Je ne tiendrai pas la distance, c'est une évidence. Moi qui depuis toute éternité suis habitué à vivre une existence austère et solitaire, loin de toute agitation humaine, voilà que désormais je dois partager mon espace vital avec celle qui a été assez folle pour lier sa vie à la mienne. Je ne m'en remets pas. À chaque fois que je la croise dans l'appartement, je sursaute de frayeur et manque de renverser ma tasse de café sur le tapis. «Tu n'es pas au travail?» suis-je sur le point de lui demander avant de réaliser que désormais son travail, c'est de venir piétiner mes plates-bandes.
Matin, midi et soir, elle est là. Impossible de lui échapper. Elle ne retournera pas travailler avant un mois, un mois et demi. Peut-être plus. Quand elle me l'a annoncé l'autre soir, j'ai senti mon cœur défaillir et j'ai dû ouvrir grand la fenêtre pour ne pas céder à un mouvement de panique qui m'aurait vu prendre mes valises et filer au loin sans me retourner. J'étais sous le choc.
Je le suis encore.
Même quand je m'enferme dans mon bureau, je sens encore sa présence. De son pas régulier, je l'entends aller et venir, ouvrir les placards de la cuisine, se pencher à la fenêtre du salon, s'allonger sur le canapé, sur mon canapé devrais-je dire, se rendre à la salle de bains, parler au téléphone avec sa mère, chantonner «L'Été indien» de Joe Dassin et, incapable de me concentrer, je reste là à me demander quand tout ce cauchemar prendra fin. Peut-être jamais. Je nous vois rester confinés jusqu'à la fin de nos jours, enchaînés l'un à l'autre, sans aucun moyen de nous soustraire à cette étreinte.
Désormais nous prenons nos petits déjeuners ensemble. Nos repas de midi aussi. Nos dîners également. Je deviens comme fou. Le changement a été si brutal. Il y a une semaine encore, elle partait de la maison à sept heures pour revenir à cinq. La maison était alors mon royaume. J'avais mes habitudes, mes petits rituels, la routine de la vie d'un écrivain à la con. Je savais à la minute près comment employer mon temps. J'aimais flâner de pièces en pièces, laisser mes pensées dériver, sentir peu à peu l'inspiration venir. Depuis samedi dernier, je n'ai pas écrit une ligne, pas une seule.
Je suis devenu un étranger dans ma propre maison.
Autrefois, quand elle était en vacances, ce qui lui arrivait assez souvent, je prenais sur moi. Je savais que bientôt, la semaine suivante, à la fin des vacances d'été, la nouvelle année une fois fêtée, ses congés s'achèveraient; je pourrais alors renouer avec la tranquillité de ma vie d'avant. Mais là, avec ces mesures de confinement dont nul ne connaît la durée –un mois, un an, l'éternité– je n'ai plus rien à quoi me raccrocher. Et puis surtout, elle sortait! Parfois, je ne la voyais pas de l'après-midi. Elle passait ses soirées avec des amies. Elle rendait visite à sa mère. Elle voyageait. Elle se promenait. Elle me laissait tranquille.
Tout cela est fini, bien fini.
Nous ne nous sommes pas encore vraiment disputés. De mon agacement, je ne laisse rien paraître. Même quand elle s'est mise en tête de changer la disposition du salon, je n'ai rien dit. J'ai pris sur moi. Mais jusqu'à quand? Déjà elle a parlé de repeindre tout l'appartement, de commander une nouvelle bibliothèque, de repenser l'aménagement de notre chambre à coucher. L'autre fois, je l'ai surprise dans mon bureau, toute songeuse, avec un mètre à mesurer dans sa main. Dieu seul sait ce qu'elle a en tête. Peut-être la prochaine fois que je sortirai de ma douche, je découvrirai qu'elle a transformé mon bureau en lupanar. Ou en salle de yoga.
Jour après jour, ma patience s'émousse. Comme elle ne veut rien lire qui concerne l'épidémie –trop anxiogène, prétend-elle–, à la place, elle me bombarde de questions. Combien de nouveaux cas? De nouveaux décès? De nouvelles hospitalisations? Pourtant, la situation nouvelle ne semble en rien l'affecter. C'est comme si elle redécouvrait la vie en appartement.
À LIRE AUSSI Confinement, jour 2
À tout bout de champ, elle vient me demander si je veux voir un film avec elle, manger un morceau avec elle, repeindre la table de la cuisine avec elle, préparer un gâteau avec elle, déplacer le téléviseur avec elle, jouer au scrabble avec elle. Je dois alors lui rappeler que je ne suis pas en vacances. Que du travail m'attend. Elle s'excuse et revient cinq minutes plus tard pour savoir où j'ai rangé l'appareil à fondue que sa mère nous a offert, le jour de notre installation.
Comme un prisonnier condamné à une longue peine, j'ai commencé à dessiner des croix sur le revers de mon calepin. Je l'enverrais bien chez sa mère pour une durée indéterminée mais c'est interdit, paraît-il. Que faire? Je pourrais prétendre que je suis fiévreux, me mettre à tousser, dire que j'ai dû attraper le coronavirus et m'isoler le temps nécéssaire afin de ne pas la contaminer. Je gagnerais deux semaines de tranquillité. Et encore. Telle que je la connais, elle serait capable de s'inquiéter pour moi et exigerait de me voir prendre ma température toutes les cinq minutes.
Non, il faudrait que ce soit elle qui l'attrape. Tout comme les autorités chinoises à Wuhan, je souderais la porte de la chambre à coucher afin de l'empêcher de s'enfuir. Claquemurée le temps nécessaire. Deux mois s'il le faut. Une année. Le temps de trouver un vaccin.
Le temps de commencer et peut-être de finir un roman!
Pour suivre l'actualité de ce blog, c'est par ici: Facebook-Un Juif en cavale