pourtant, le vendredi 20 mars, pour la première fois en un an, aucun manifestant ne s'était rassemblé dans les rues d'Alger. Une suspension demandée par les autorités mais aussi par l'opposition, malgré un contexte politique compliqué.
«Ce n'est pas la première fois qu'il y a une chute du prix de pétrole en Algérie. Mais les dirigeants ne diversifient pas l'économie.»
Le chef de l'État, Abdelmadjid Tebboune, a annoncé des mesures d'austérité tout en veillant à ne pas toucher aux salaires des fonctionnaires. Ainsi le budget de fonctionnement de l'État est réduit de 30%, mais le ministère de la Santé a reçu 100 millions de dollars pour s'équiper contre le Covid-19. Selon Libération, l'Algérie dispose de 2.500 lits capables d'accueillir des malades potentiel·les sur tout le territoire. Face à des réserves de change qui baissent, le président a par ailleurs affirmé qu'il était temps que le pays réduise sa dépendance au pétrole. «Malheureusement, ce n'est pas la première fois qu'il y a une chute du prix de pétrole et que les dirigeants ont l'occasion de diversifier leur économie. Mais ils ne le font pas», regrette Francis Perrin.
C'est également le cas du Nigeria, membre de l'OPEP, qui a vu ses réserves diminuer de 45 millards en 2019 à 36 milliards début mars. Le pays le plus peuplé d'Afrique dépend en effet à 90% de l'exportation du pétrole. Le gouvernement envisage lui aussi de revoir son budget à la baisse.
L'Irak, d'éventuelles manifestations
En octobre dernier, des milliers d'Irakien·nes étaient descendu·es dans les rues pour manifester contre la corruption, malgré la répression des autorités. Le pays est le cinquième producteur mondial de pétrole et son budget 2020 devait être basé à près de 90% sur les recettes de l'exportation du pétrole. La grande majorité de ce budget correspond aux salaires des fonctionnaires. Or avec la chute du prix du pétrole, le pouvoir –instable à la suite de la démission début mars de Mohammad Allaoui, Premier ministre désigné, chargé de former un gouvernement– va devoir se serrer la ceinture, tout en veillant à ne pas réveiller à nouveau la colère des Irakien·nes.
La fermeture des frontières avec l'Iran prive également le pays de revenus issus de la visite des milliers de pèlerin·es chiites iranien·nes. Par ailleurs, le système de santé irakien s'est dégradé depuis 2003 et la chute du régime de Saddam Hussein. L'immigration des médecins, elle, a commencé avec la première guerre du Golfe, dans les années 1990, pour des raisons financières et ne s'est jamais arrêtée depuis. On constate un pic du taux d'immigration des médecins en 2006.
«L'effondrement des prix du pétrole en Irak ou ailleurs peut pousser normalement un grand nombre de personnes à manifester leur colère, mais l'expansion du coronavirus pourrait les limiter car pour lutter contre le virus, il faut restreindre les rassemblements. Or pour manifester, il faut se rassembler», conclut Francis Perrin.