Société

Nos vies ont déraillé

Temps de lecture : 3 min

[BLOG You Will Never Hate Alone] Plus le confinement dure et plus nous vacillons sur nous-mêmes comme si nous avions perdu le mode d'emploi de nos vies.

Notre rapport au monde a changé | Ian Livesey via Flickr
Notre rapport au monde a changé | Ian Livesey via Flickr

C'est comme si brusquement nous avions changé d'ère. Nous avons perdu nos repères, la trame même de nos existences et nous restons là, désemparés, hagards, quelque peu confus, comme si nous avions perdu le mode d'emploi de nos vies. Tout s'est ralenti, notre sang s'est peu à peu figé, notre rapport au temps aussi, et nous allons dans nos appartements avec le pas hésitant du convalescent qui ignore encore le nombre de jours nécessaires à son rétablissement, celui où il s'en ira retrouver les clameurs et les sortilèges de la ville.

Nous n'avons plus aucune certitudes: nos vies ont déraillé. D'un jour à l'autre, il nous a fallu réapprendre à vivre, reconsidérer notre rapport au temps, s'inventer de nouvelles distractions, un changement de paradigme complet qui nous laisse un brin perplexe, orphelin d'un monde dont nous ignorions jusqu'alors à quel point il nous avait rendu corvéable à merci.

Nous vivions des temps hypnotiques: nous allions d'un point à l'autre, de son domicile au travail, du travail à son domicile, comme de parfaits automates, rompus à une routine qui si elle pouvait parfois se montrer pesante avait l'avantage de nous occuper l'esprit. Nous n'étions pas vraiment au monde, nous nous contentions d'occuper l'espace que la société nous avait réservé et jour après jour, semaine après semaine, dans ce long continuum d'années qui finissait par former une vie, nous allions sans prendre soin de nous interroger sur le sens même de nos existences.

Tout cela a volé en éclat.

Nous voilà soudain nus face à nous mêmes. Chaque nouvelle journée est comme un long voyage dont nous ignorons les différentes étapes. Nous n'avons plus de structures, aucun objectif à atteindre, et cernés par l'ennui qui menace à tout moment de nous engloutir, nous cherchons un moyen de ne pas sombrer tout à fait. Nous chancelons sur nous-mêmes et pris dans les rets de ce vertige immobile, nous cherchons désespérément une branche à laquelle se raccrocher.Nous ne sommes pas malades, nous ne sommes pas vraiment en vacances mais tout ce qui hier était encore source de plaisirs, les amis, les sorties, les ivresses légères des terrasses de cafés, les promenades au large, les nuits étoilées quand les cœurs robinsonnent –la frivolité comme projet de vie– tout cela nous est désormais interdit.

Voilà même, chose extraordinaire, que nous nous écoutons penser. Des années que pareille aventure ne nous était pas arrivée. Nous ne pouvons plus nous échapper, le monde s'est rétréci à nous-mêmes. Nous sommes prisonniers à l'intérieur de nos pensées et comme l'avenir se dérobe à nous, nous percevons avec effroi la fragilité de nos existences, quand la mort au-dehors nous courtise et que la planète tout entière dessaoule, dans ce silence d'outre-tombe qui nous chante la fin de nos illusions perdues.

Collectivement nous sentons bien que nous sommes à un point de bascule. Que quelque chose qui est de l'ordre de l'histoire, du changement d'époque, de civilisation peut-être, est en train de se produire. Une ère nouvelle où, à l'aune de ce confinement, nous reconsidèrerons nos priorités, nos échelles de valeur, un autre humanisme qui sera le contraire même du gigantisme qui présidait à nos vies passées.

Comme si nous avions trop abusé des plaisirs de ce monde, de cette Terre et que désormais, sous peine de disparaître tout à fait, il nous fallait rebâtir de nouvelles espérances, un nouvel art de vivre où il nous faudrait rechercher à l'intérieur de nous-mêmes, au plus proche de notre cœur, les vraies valeurs de nos existences terrestres. Non plus la fuite en avant, les voyages au long cours et les expéditions lointaines –toute notre folie consumériste– mais quelque chose de plus doux, de plus tendre, de plus modeste qui nous verrait prendre soin de notre environnement le plus immédiat, nos aînés comme nos voisins, nos jardins autant que nos forêts.

En fait, nous sommes comme l'alcoolique à qui le corps médical vient d'annoncer que sans changement radical de sa part, il ne passera pas l'année. Il lui faut dire adieu aux mirages de l'alcool, aux vapeurs de l'ivresse, à tous ces efforts entrepris pour échapper aux morsures de la vie. Le voilà sans béquille, prêt à trébucher au premier obstacle rencontré. Pour lui, les lendemains sont incertains et les chausse-trappes nombreuses, mais si jamais il sort vainqueur de cette bataille de géants, alors le monde lui appartiendra.

Le monde comme au premier jour.

Voilà où nous en sommes.

À nous de (bien) jouer.

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