Monde

En parlant de «virus chinois», Trump tente de faire oublier sa gestion catastrophique de l'épidémie

Temps de lecture : 11 min

En suscitant la polémique, le président américain se place en position de critiquer les personnes qui préfèrent parler de terminologie plutôt que de faire la guerre au coronavirus.

Le président américain Donald Trump lors de sa réunion d'information quotidienne sur le nouveau coronavirus, Covid-19 à la Maison-Blanche  (Washington, DC) le 25 mars 2020. | Mandel Ngan / AFP
Le président américain Donald Trump lors de sa réunion d'information quotidienne sur le nouveau coronavirus, Covid-19 à la Maison-Blanche  (Washington, DC) le 25 mars 2020. | Mandel Ngan / AFP

La photographie haute résolution du texte lu par Donald Trump lors de sa conférence de mardi 17 mars nous apprend deux choses: la première, c'est que son discours a été écrit dans une énorme police de caractère, et protégée par un film plastique. La seconde, c'est que la page visible de ce discours ne portait aucune annotation ou correction, exceptée celle-ci: à un endroit, le mot «Corona» de «Corona Virus» (en deux mots) a été barré au marqueur et remplacé par un mot d'une écriture bien connue, en majuscule: «CHINESE.»

Il est clair que Trump a remplacé le mot couramment utilisé pour qualifier le Covid-19 par un vocable visant à reprocher la pandémie à un pays tiers, tout en attisant l'hostilité envers les «Chinois» en particulier et, parce que les haines ethniques ne sont généralement pas particulièrement subtiles, les Asiatiques en général.

Le président américain emploie cette dénomination de manière absolument délibérée.

Signe de détresse

Au début, lorsque Trump évoquait la pandémie, il parlait de «coronavirus». Qu'est-ce qui a fait que ça a changé? La réponse est évidente: les gens à qui la boîte à outil langagière limitée mais efficace du président américain est familière auront reconnu que ce virage raciste est un signe de détresse trumpienne. Cela signifie que Trump –qui ne peut plus tenir de meeting entouré des gens qui l'adorent– ne se sent pas seulement ébranlé, mais pris au piège. Il pensait que le coronavirus serait, comme le reste, une forme de récit qu'il pourrait contrôler. Il n'a pas pu. Donc, peut-être à un moment autour du 16 mars, lorsqu'il a utilisé pour la première fois l'expression «virus chinois» sur Twitter, il est apparu clairement que le président était prêt à embrasser une construction mentale malsaine que Mike Pompeo, le secrétaire d'État américain, et d'autres, avaient déjà essayé de vulgariser.

Cette stratégie xénophobe est en train d'émerger parce que Trump, qui a géré l'épidémie en faisant preuve d'une absolue incurie, est désormais engagé dans une volte-face acrobatique visant à officialiser une version de la réalité où il prend la crise au sérieux et où il l'a toujours fait. Il est parfaitement possible de remonter la trace de cette initiative lexicale. Au cours des nombreuses semaines où le président américain a minimisé l'épidémie et dit aux Américain·es de ne pas s'en faire, il a mentionné le virus en utilisant un vocabulaire tout à fait conventionnel. Le 22 février encore, ne tweetait-il pas: «Le Coronavirus est très bien maîtrisé aux États-Unis», ajoutant: «La bourse commence à me sembler vraiment en très bonne forme!»

Un peu plus tôt, le 22 janvier, il insistait auprès d'un journaliste de CNBC en disant que le virus était «totalement sous contrôle. C'est une personne qui vient de Chine.» (Le 30 mars, les États-Unis recensent de 100.000 à 200.000 cas confirmés qui s'inscrivent dans ce qui s'annonce comme une augmentation exponentielle).

