Culture

Keep calm et lisez des fictions d'apocalypse

Temps de lecture : 5 min

Alors que nous sommes en confinement physique mais aussi psychologique, il est essentiel de résister à l'angoisse qui nous étreint. Les récits d'anticipation apocalyptique peuvent nous aider.

Dans Contagion, Jude Law incarne un lanceur d'alerte complotiste. | Capture d'écran via YouTube
Dans Contagion, Jude Law incarne un lanceur d'alerte complotiste. | Capture d'écran via YouTube

Depuis le début de la pandémie qui frappe notre planète, un film de 2011 s'est glissé dans le classement des œuvres les plus téléchargées (illégalement) établi par le site spécialisé TorrentFreak. Au milieu des blockbusters récents, Contagion de Steven Soderbergh, qui évoque le destin de plusieurs personnages frappés par un virus mortel, se fait une place de choix.

Est-ce que les confiné·es que nous sommes devenu·es jouent à se faire peur sur leur canapé? Pas seulement. Et peut-être même au contraire, puisque comme nous le confie Jean-Paul Engélibert, auteur d'un ouvrage sur les fictions d'apocalypse, ces dernières permettent de «mettre à distance pour ne pas céder à la panique» et de «nous donner des modèles d'action en nous permettant de penser collectivement ce qui nous arrive».

«Lire ou regarder ce type d'œuvres nous décale de l'évidence du quotidien en décadrant notre perception, complète-t-il. Et c'est ce besoin de sortir de l'urgence du quotidien qui à mon sens fait que les gens se mettent à acheter La Peste de Camus».

Impression de déjà-vu

Dans Fabuler la fin du monde - La puissance critique des fictions d'apocalypse, le professeur de littérature comparée s'attache à démontrer que, des blockbusters hollywoodiens aux romans d'anticipation, les œuvres qui imaginent la fin de notre monde ne sont pas forcément nihilistes.

Le confinement serait donc l'occasion idéale pour laisser libre cours à nos penchants pour les films catastrophe, tout en ayant l'impression d'évoluer dans l'une de ces introductions qui font leur marque de fabrique.

«Tout ce qu'on vit aujourd'hui, on a l'impression de l'avoir déjà vu, déjà lu. Se plonger dans une fiction permet de dégonfler certaines peurs irrationnelles», abonde Jean-Paul Engélibert.

Cela tombe bien: les fictions d'apocalypse existent, sous leur forme moderne, depuis la révolution industrielle. Le corpus est aujourd'hui immense, ne serait-ce qu'en matière de fictions d'épidémie: «Le Journal de l'année de la peste de Daniel Defoe a été publié en 1721, mais les premières fictions d'épidémie remontent au Moyen Âge, si l'on pense par exemple au Décaméron de Boccace, qui date du XIVe siècle.»

Ces œuvres «peuvent indirectement nous renseigner, notamment si l'on se penche sur les dilemmes qui se posent aux personnages ou les difficultés qu'ils ont à affronter», assure le spécialiste.

Dans Le Dernier Homme, publié en 2003, la romancière Margaret Atwood met ainsi son personnage principal à l'épreuve d'un virus fabriqué par un biologiste dans le but de décimer l'humanité.

Pour en rester à l'exemple de Contagion, la figure du lanceur d'alerte complotiste incarné par Jude Law, qui utilise les réseaux sociaux pour promouvoir un soi-disant remède à base d'huiles essentielles, résonne avec les salves de fake news partagées sur nos groupes WhatsApp familiaux.

Survivalisme dépassé

Jean-Paul Engélibert préfère pour sa part tirer les leçons d'une lecture attentive de L'Aveuglement. Dans ce roman de 1995 signé José Saramago, une épidémie de cécité frappe tout le monde, sans distinction, quelles que soient les stratégies adoptées par les protagonistes pour l'éviter.