Beaucoup l'ont pris au mot et n'ont adopté aucune mesure de protection. Le gouvernement a aussi échoué à accélérer la production de masques N95, de respirateurs pour les hôpitaux ou d'équipements de protection. La Corée du Sud a découvert son premier cas le même jour que les États-Unis, mais pendant qu'elle testait 10.000 personnes par jour dans des installations ambulantes, gratuitement, les États-Unis subissaient une pénurie de tests inexpliquée. Le 9 mars encore, Trump comparait l'épidémie de coronavirus à la grippe saisonnière pour donner l'impression que les Américain·es n'avaient pas de souci à se faire. «Donc, l'année dernière 37.000 Américains sont morts de la grippe... en ce moment il y a 546 cas confirmés de Coronavirus, et 22 morts. Pensez-y!»

Le jeudi 19 mars, alors qu'il en était encore à sa première semaine à admettre le sérieux de la menace, Trump a claironné: «Personne, dans ses rêves les plus fous, n'aurait pu penser que nous aurions besoin de dizaines de milliers de ventilateurs» –malgré des semaines d'articles dans tous les sens et de plaidoyers de professionnel·les de santé alertant que le pays était loin d'avoir un nombre de de ventilateurs suffisant pour faire face à la crise. Les Américain·es ont la mémoire notoirement courte, mais même parmi certain·es supporters du président se rappellent sans doute que leur président a scandaleusement minimisé le danger, et que c'était hier. Il était donc temps de sortir le marqueur du tiroir. De brandir un vocabulaire guerrier. De trouver une cible sur laquelle les gens pourraient déverser leur colère. Le temps était venu d'invoquer le virus chinois.

Tout le monde a compris que le virus vient de Chine, mais j'ai décidé de ne plus en faire toute une histoire», finira-t-il par expliquer sur Fox News le mardi 24 mars, tout en assurant ne pas regretter d'avoir utilisé cette expression. Depuis, Mike Pompeo persiste à nommer le coronavirus «virus de Wuhan», allant jusqu'à essayer d'imposer l'expression dans un communiqué du G7 et provoquant une bataille rhétorique entre Washington et Pékin, ndlr]

Une stratégie héritée de Steve Bannon

Cette stratégie (développée par son ancien conseiller, Steve Bannon), qui consiste à attiser le racisme en temps de crise, est aussi banale que laide. Elle donne aux adeptes de Trump non pas une, mais deux passionnantes guerres sur lesquelles s'exciter: une littérale et une culturelle. La première est inepte et psychologiquement transparente: les virus ne sont pas des combattants, mais un président «en temps de guerre» ne souffre pas ou peu de contradicteurs, et ses erreurs flagrantes voire catastrophiques sont facilement excusées par une population effrayée et unie contre un ennemi honni.

Aussi ardus que soient les efforts nécessaires pour susciter une furie chauvine à l'égard d'un virus, nombre de Républicain·es n'hésitent vraiment pas à tout donner. Certains, à l'instar du sénateur Tom Cotton, ont essayé de lier «l'infamie» du coronavirus à celle de la Chine, en laissant faussement entendre que ce pays (qui a subi les plus lourdes pertes) a joué un rôle dans le développement du virus et en annonçant que les États-Unis «demanderaient des comptes à ceux qui ont infligé ça au monde».

Il est parfaitement exact que la Chine a été moins que communicative aux premiers stades de la pandémie. Mais il semble difficile de la regarder de haut quand les États-Unis eux-mêmes ont d'abord sous-testé méchamment leurs citoyen·nes, en partie parce que le président en personne a exprimé une réticence à augmenter le nombre de cas sur le sol américain, en regrettant de laisser, par exemple, des compatriotes malades débarquer en rentrant de croisière.

Trump, dont la seule priorité est sa réélection, a désespérément besoin de rappeler à ses supporters [...] que les gens qui ont pris l'épidémie au sérieux dès le départ restent ses ennemis.

Mais la seconde guerre, la guerre culturelle, est au moins aussi importante. C'est la guerre que Trump sait pouvoir utiliser pour reconquérir n'importe quel partisan acquis à sa cause qui aurait pu commencer à douter après qu'il a martelé pendant des semaines que le virus était «totalement sous contrôle», «comme la grippe» et que l'économie allait «génialement bien».

Les Démocrates –et les scientifiques qui ont donné l'alarme, et les médias haïs par Trump, qui ont dit la vérité sur la probable diffusion du virus malgré ses dénégations mensongères– sont en position de supériorité morale sur tous les axes qui comptent en ce moment. Les Démocrates font de leur mieux pour faire passer la protection des Américain·es avant la politique (voyez le gouverneur de New York, Andrew Cuomo, louant l'administration Trump après qu'elle s'est mise à prendre les choses au sérieux).

Dans le même temps, deux sénateurs républicains –Richard Burr et Kelly Loeffler– semblent avoir délibérément induit leurs administré·es en erreur en les rassurant à tort, affirmant que les médias leur mentait sur la gravité de la situation, pendant qu'ils vendaient des tonnes d'actions sous le manteau et investissaient dans des secteurs susceptibles de profiter d'une pandémie de coronavirus.

Trump, dont la seule priorité est sa réélection, a désespérément besoin de rappeler à ses supporters que les Démocrates, les scientifiques et les journalistes qui ont pris l'épidémie au sérieux dès le départ restent encore et toujours ses ennemis. Ce n'est pas trop compliqué: il lui suffit de rallumer le débat autour du racisme supposé de ses propos. Si Trump parvient à présenter ces gens-là même qui ont pris la pandémie au sérieux comme des gens qui n'ont rien de mieux à faire que de protester pour des questions de vocabulaire, alors peut-être pourra-t-il repêcher toutes les personnes dont le soutien commençait à vaciller.

Du déni à la posture d'homme d'État

Comme toujours, les membres de la législation républicaine soutiennent l'effort de communication de Trump. John Cornyn, sénateur du Texas, a défendu l'usage de l'expression «virus chinois» en disant des choses comme: «C'est de la faute de la Chine à cause de la culture, où les gens mangent des chauve-souris, et des serpents et des chiens et des trucs comme ça», assuré que cette stratégie serait forcément gagnante. Si personne ne s'oppose à ce genre de déclaration épouvantable, le message passe. Et si quelqu'un ose prendre la parole pour la contredire, alors les offensé·es ne feront qu'appuyer la perspective trumpienne selon laquelle les ennemis du peuple placent le politiquement correct avant la vie humaine: Regardez! On est en pleine pandémie et ces personnes parlent de racisme! Le sénateur Marco Rubio a publié un tweet disant qu'il connaissait une famille entière qui venait de perdre son emploi, et que pendant ce temps, «des gens veulent débattre sur le nom que nous devons donner au virus».

Le fait que qualifier le Covid-19 de «virus chinois» ne soit pas seulement théoriquement mais matériellement nuisible pour les Américain·es d'origine asiatique devrait aller sans dire. Et pourtant il faut le dire quand même, même et surtout en ces temps de désespoir où la réaction la plus stratégique pourrait bien être d'ignorer la perche tendue. Les personnes d'origine asiatique sont victimes de plus en plus d'agressions depuis le début de l'épidémieelles se font hurler dessus, frapper, leurs enfants sont agressés et leurs entreprises boycottées. Les gens ont cessé de manger dans les restaurants chinois. À Los Angeles, un faux prospectus prétendant être diffusé par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande aux gens d'éviter les entreprises d'Américain·es d'origine asiatique –pas les entreprises chinoises, celles d'Américain·es d'origine asiatique! Des gens se montrent ouvertement racistes envers des journalistes asiatiques.

«Ce matin un officiel de la Maison-Blanche m'a envoyé à la figure que le coronavirus était du «Kung-Flu». [...]»

«Un gars haineux, alors que j'attendais pour faire un direct, m'a dit des choses racistes à propos des Chinois. a) Je ne suis pas Chinoise, je suis Coréenne-Américaine [...] Cela faisait longtemps que je n'avais pas entendu une telle chose en face, Amérique.»

Ce racisme ciblé s'est banalisé au point que le centre de santé de l'UC Berkeley a notoirement publié cette déplorable liste de «réactions courantes» en janvier dernier, comprenant «xénophobie: peur d'interagir avec des personnes susceptibles de venir d'Asie, et culpabilité de ressentir cette peur».