«Les fictions d'apocalypse nous apprennent qu'il ne sert à rien de céder à la panique et de réveiller les tentations du chacun pour soi. Parce qu'on peut tous avoir des réflexes survivalistes, et que c'est cela qu'il faut désamorcer. Lire ou regarder ces fictions peut nous encourager à ne pas vivre nos précautions sur un mode égoïste et sécuritaire, développe l'essayiste, mais à nous montrer plus solidaires et partageurs.»

«Les risques, ce sont les autres, et on ne peut pas vivre sans eux. La réclusion absolue n'existe pas.»
Jean-Paul Engélibert, professeur de littérature comparée

C'est une leçon essentielle de l'immense majorité des fictions d'apocalypse: la stratégie survivaliste, qui consiste à se confiner dans son bunker, armé jusqu'aux dents et entouré de boîtes de conserve et de rouleaux de papier toilette, est rarement celle qui mène à une issue heureuse.

«Il n'y a pas de territoire protégé, pas de manière absolument sûre de se prémunir des risques. Les risques, ce sont les autres, et on ne peut pas vivre sans eux. La réclusion absolue n'existe pas», tranche Jean-Paul Engélibert.

Là encore, l'expérience sociale imposée que nous partageons aujourd'hui illustre à merveille le propos: combien d'entre nous se sont mis à appeler quotidiennement leurs proches en vidéo, à proposer de rendre service à leurs voisins, à chanter ou applaudir ensemble aux fenêtres?

Non contentes de faire écho à notre présent, les œuvres d'anticipation apocalyptiques nous donnent matière à réflexion pour penser les conditions qui ont mené à la catastrophe, mais aussi et surtout la suite à y donner. À ce sujet, «ce que disent les fictions apocalyptiques, c'est que la solidarité est plus productive que le repli individualiste», analyse l'auteur.

Il s'agirait donc de se pencher sur la vision des collapsologues qui, à l'instar d'un Pablo Servigne, prédisent l'effondrement à venir de nos sociétés thermo-industrielles tout en prônant une résilience collective pour bâtir le monde d'après la catastrophe.

Si la science-fiction de l'après-guerre envisageait les conséquences d'une apocalypse nucléaire, comme dans Malevil ou La Planète des singes, la cli-fi (abréviation de climate fiction) imagine de son côté les suites potentielles au désastre écologique imminent, comme dans la trilogie climatique de Kim Stanley Robinson.

Temps de la fin

Quelle qu'en soit l'origine, la fin du monde est toujours la fin d'un monde, et donc le début d'un autre. «L'épidémie que l'on subit aujourd'hui est une épidémie de la mondialisation, avance Jean-Paul Engélibert. Elle constitue un immense coup d'accélérateur, en cela qu'elle démontre à quel point ce monde peut s'écrouler, et à quel point il peut s'écrouler rapidement. Ce qu'on doit penser collectivement dès à présent, c'est dans quel sens on va le transformer.»

À défaut de fin des temps, ce début de XXIe siècle serait plutôt à ranger dans la catégorie des «temps de la fin»: «Penser la catastrophe dès maintenant nous oblige à agir pour prévenir celle de demain. Si l'on pense que l'apocalypse surviendra de toute façon, c'est paralysant, décourageant. Alors que penser que la catastrophe est déjà présente nous permet de nous donner les moyens pour prévenir ce qu'elle peut devenir demain. Et on a, grâce aux fictions d'apocalypse, une alternative!»

La production science-fictionnelle la plus récente semble s'accorder sur une nécessaire sortie de la mondialisation néo-libérale par le biais d'une forme d'écologie radicale. Cet imaginaire fait écho aux thèses développées tant par les collapsologues que par certains mouvements écologistes.

Une hypothèse qui pourrait bien prendre de l'ampleur, quand on sait que de nombreuses équipes de recherche pensent aujourd'hui que c'est la destruction de la biodiversité qui crée les conditions d'apparition de nouveaux virus et maladies comme le Covid-19.

Ce n'est pas nouveau: en 2011, Steven Soderbergh l'avait déjà compris.

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