Pourquoi un président choisirait-il d'amplifier une peur improductive des Asiatiques chez un public déjà perturbé par une épidémie émergente et un spectaculaire dérèglement économique et social? Eh bien parce que le brouillard de la guerre vous permet de vous en tirer malgré votre incompétence et vos retournements de veste. Cette unique et toute petite phrase lui donne l'occasion de mener la guerre sur deux fronts à la fois; la tactique lui permet de passer du déni total de la dangerosité du virus à une posture d'homme d'État qui prend en compte que la menace existe.

Et ça s'applique à tout l'entourage qui est avec lui sur le terrain. Prenez Sean Hannity, le présentateur de Fox News, qui le 9 mars a déploré: «Je vois ça, une fois de plus, comme “Matraquons Trump avec ce nouveau bobard”» et qui, dix jours plus tard, a déclaré: «Ce programme a toujours pris le coronavirus au sérieux. Nous n'avons jamais prétendu que ce virus était un bobard.» Dire aux gens qu'ils n'ont pas entendu ce qu'ils ont entendu, ce n'est pas rien, niveau trucage. Il faut une grosse boîte, une scie, des miroirs et beaucoup, beaucoup de fumée. C'est comme ça que Trump est passé de ses tentatives de rassurer le marché avec ses «Tout va bien!» aux affirmations qu'il avait toujours su qu'une pandémie allait arriver.

Voici la démoralisante vérité: le trolling raciste va marcher –à moins que les Américain·es ne parviennent à s'adapter au stratagème de Trump. Oui, il est risqué de laisser le président américain décider encore une fois de l'ordre du jour en le laissant détourner l'attention du public de sa mauvaise gestion de cette crise au conséquences fatales avec une phrase raciste. Mais il existe une parade qu'il vaut la peine d'envisager, et elle consiste à exposer ce virage raciste pour ce qu'il est.

Nous savons que, pour Trump, le racisme est autant un outil qu'un état d'esprit. Nous devons mettre ses manifestations en contexte, à la fois pour nous et pour les autres. Son racisme s'intensifie proportionnellement à son niveau de stress. À l'époque où un juge se prononçait sur les pratiques frauduleuses de la Trump University, par exemple, il avait attaqué l'origine ethnique de ce juge. Dans la campagne pour les élections de mi-mandat de 2018, il a tweeté de façon hystérique sur les «caravanes de migrants» qui se dirigeaient vers nos frontières, supposément pleines de membres des gangs MS-13 et de gens du «Moyen-Orient.» Le tournant raciste n'active pas sa base dans le vide; il a besoin de l'indignation des progressistes pour produire un cycle qui garde ses supporters bien énervés et convaincus qu'il y a une guerre à mener.

C'est un cercle méchamment vicieux, et il est difficile d'en sortir. Mais nous avons un président qui répond remarquablement bien aux stimuli, aussi veules soient-ils, et pour l'instant rien ne le motive à réagir différemment. Son racisme nourrit la force qu'il dégage. Si nous, et quand je dis nous je veux parler des médias et du public, pouvions intégrer ce pari frénétique que Trump est en train de faire, et si nous pouvions communiquer plus clairement à son sujet –le fait que son racisme calculé n'est pas seulement une stratégie mais un signal qu'il veut désespérément changer sa version de l'histoire– alors peut-être les stimuli pourront-ils fonctionner un peu différemment.

Newsletters

Que faut-il attendre du mandat d'arrêt international contre Vladimir Poutine?

Que faut-il attendre du mandat d'arrêt international contre Vladimir Poutine?

Jamais encore le président d'une puissance nucléaire n'avait fait l'objet d'un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale.

Le soft power de la Chine ne fait plus illusion

Le soft power de la Chine ne fait plus illusion

Presque partout dans le monde, la popularité politique de Pékin est en chute libre, et de plus en plus de pays lui tournent le dos.

«Swastika Night», le livre qui a prédit Hitler

«Swastika Night», le livre qui a prédit Hitler

Publiée en 1937, la dystopie de Katharine Burdekin est tombée dans l'oubli. Autopsie d'un récit viscéral et féministe, à mi-chemin entre «1984» et «La Servante écarlate».

Podcasts Grands Formats Séries
Slate Studio